vendredi 3 mars 2023

MARCHER À L'OMBRE DES FANTÔMES - 9 -

 


MARCHER

À L’OMBRE

DES FANTÔMES

 

troisième marche

 

N  A  R  R  A  T  E  U  R

     j’en suis rendu m’amène non pas à une synthèse de l’ensemble des documents en ma possession, mais plutôt à me dire qu’ayant achevé une importante partie du travail à effectuer, celle d’étaler sous vos yeux les principaux événements vécus par Fanny durant sa carrière à l’ONU qui s’est étendue sur quarante ans et quelques bribes de sa vie personnelle, j’entre maintenant au XXIe siècle.

Les trois premières marches devaient planter les personnages principaux tout en glissant quelques mots sur mon rôle ainsi que ma vie au Vietnam. Qu’est-ce qui m’y a amené ? Pourquoi y suis-je encore ? Quels liens puis-je établir entre le blogue que j’alimente périodiquement et les autres textes en parallèle encore à l’état d’ébauche.

D’abord le blogue entrepris au lendemain de ma prise de retraite - un lien s’établit ici entre ma retraite et celle de Fanny qui, une fois la lettre du Dalaï-lama ouverte, se verra lancée dans une aventure peu commune et dont, encore à ce point je ne peux entièrement préciser - se voulait un retour à une de mes grandes passions, l’écriture.

D’aussi loin que je me rappelle, j’écris. La première image qui apparaît à ma mémoire lorsque je dis cela, c’est... un endroit. Ma famille a vécu pour une longue période de temps dans des appartements que louait mon père. Cet homme, sous des allures plutôt humbles, était un homme très orgueilleux. Il a toujours refusé que mon grand-père maternel lui avance les sommes nécessaires à l’achat d’une maison, ce qu’il faisait pour tous ses enfants qui le lui demandaient. Homme d’affaires ayant réussi dans le domaine de la vente de produits alimentaires - beurre et fromage principalement - fut mis au courant qu’un succédané au beurre existait en Europe, la margarine. Pots de vin et trafic d’influence lui ouvriront la porte sur la recette. Il s’y est lancé avec, pour résultat, qu’il devint très riche. Je saute les problèmes que cela amena dans la famille pour ne signaler que le fait que mon père, fils d’agriculteur ayant quitté en bas âge sa campagne natale entra dans un pensionnat dirigé par une congrégation de frères enseignants.

Je crois qu’au fond de lui-même il refusa de céder à l’idée que ma mère souhaitait s'installer définitivement tout près de sa famille parce qu’il était dans son âme, un nomade. Sa profession d’enseignant n’était qu’une étape dans son cheminement professionnel. La politique le captivait passionnément et il devait sans doute envisager une carrière dans ce domaine, non pas au premier plan, mais comme consultant. C’est finalement une importante société nationaliste, lui proposant un poste de secrétaire-exécutif, qui lui permit de quitter le monde de l’enseignement pour celui du militantisme actif qu’on pourrait associer aujourd’hui au lobbyisme

Lorsque nous avons quitté la ville établie en périphérie de la famille de ma mère pour une autre située entre les deux plus importantes cités du Québec, l’idée de l’achat d’une maison revint sur le tapis. Encore là, l’orgueil de mon père et sa volonté de ne dépendre de qui que ce soit l’emportant, il fit appel à des banquiers qu’ils connaissaient pour l’achat d’une maison que mes frères et moi avions découverte ; cette manoeuvre nous permettrait de devenir des propriétaires, abandonnant le statut de locataire.

Je me suis souvent demandé si sa volonté de bouger d’un emploi, d’une carrière à une autre ne m’avait pas influencé dans mon cheminement personnel.

Je reviens à cet... endroit dont je parlais quelques lignes plus haut et que nous désignions le “ bureau “. Dans les faits, il y en aura eu deux. C’est dans le premier que j’ai commencé à écrire, j’avais 11 ans. Ayant remarqué le cadre accroché sur un des murs de la pièce, renfermant le diplôme d’enseignant de mon père signé par le surintendant de l’instruction publique de l’époque, j’allais l’utiliser un pseudonyme : Herman Delage. Le plus cocasse réside dans le fait que déjà ce prénom se retrouve sur mon baptistère.

Ce bureau que notre père utilisait pour décortiquer les articles de journaux, composer les discours des dirigeants de sa société nationale, vit naître mes poèmes originels. Y songeant aujourd’hui, je suis loin d’en être fiers, mais ils furent mes premiers pas dans l’écriture que je n’allais cesser par la suite de pratiquer.  

