... la suite …
- Tu sais, Élisabeth, cette Marie-Ange n’aura été une femme que l’espace de quelques instants. Le temps de mourir. Dans un bonheur entier. Je l’ai vu dans ses yeux glauques. Dans un total silence appelant le don et l’abandon. Elle réunissait le jour et la nuit, attachés par un solide nœud au sens de la vie et de la mort, en un instant réunis, brûlant dans sa gorge éteinte. Elle comprit ce qui lui arrivait. Tu sais, Élisabeth, le sens des choses c’est ce que l’on voit au bout des ailes de la réalité. Que lui importait de se rebeller contre ce qui s’imposait. Sa fille était là. Elle l’avait déposée à la porte des jours qui s’ouvrait pour aussitôt se refermer sur elles. Les Marie-Ange allaient devoir regarder devant, dans deux directions opposées. Comme il est facile de devenir borgne, de scruter l’horizon à partir du seul angle que l’on imagine être le bon, celui où nos pieds risquent de s'enfouir lamentablement dans d’immuables sables mouvants. À s’enliser on oublie d’admettre, tout emprisonnés que nous sommes à maudire le sol, à chercher des raisons pour nos malheurs, on oublie d’admettre que nous sommes les seuls responsables de nos pas. On cherche désespérément une perche qui ne viendra pas. Alors on abandonne, on laisse aller. On ne croit plus en l’espoir. Espérer, c’est croire en soi, se dire et se savoir plus fort que ce qui nous attire vers la mort. C’est être solidaire à soi-même.
Alors que madame Synnott achevait l'histoire de Marie-Ange, Élisabeth revoyait dans son esprit toutes ces femmes qui lui venaient les bras chargés de coton, incapables de sortir des fossés dans lesquels leur nature les poussait, comme mues par une force supérieure à elles, ne regardant pas ailleurs qu’à leurs pieds. Elles fléchissaient devant une réalité qu’elles n’acceptaient pas mais qui les faisait courber le dos.
- À la suite de cet accouchement, il y en eût d’autres. Des plus heureux, des aussi difficiles mais très peu connurent un tel dénouement. Je n’ai jamais pu m’empêcher de voir dans chacune des femmes qui poussaient, qui respiraient à en perdre le souffle, l’image de cette Marie-Ange. Combien m’a-t-elle appris sans jamais le savoir? Depuis, je crois que les femmes sont les maîtresses esclaves de ce monde. Qu’elles soient reléguées aux travaux forcés par crainte qu’un jour, conscientes de leur véritable puissance, elles en deviennent la boussole, cela m’apparût de manière aussi perceptible qu’une tête d’enfant faisant son chemin vers le soleil! Les plus grandes forces sont si souvent enveloppées de faiblesses. C’est là, dans toute la solennité de ce jour, que j’optai pour la vie. N’y a-t-il pas en toi, chère Élisabeth, le sentiment de ne pas être de la collectivité des femmes que tu rencontres? Ne te reconnaissant pas dans leur discours, ne cherches-tu pas à te l’approprier? Ton mari n’est pas comme les autres. Les autres maris ne sont pas comme le tien. On n’y peut rien. Mais cela te permet de voir d’autres manifestations de la réalité. Espères-tu changer le monde? Nous le souhaitons tous. Mais est-ce que cette volonté n’est pas dans le fond celle de le rendre identique à notre propre vision? Comme si on ne pouvait conserver que le meilleur! Les femmes qui te viennent demandent seulement à être écoutées, comme elles ne me demandent qu’à être délivrées. Il ne faut pas agir comme le curé, en leur disant que ceci est bon, cela méchant. Il ne faut pas tenter d’arracher par la force la soumission qu’il serait si facile de leur reprocher. Elles ont, comme toi, comme Marie-Ange la mère, Marie-Ange, la fille, comme moi, à s’avancer droit devant, repérer les sables mouvants et les éviter. Cela ne fera pas disparaître les embûches mais simplement savoir qu’ils existent. La perfection n’est pas de ce monde. Les êtres parfaits sont des êtres dont la propreté finie par nous agacer. Les êtres parfaits nous regardent parfois avec une telle arrogance qu’il nous arrive de les installer avec ceux qui n’ont pas d’influence. Il n’y a pas une direction à suivre, il y a notre direction dont nous devons reconnaître les sinuosités en acceptant que des courbes inattendues nous guettent. Il faut éviter les conseils, ce sont de mauvais messagers. L’oreille tendue est une main offerte à celle qui s’enlise. Personne ne souhaite vivre malheureux et les malheurs que l’on perçoit chez l’autre sont souvent des mirages que la clarté du soleil débusque. Nous devons donner un sens à notre marche et alors, il y a de fortes chances que notre pas laisse des traces que suivront certains, qu’éviteront d’autres. Chaque jour qui se lève pour moi n’a rien à voir avec hier et encore moins avec demain. C’est un panneau qui indique le chemin et sur lequel j’écris moi-même ce que je veux bien.
