m1) en
route vers SaPa
Pendant
longtemps, pour se rendre à SaPa dans la province la Lao Cai, au nord de Hanoï,
il fallait prendre le train de nuit; plus question de train pour Daniel Bloch. Une autoroute très moderne permet maintenant d’y
arriver en quelques heures. Il voyagerait en voiture, celle que l’agence de
voyages mit à sa disposition et qui roulait depuis deux heures déjà. Le
chauffeur, et guide à la fois, proposa un arrêt.
– Excellente
idée. On prend un café?
Le long de la
route, ici comme partout au Vietnam, de nombreuses haltes permettent de se
reposer et apprécier la nourriture locale ou encore l’artisanat régional. À
cette étape, l’étranger au sac de cuir en profita pour s’informer sur celui qui
l’accompagnerait durant cette semaine d’escapade.
– Je suis du Nord.
Certains disent le nord du Nord car Ha Giang est à quelques petits kilomètres
de la Chine. Je vous y mènerai lorsqu’on passera dans ma province.
– Aï, ne me semble pas vietnamien comme
nom.
– Vous avez
raison. Je suis originaire de la minorité Thay et, pour nous identifier, on
emprunte autant à la langue thaïlandaise qu’au vietnamien.
Ce
chauffeur-guide respirait la bonne humeur, la santé et la joie de vivre.
Rapidement, Daniel Bloch s’aperçut
que le bout de chemin qu’ils feraient ensemble serait exactement à l’image de ce
qu’il souhaitait, c’est-à-dire convivial et truffé de curiosités. Déjà, s’excusant
toujours de le déranger, Aï l’informait
compendieusement sur l’essentiel des attraits géographiques et historiques des
lieux. Cela lui plaisait. À ses questions suivaient des réponses brèves mais
précises.
– Est-ce que
tu vis à Hanoï?
– Pour la
période scolaire seulement.
– Tu étudies à
l’Université de Hanoï?
– En relations
internationales, plus précisément dans le secteur de la diplomatie.
Ce jeune homme
du nord du Nord gagnait sa vie comme guide touristique en plus de donner des
cours d’anglais dans une école privée très renommée de la capitale
vietnamienne. Ses cours de maîtrise en relations internationales achevés, il
pouvait consacrer plus de temps à l’agence ce qui lui permettait de vivre et
aider sa famille. Il allait se marier quelque part l’automne prochain avec une
jeune fille de son village, enseignante à l’école primaire. Il devenait évident
que les deux personnages s’entendraient, chacun respectant l’intimité de
l’autre. L’étranger au sac de cuir avait précisé à l’agence que deux chambres
individuelles devaient être réservées pour tout le temps qu’allait durer le périple.
On lui avait proposé, afin d’économiser sur le prix net, de partager une
chambre, ce qu’il refusa.
– Prochain
arrêt, Lao Cai puis on monte vers SaPa.
m2) en
route vers SaPa
Le départ de Daniel Bloch n’allait pas freiner le
rythme infernal imposé par Dep à
toute son équipe. Alors que celui-ci gravissait la route le menant vers un homestay fort sympathique, niché dans
les rizières en escaliers, à quelques kilomètres de SaPa, un messager se
présenta au café Con rồng đỏ.
– Mademoiselle Dep,
le Président du comité souhaite vous rencontrer.
La
conversation dura moins d’une heure mais leur permit de clarifier quelques
points demeurés en suspens. Il s’informa sur la pertinence du choix de la
troupe des NAINS, rappelant le manque d’autres options. Dep s’en montra fort satisfaite puisqu’en deux jours on avait
abattu un boulot inestimable et que la population savourerait sans aucun doute
la pièce de théâtre. Elle précisa, afin de ne pas créer de commotion chez les
élus, que le genre auquel on assisterait n’était pas nécessairement
traditionnel mais que l’objectif visé était curatif.
– Je crois,
mademoiselle, que vous avez parfaitement bien saisi l’objectif de ces
activités. On est souvent enclin à la redondance. Je veux dire par là que nous
favorisons ce que tous connaissent, comme si rien d’autre n’existait.
– Je suis tout
à fait d’accord avec vous, monsieur le Président.
– Cela m’amène
au dernier point que je veux aborder avec vous, en lien avec le projet de
bibliothèque.
Depuis la
réunion au cours de laquelle la jeune fille avait surpris tout le monde par sa
déclaration intempestive, le Président du comité populaire lui vouait, sans
jamais l’avouer ouvertement, une admiration profonde pour son cran et sa
personnalité. Il reconnaissait son influence sur le groupe des xấu xí… la clientèle du café et sa tenancière qui, par le piège tendu à la Main, lui avait certainement évité
des embêtements. Son projet de bibliothèque, il en était certain, d’autant plus
qu’il avait décidé d’y mettre tout son poids politique, se réaliserait tout
comme il allait pouvoir, de son vivant, entrer dans la Maison du peuple, le
grand rêve de sa vie.