Le deuxième, une annexe à la maison que l’on venait d’acheter, devint rapidement une bibliothèque. Je m’y suis également beaucoup attardé, ce qui fut aussi le cas pour mes deux frères. Sans qu’un emploi des lieux ne se soit programmé, je me souviens que nous nous le partagions équitablement.

Certains de mes textes furent publiés à cette époque dans un journal local ; des articles portant sur la critique de nouvelles parutions littéraires, puis dans le domaine du sport. Rapidement je devins un imitateur de notre paternel qui à lui seul rédigeait tout le contenu d’un journal devant servir de relais entre les membres de sa société nationaliste. Mon frère le plus jeune l’a accompagné à l’imprimerie, plus souvent que moi, servant de correcteur pour son unique rédacteur.

Déjà je me plaisais à affronter la page blanche qui représente encore maintenant un formidable défi. Mais je saute tout de suite plusieurs années pour arriver à la naissance de mon blogue advenu à la suite d’un voyage en Gaspésie, un coin du Québec particulièrement pittoresque ; l’idée d’écrire des contes se fit oppressante.

À titre d’enseignant, avec trois groupes d’élèves présentant des difficultés d’apprentissage - pour un d’entre eux des troubles de l’apprentissage car ils ne savaient, à 14 ou 15 ans, ni lire ni écrire, - j’utilisai l’écriture comme moyen d’approche. Quoi de mieux que d’écrire pour mieux s’approprier cet outil et être en mesure de se lire !

À la retraite, j’ai repris les deux romans écrits avec eux, les ai corrigés et publiés sur mon blogue auprès des contes que ma semaine gaspésienne m’avait inspirés. Tous gravitaient autour d’un grand-père qui, sans se raconter de manière chronologique, relevait certains pans de sa vie. C’est vraiment à partir de cette expérience que ma passion pour l’écriture prit un nouvel élan.

J’y ajoutais aussi des commentaires sur l’actualité autant politique que sociale, des résumés de livres que je lisais et que mon nouveau temps libre me permettait enfin d’y plonger.

Plusieurs associent l’écriture à la lecture, allant jusqu’à énoncer le principe qu’il faille d’abord traverser l’étape de l’écrit avant de foncer dans la deuxième qui en découle. Ils n’ont point complètement tort.

Alors que, plus jeune, tout ce que je lisais et écrivais, c’était principalement de la poésie, j’élargis mon champ de vision en approchant la nouvelle et le roman. Les deux opus qui résultèrent de ma démarche pédagogique sont allés vers le roman d’aventures consacré à la jeunesse.

Le premier recueil de poèmes qui tombe entre mes mains, j’ai 12 ans : L’ÂGE DE LA PAROLE, de Rolland Giguère. Ce poète qui a choisi un titre merveilleux m’a beaucoup ému ; sans émotion, pas de poésie. Il m’a été offert par mon père qui connaissait déjà le poète et sans doute ne pouvait-il pas s’imaginer que cette découverte orienterait mes lectures suivantes.

Je ne connaissais absolument rien des courants littéraires, encore moins capable de les distinguer. Ceci m’obligea à me renseigner, d’abord sur le surréalisme de Giguère que lui maîtrisait d’une main de maître.

Puis il y eut Saint-Denys-Garneau qui me fit pénétrer dans le monde de l’analyse alors qu’en compagnie de Nelligan j’apprenais l’importance de la métaphore et du symbolisme. Sans me tromper, je crois qu’encore maintenant ces deux mouvements ont la plus grande influence sur les mots que j’aligne autant en poésie qu’en prose. Toutefois, une question que je pourrais qualifier d’existentielle se posait à mon esprit : quel lien établir entre le poète et le poème ? L’un et l’autre doivent-ils s’entre-connecter ? L’un mène-t-il à l’autre ?  

Je vivais toutefois une grande déception ; l’école ne m’alimentait pas dans cette quête qui m’apparaissait être la source de la muse des poètes. Oui, à de très rares exceptions, un enseignant nous soumettait un poème, mais son choix ne me rejoignait pas. Il n’était pas question d’aborder Baudelaire, Rimbaud ou Verlaine, on s’en tenait à des oeuvres moins... maudites.