Le fond de l'âme d’Élisabeth tremblait. Elle reconnaissait dans les propos de la sage-femme comme une explication aux paroles des autres femmes. Toute sa vie, jusqu’à ce jour, ce furent les hommes qui avaient le droit sacré et égoïste de lui dire le monde et son fonctionnement. Leur point de vue ne la rejoignait pas. Il était stérile. Dans cet après-midi orageux, dans le calme d’une petite maison accoudée à cette route gaspésienne, auprès d’une femme qui côtoyait tant de nouvelles vies, elle sut qu’il est possible de dire autrement le réel. Comme si, tout d’un coup, la mer qu’elle avait toujours regardée à partir de la grave, il lui était permis de la voir du haut d’un cap qu’elle aurait depuis éternellement été éloignée. Non, d’un cap qu'on lui aurait depuis éternellement empêchée de gravir.
Et la mer prenait une couleur féminine.
… à suivre …
- Tu sais, Élisabeth, cette Marie-Ange n’aura été une femme que l’espace de quelques instants. Le temps de mourir. Dans un bonheur entier. Je l’ai vu dans ses yeux glauques. Dans un total silence appelant le don et l’abandon. Elle réunissait le jour et la nuit, attachés par un solide nœud au sens de la vie et de la mort, en un instant réunis, brûlant dans sa gorge éteinte. Elle comprit ce qui lui arrivait. Tu sais, Élisabeth, le sens des choses c’est ce que l’on voit au bout des ailes de la réalité. Que lui importait de se rebeller contre ce qui s’imposait. Sa fille était là. Elle l’avait déposée à la porte des jours qui s’ouvrait pour aussitôt se refermer sur elles. Les Marie-Ange allaient devoir regarder devant, dans deux directions opposées. Comme il est facile de devenir borgne, de scruter l’horizon à partir du seul angle que l’on imagine être le bon, celui où nos pieds risquent de s'enfouir lamentablement dans d’immuables sables mouvants. À s’enliser on oublie d’admettre, tout emprisonnés que nous sommes à maudire le sol, à chercher des raisons pour nos malheurs, on oublie d’admettre que nous sommes les seuls responsables de nos pas. On cherche désespérément une perche qui ne viendra pas. Alors on abandonne, on laisse aller. On ne croit plus en l’espoir. Espérer, c’est croire en soi, se dire et se savoir plus fort que ce qui nous attire vers la mort. C’est être solidaire à soi-même.
Alors que madame Synnott achevait l'histoire de Marie-Ange, Élisabeth revoyait dans son esprit toutes ces femmes qui lui venaient les bras chargés de coton, incapables de sortir des fossés dans lesquels leur nature les poussait, comme mues par une force supérieure à elles, ne regardant pas ailleurs qu’à leurs pieds. Elles fléchissaient devant une réalité qu’elles n’acceptaient pas mais qui les faisait courber le dos.