– Vous êtes d’une
aide inestimable pour le quartier. Vous avez transformé une tragédie et un
drame en un élan constructif. Comme il n’est pas dans les règles et les
habitudes du Parti de souligner les actions individuelles - le culte de la
personnalité, on laisse cela pour Oncle
Hô, le seul véritablement digne d’un tel honneur – je me permets toutefois
de signaler quelques embûches qui pourraient se frayer un chemin jusqu’à vous.
– Je vous
écoute, monsieur le Président.
Le vieil homme
se leva, commanda du thé vers une porte qu’il ferma immédiatement derrière lui.
–
Mademoiselle, la bibliothèque ouvrira ses portes, j’en suis convaincu. La Maison
du peuple, érigée sur le terrain de feu votre oncle deviendra fonctionnelle
d’ici quelques mois. Pour certains élus, quitter ces locaux sera affligeant.
Leurs arguments étant que les activités du comité ne peuvent s’arrêter durant
la période transitoire, ils demandent où se tiendront leurs réunions? Comment
conserver active la vie citoyenne? Ces questions posent problèmes mais sont
porteuses de belles solutions.
– Vous
comprendrez qu’il m’est assez difficile de vous suivre dans cette voie, la
politique n’étant pas ma force.
– Vous en avez
d’autres tout aussi admirables. Je vais proposer aux élus de continuer à tenir
nos délibérations dans les locaux actuels - les futurs locaux de la
bibliothèque - et pour éviter qu’un feu
ne s’allume, nous les nommerons temporairement: la Maison du peuple.
– Nous n’en
sommes pas encore au point de nommer les salles mais je comprends fort bien la
situation. Pour l’ensemble de l’œuvre on pourrait utiliser celui de : thư
viện* ( bibliothèque).
– Cela ira de
soi. Sachez que l’on vous accostera afin d’influencer vos sélections. Plusieurs
aiment bien utiliser, je devrais dire réutiliser, les noms des patriotes qui servent
à baptiser nos rues, nos ponts, enfin tout ce qui est du domaine public; vous l’aurez
remarqué ici et partout dans le pays. D’autant plus évident pour une bibliothèque.
Mais je sais que vous userez de votre diplomatie et votre ascendant pour
trouver un espace entre ces habitudes et ce que je peux appeler, la nouveauté.
On frappa
doucement à la porte. Le secrétaire du Comité populaire entra, un cabaret de
thé fumant dans les mains.
– Merci. Vous
connaissez mademoiselle?
– Monsieur le Président,
qui ne la connaît pas? Permettez-moi de vous saluer, Dep.
Sans se lever,
la jeune fille baissa la tête. Les deux hommes remarquèrent la qualité du salut
traditionnel ne ressemblant en rien à celui d’une personne d’un rang inférieur. Lorsqu’elle
quitta le local du comité populaire, il semblait clair pour Dep que « nommer » était un
geste important pour les élus, qu’elle devrait donc, avec Cây (le grêle), rassembler
un florilège de dénominations qui puissent satisfaire tout le monde. Pour le
contrôle et la censure, elle s’en remettrait aux documents officiels publiés à
l’intention des bibliothèques par le ministère de la Culture.
m3) en
route vers SaPa
Daniel Bloch arriva à Sapa. Découvrir cet environnement unique, la fraîcheur du
temps, l’étendue des rizières en escaliers, ces montagnes qui ceinturent une
vallée creuse, cela l’émerveilla. On eut bien raison de l’avoir conseillé d’y
venir. Sa chambre donnait sur le soleil couchant. Quelques tintements de cloche
au cou des brebis flottaient dans le soir qui s’installait. Le dîner était
prévu en compagnie de la famille des propriétaires ainsi que les autres
clients, Européens pour la plupart. On servit de l’agneau tout à fait exquis
accompagné d’un vin rouge chilien. Le froid se butait à un feu de cheminée
devant lequel dormait un énorme chien d’une race que l’étranger au sac de cuir
ne connaissait pas, mais lui rappelait de lointains et mauvais souvenirs.
Il y a
toujours un au-delà… Ces quelques
mots, écrits voilà de ça quelques années, sans être en mesure de dire
exactement dans quelle situation, l’avaient lancé dans cette aventure qui depuis
perdurait. Un au-delà de la route… de
la misère et de la souffrance… un au-delà
n’ayant rien à voir avec la religion. Et ce soir, loin de Hanoï, hypnotisé par
ce chien endormi et soupirant à ses pieds, il entreprenait la grande finale de son
tour du monde. Ce court voyage d’une semaine à peine ressemblerait à une
retraite. Sortir du haut de la pente, descendre en lui pour reprendre
l’introspection entreprise et mise en veille depuis les xấu xí… Poser la question « Qui suis-je? » c’était déjà fait depuis
plusieurs années et ça ne l’avait mené nulle part. Il devait aller au-delà…
… par cette
nuit paisible! Si les étoiles avaient eu l’idée de s’éteindre, Daniel Bloch se serait retrouvé en
plein cœur des ténèbres. Depuis tout jeune enfant, l’obscurité lui inspirait la
peur. Encore maintenant. Il entend continuellement le roulis du train qui le
mena de la maison de Varsovie à Auschwitz. Le balancement du wagon… Le choc des
corps s’effondrant au plancher… La main tenant la sienne et qu’il ne reconnaît
pas. « Maman, où es-tu? » « Papa,
j’ai peur! » Sans réponse. Sont-ils dans la même oscillation que lui?