Lors d’une présentation orale, c’était, si j’ai souvenance, à la fin de mon cours secondaire, lors des examens de fin d’année. Nous devions commenter un texte de notre choix et l’enseignant de français nous avait laissés libre cours quant à ce que nous allions exposer. Je me souviens que c’est un poème de Charles Vildrac vers lequel je me suis tourné : SI L’ON GARDAIT. Je vous livre les premiers vers de ce poème qui m’a beaucoup charmé.

Si l’on gardait, depuis des temps, des temps,

Si l’on gardait, souples et odorants,
Tous les cheveux des femmes qui sont mortes,
Tous les cheveux blonds, tous les cheveux blancs,
Crinières de nuit, toisons de safran,
Et les cheveux couleur de feuilles mortes,
Si on les gardait depuis bien longtemps,
Noués bout à bout pour tisser les voiles
Qui vont à la mer...

Je l’appris par coeur et le récitai avant de le commenter. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque quelques jours après l’évaluation, le professeur en question me remit le recueil de poèmes qui l’abritait : LIVRE D’AMOUR.

Je réalisai à ce moment-là, revenant à la maison et m’isolant dans le bureau, que la poésie emplirait ma vie à demeure.

 

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    Le blogue, maintenant que je vis au Vietnam, se fait de plus en plus éclectique. Je ne le regrette pas car c’est par son intermédiaire que Fanny arrivera dans ma vie. (  Je reviendrai sur l’importance, voire l’influence que les femmes ont eu dans ma vie. ) Lors de nos rarissimes rencontres, à ma grande surprise d’ailleurs, elle a su me conforter sur la qualité de certains billets, principalement ceux portant sur la vie vietnamienne. Elle a d’ailleurs exigé que je lui explique... plus loin que ce contient le blogue, mon choix de vivre à Saïgon. Je lui ai répondu ceci :

“  Lorsque j’ai débarqué dans cette ville, il ne m’aura fallu que quelques secondes pour reconnaître, d’abord, que j’y avais certainement vécu dans une vie antérieure et que j’y finirais mes jours. Maintenant que j’y suis installé à demeure, la question comporte une extension : en aurait-il été de même si j’étais atterri dans une autre ville qu’elle soit asiatique ou européenne ou américaine ? J’ai le souvenir vivace d’une marche sur la grève cubaine de Varadero alors que mon épouse dont je suis divorcé maintenant, était enceinte de notre première fille, m’être clairement dit ceci : ma retraite se passera dans un pays  le soleil est présent de façon permanente. Je ne connaissais le Vietnam qu’à partir des manifestations dénonçant la guerre qui y sévissait et n'avais jamais envisagé d’y venir un jour. Le destin auquel Fanny ne croit absolument pas, l’aura permis. La première année en fut une d’exploration. Pouvais-je - du moins je me le demandais sérieusement - envisager m’établir ici ? La réponse m’est venue dès la seconde année et depuis j’y demeure.

Fanny n’est pas une femme intrusive, au contraire. Avec les individus qu’elle ne connaît que superficiellement, elle n’entrouvre pas la porte sur les détails d’ordre personnel. Ma réponse lui suffit, mais pas à moi. Je me doutais bien que ce choix allait apporter son lot de séparations. La première, et la plus importante, touche ma famille. Que je passe mes hivers loin de la neige et du froid ne posait pas problème pour mes filles et mes petits-enfants, puisque ils savaient que j’allais revenir et leur raconterais mes voyages en Asie du Sud-Est qui leur était inatteignable. Lorsque je leur annonce que je m’y installe, le choc est grand et persiste encore.

Je ne retourne dans mon Québec natal qu’une fois par année - en été il va sans dire - et sans l’éloignement que cet état de fait a créé. Au début, c’est une sorte de déchirement qui m’habitait, maintenant que la distance a fait sa place, je m’en tiens à ce constat : chacun a sa vie à mener et qu’il faut absolument y plonger au risque d’éclabousser autour de soi. Est-ce de l’égoïsme ? Je ne le sais pas, la seule chose que je sais, c’est que l’on doit vivre chacun sa propre vie.

Est-ce que je ressens parfois le traître sentiment de l’ennui ? Oui, cela m’arrive, mais rapidement je passe outre à cette idée vide d’énergie ; j’ancre ma volonté sur ce que j’ai à vivre, ici et ailleurs.