- À la suite de cet accouchement, il y en eût d’autres. Des plus heureux, des aussi difficiles mais très peu connurent un tel dénouement. Je n’ai jamais pu m’empêcher de voir dans chacune des femmes qui poussaient, qui respiraient à en perdre le souffle, l’image de cette Marie-Ange. Combien m’a-t-elle appris sans jamais le savoir? Depuis, je crois que les femmes sont les maîtresses esclaves de ce monde. Qu’elles soient reléguées aux travaux forcés par crainte qu’un jour, conscientes de leur véritable puissance, elles en deviennent la boussole, cela m’apparût de manière aussi perceptible qu’une tête d’enfant faisant son chemin vers le soleil! Les plus grandes forces sont si souvent enveloppées de faiblesses. C’est là, dans toute la solennité de ce jour, que j’optai pour la vie. N’y a-t-il pas en toi, chère Élisabeth, le sentiment de ne pas être de la collectivité des femmes que tu rencontres? Ne te reconnaissant pas dans leur discours, ne cherches-tu pas à te l’approprier? Ton mari n’est pas comme les autres. Les autres maris ne sont pas comme le tien. On n’y peut rien. Mais cela te permet de voir d’autres manifestations de la réalité. Espères-tu changer le monde? Nous le souhaitons tous. Mais est-ce que cette volonté n’est pas dans le fond celle de le rendre identique à notre propre vision? Comme si on ne pouvait conserver que le meilleur! Les femmes qui te viennent demandent seulement à être écoutées, comme elles ne me demandent qu’à être délivrées. Il ne faut pas agir comme le curé, en leur disant que ceci est bon, cela méchant. Il ne faut pas tenter d’arracher par la force la soumission qu’il serait si facile de leur reprocher. Elles ont, comme toi, comme Marie-Ange la mère, Marie-Ange, la fille, comme moi, à s’avancer droit devant, repérer les sables mouvants et les éviter. Cela ne fera pas disparaître les embûches mais simplement savoir qu’ils existent. La perfection n’est pas de ce monde. Les êtres parfaits sont des êtres dont la propreté finie par nous agacer. Les êtres parfaits nous regardent parfois avec une telle arrogance qu’il nous arrive de les installer avec ceux qui n’ont pas d’influence. Il n’y a pas une direction à suivre, il y a notre direction dont nous devons reconnaître les sinuosités en acceptant que des courbes inattendues nous guettent. Il faut éviter les conseils, ce sont de mauvais messagers. L’oreille tendue est une main offerte à celle qui s’enlise. Personne ne souhaite vivre malheureux et les malheurs que l’on perçoit chez l’autre sont souvent des mirages que la clarté du soleil débusque. Nous devons donner un sens à notre marche et alors, il y a de fortes chances que notre pas laisse des traces que suivront certains, qu’éviteront d’autres. Chaque jour qui se lève pour moi n’a rien à voir avec hier et encore moins avec demain. C’est un panneau qui indique le chemin et sur lequel j’écris moi-même ce que je veux bien.
Le fond de l'âme d’Élisabeth tremblait. Elle reconnaissait dans les propos de la sage-femme comme une explication aux paroles des autres femmes. Toute sa vie, jusqu’à ce jour, ce furent les hommes qui avaient le droit sacré et égoïste de lui dire le monde et son fonctionnement. Leur point de vue ne la rejoignait pas. Il était stérile. Dans cet après-midi orageux, dans le calme d’une petite maison accoudée à cette route gaspésienne, auprès d’une femme qui côtoyait tant de nouvelles vies, elle sut qu’il est possible de dire autrement le réel. Comme si, tout d’un coup, la mer qu’elle avait toujours regardée à partir de la grave, il lui était permis de la voir du haut d’un cap qu’elle aurait depuis éternellement été éloignée. Non, d’un cap qu'on lui aurait depuis éternellement empêchée de gravir.
Et la mer prenait une couleur féminine.
… à suivre …