Se savoir, à trois ans à peine, conscient que ce brimbalement mène chez l’enfer.
Les prières qu’il entend réciter au-dessus de sa tête en parlent déjà. Parfois,
c’est le jappement d’un chien lorsque le convoi s’arrête qui fait la discipline,
fait taire tout le monde. « Es-tu
là, maman? » « Papa, papa,
réponds-moi! » Et rien d’autre que le crissement du fer sur le fer. Trois
ans et entièrement seul dans l’obscurité fétide.
La chambre
mise à la disposition de Daniel Bloch est
située à l’étage du homestay; celle prévue pour Aï, dans le bâtiment principal où se
trouve la salle à manger et les chambres familiales. Le chauffeur-guide resta à
discuter alors que l’étranger au sac de cuir, illuminant de son téléphone
portable le petit sentier, arrivait à sa chambre. Frileusement installé à la
fenêtre, recouvert d’un édredon doublé d’une peau de mouton qui le réchauffe, il
a peur. Cette même peur transmise depuis des générations de Juifs, depuis la
Shoah, ancrée en lui et à laquelle personne n’aura répondu. Il la reconnaît, elle
le harcèle depuis si longtemps. Cette première nuit hors de Hanoï allait-elle
tourner au cauchemar…
m4) en
route vers SaPa
Ce coin du
Vietnam, à la porte de la Chine, où l’on retrouve principalement des habitants
de l’ethnie H’mong (les Noirs, les
Rouges et les Bleus) se caractérise principalement par la présence du Mont
Fansipan, le plus haut sommet de l’Asie du Sud-Est. Un téléphérique long de six
mille mètres permet de s’y rendre, évitant la montée parfois hasardeuse
exigeant plus de deux jours. Cette excursion, Aï l’a mise au programme pour le lendemain. Il avait suggéré à Daniel Bloch de se coucher tôt. Lors du
dîner, autant les Vietnamiens que les Européens furent surpris d’apprendre
qu’il avait dépassé les soixante-dix ans. Depuis son arrivée au Vietnam, on ne
cessait de lui répéter qu’il faisait beaucoup plus jeune que son âge. De son
côté, il s’amusait à rappeler ces paroles des anciens Vietnamiens :
« À cinquante ans, nous connaissons enfin le sort qui nous est arrivé; à
soixante, nous faisons à notre guise; à soixante-dix ans, si on n'est pas
encore estropié, il ne faut pas se vanter d'être infaillible. Même au seuil de
la mort, on peut se tromper. » Cela divertit l’assemblée, mais l’étranger
au sac de cuir savait parfaitement bien que l’âge n’a rien à voir avec l’allure
extérieure, davantage avec notre façon d’aborder la vie, de la vivre.
Bien disposé à
suivre le conseil de son chauffeur-guide, il n’arrivait toutefois pas à
s’endormir. Il s’était donc installé devant cette fenêtre qui lui reflétait l’image
d’un homme vieilli, d’un homme dont les pas l’avaient mené par-delà le monde, au-delà de son âme. Il traînait
lamentablement avec lui les échecs répétés de ses cours de linguistique, de son
mariage avec cette femme qu’il comparait à la soeur de Mendelssonh, non pas en
raison du même prénom, Fanny, mais à cause de cette extraordinaire patience
qu’elle avait toujours su manifester. Européenne, il lui fut très difficile de
s’adapter à la vie américaine. Une fois réussi, elle avait à repartir vers
l’Allemagne, son mari ayant trouvé là une autre université où travailler. Elle
refusa. Carrément. N’ayant pas d’enfants, le divorce fut rapidement prononcé et
leur séparation, à l’image de leur union : lui dans ses livres, elle dans
ses traductions simultanées au siège de l’ONU à New York.
La nuit
progressait. L’obscurité emplissait l’espace. Le froid rampait sur le plancher,
frôlait les murs. Quelques fois, le chien jappait; Daniel Bloch cabrait les reins, la sueur humidifiait son front. Il
avait laissé ses lunettes de lecture tout près du lit, ne réussissant pas à lire.
Se concentrer exigeait trop d’efforts. Mettre en place dans son cerveau tout ce
qui gravitait autour de lui l’amena à constater que depuis son arrivée à Hanoï,
il avait complètement abandonné son auto-analyse. Cesser d’y penser est souvent
une manière détournée de l’escamoter, de passer à autre chose. Inconsciemment,
ce court voyage devait relancer l’introspection. La peur s’amusait à lui mordre
la chair. Il se dit : « Au-delà…
il faut aller au-delà… » Et
commença le cauchemar!
À suivre