La vie n’est pas éternelle, qu’immortelle. Le temps est circulaire, la vie est linéaire. Chacun de nous avons à passer à travers elle pour arriver au bout de nos expériences et ne pas tenir compte de l’abstraction pouvant se déposer chez les autres du fait qu’ils ne saisissent pas tout à fait les motivations qui nous guident. C’est peut-être la même chose pour la mort dans son éternité. Lorsque j’aurai vécu, lorsque je serai mort, la vie et la mort continueront à exister. On a comme devoir de s’approprier les deux, d’en faire un événement intimement personnel.

Je vis et je vivrai au Vietnam, le débat est clos. Je réalise que la façon de s’y prendre est différente ici : j’apprends beaucoup de cette constatation. D’abord, me dégager de ce carcan abominable qu’est le jugement : est-ce mieux ? est-ce pire ? Il y a dans le jugement un premier pas à faire, celui de la comparaison. Fanny m’en parla la première. J’ai souvenir de ses paroles.

Je suis née en Pologne, j’ai vécu par la suite en France avant d’arriver aux USA. Si je compare les us et coutumes de chacun de ces pays, il y a un monde, un mur qui s’est installé autour de moi. Il m’est impossible de dire exactement à quel endroit j’ai préféré vivre puisque les expériences qui m’ont été donné de traverser sont aux antipodes. S’ajoute à cela le fait qu’une fois installée en Amérique, c’est l’Asie qui s’est présentée à moi. Je me considère chanceuse d’avoir pu comparer, jamais juger, différents modes de vie et surtout comment s’adapter à chacun d’eux. Mon amant chinois ainsi que la nounou vietnamienne vivaient à l’américaine, tout comme moi d’ailleurs, mais jamais ils n’ont renié leurs origines. Est-ce que, comme eux, j’aurai à finir mes jours dans mon pays d’origine ? Je ne le crois pas, ne le souhaite pas. Je suis européenne de naissance, résidente américaine pour une longue partie de ma vie, puis mandatée par un illustre asiatique à venir sur une terre située à l’autre bout du monde. Sans me tromper je peux dire qu’en aucun moment j’ai traversé la ligne entre comparaison et jugement.

 

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    Je vis donc dans le District 7, certainement le plus populaire de tous ceux qui composent la ville de Saïgon. Y vivent des populations à la fois disparates, mais réunies sous un même parapluie, celui de la solidarité. Je la ressens tous les jours. Elle se manifeste à moi par une foule de petits détails parfois insignifiants pour eux, mais combien verveux pour moi. On m’invite à goûter leur cuisine, à apprécier leur résilience et surtout constater à quel point la vie est importante. Au Vietnam, c’est la vie qui prime, on a été trop souvent témoin de la mort dont on ne parle quasiment jamais : cela fait partie de la vie, un point c’est tout.

Il est essentiel - je sais ce mot quelque peu tabou depuis que Fanny l’a éliminé de son vocabulaire - de vivre au jour le jour, hier étant ailleurs et demain, un illustre inconnu. J’aurai mis du temps avant d’arriver à ce niveau de pensée, mais doucement je crois m’en approcher. Il n’existe aucune police d’assurance qui puisse garantir quoi que ce soit. Elle ne fait que réparer les pots cassés. Sans doute la raison pour laquelle les compagnies d’assurance ne font pas leurs frais en terre vietnamienne.

Lorsque je réussis à me faire comprendre et reçois comme réponse leur traditionnel “ oui “ qui signifie qu’on vous écoute et non pas qu’on est en accord avec vous, je constate que de moins en moins je juge ce qui est ici.

Un Vietnamien se couche le soir, heureux de la journée qui s’achève et ne songe qu’au sommeil, non pas à ce que sera demain. On ne vit pas comme en terre occidentale, sur le terrain du contrôle. Lorsque le père de Phước utilise la violence ou l’agressivité à l’endroit de sa famille, ce n’est pas pour asseoir son contrôle, mais plutôt pour un peu décharger sur autrui son incompréhension face à des actions, des gestes que les autres expriment.

Il y a une profonde différence, ici, entre contrôle et manifestation de son autorité qui nous incombe.

( Ceci me mènera bientôt à parler “ d’universalisme “... un concept plutôt embarrassant. )

Lorsque leur fils part pour le Nord du Vietnam, la famille ne vit pas un sentiment de perte, davantage une déprédation faite à l’institution pivot de la société. Leur fils devient un rebelle, mais s’il allait revenir, ce qui fut le cas, on allait le recevoir comme une victoire de l’ordre établi sur la sédition.

Si je revenais dans mon pays d’origine, comment me recevrait-on ?

 

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