lundi 20 février 2023

MARCHER À L'OMBRE DES FANTÔMES - 2 -



 MARCHER

À L’OMBRE

DES FANTÔMES

 

première marche

 

P   H   U   O   C

 Phước

- Vietnamien, je suis âgé de 25 ans.

Narrateur

- Avant d’aborder le sujet de Fanny, peux-tu me parler de toi ?

P 

- J’étudiais au département de philosophie à l’Université des Sciences Sociales et Humaines, ici à Saïgon. Maintenant, je suis photographe à l’emploi d’un studio qui vient tout juste d’entrer sur ce marché florissant du montage d’albums de mariage. Je vis chez mes parents bien que je souhaite prendre un peu de distance avec la famille.

N

- Tu as rencontré cette femme par hasard ?

P

- On pourrait le dire ainsi. Je faisais des photos en face de la maison de l’Opéra, rue Đồng Khởi, quand j’ai aperçu une étrangère sans âge ; elle hésitait à traverser la rue, avançant d’un pas, reculant de deux. Il était évident qu’elle craignait la circulation et ne connaissait pas la technique pour passer d’un côté à l’autre.

N

- Tu t'es proposé pour l’aider.

P

- Voilà. Elle allait loger à l’hôtel Continental.

N

- Avez-vous discutez un moment ?

P

- Elle m’a invité à prendre un café à la terrasse extérieure.

N

- S’en est suivi toute une série de rencontres ?

P

- À ce moment-là, j'étais loin de me douter que ce contact se transformerait en aventure.

N

- Aventure ?

P

- Tout à fait. Fanny parle un excellent anglais et affiche une expérience de la vie que je découvrirai tout au long de la route que nous suivrons ensemble. Je l’entretiens du long périple qui m’a mené de Saïgon jusqu’à Hanoi, à pied, quelques mois plus tôt. À sa demande, je lui en trace les grandes lignes.

N

- Ouf ! Incroyable que de parcourir une grande partie du Vietnam de cette façon.

P

- Je réalisais un rêve ; six mois de préparation avant de partir en février dernier et être de retour sept mois plus tard. Laisser mes cours de philosophie se dressait comme un solide argument pour ne pas révoquer cette aventure, mais j’avais besoin que cela se réalise.

N

Et vous projetez de monter un itinéraire ?

P

Non, pas du tout.

N

- Vous en revenez pourtant ?

P

- C’est un peu plus complexe que cela. D’abord, j’aimerais savoir ce que vous faites dans cette histoire. Fanny n’a jamais abordé le fait qu’un jour, j’aurais à rencontrer un journaliste...

N

- Elle me surnomme Narrateur, mais je suis davantage un blogueur, rien à voir avec le journaliste dont elle t’a parlé. Nous nous croisons par hasard sur Internet, s’ensuit une première rencontre, puis cette activité, celle d’écrire son histoire.

P

- Étrange que j’entende parler de cette collaboration une fois notre... aventure terminée.

N

- Je comprends que ce dont je te parle est tout à fait nouveau.

P

- Une surprise. Mais je n’en suis pas à ma première.

N

- Peux-tu compléter les informations ? Tu croises Fanny...

P

- Je la rencontre il y a plus de six mois maintenant. Elle revient d’un périple en Chine, un peu déçue et, manifestement, insatisfaite. La seule crainte que je lui connaisse : la circulation. J’en suis le témoin lorsqu’elle descend d’un taxi qui la laisse du mauvais côté de l’entrée principale de l’hôtel Continental. Peu de bagages, pas de sac à main, des verres fumés à monture blanche accrochés à ses cheveux maladroitement coupés et ce surplace pour tenter de parvenir à la porte d’entrée devant laquelle un groom pourra enfin lui donner un coup de main. À la regarder piétiner, mon réflexe est de me diriger vers elle afin de l’escorter. Elle hurle sa colère envers le chauffeur de taxi, apostrophe le maître d’hôtel en raison de la paresseuse indifférence de son employé, exige une chambre donnant sur l’ancienne rue Catinat... et m’invite à prendre un café. Pour elle, ça sera un double cognac. Moi, je ne prends aucun alcool lorsque j’ai à travailler, puis m’offre une cigarette... je lui dis ne pas fumer.

N

- À la suite de ce premier contact, d’autres suivront ?

P

- Pour être plus précis, selon mes disponibilités. En septembre, on dénombre beaucoup de mariages, ce qui signifie pour moi, un surcroît de boulot. À l’université, on avait accepté celui qui, de manière un peu cavalière, avait abandonné les cours à la fin de sa deuxième année d’études en philosophie pour partir à l’aventure à travers le pays. Il existe une règle stricte dans cette faculté : avant d’entrer en troisième, l’étudiant doit obligatoirement participer à un camp de réflexion qui s’étend sur un mois et à la suite duquel les professeurs accordent un droit de passage permettant de poursuivre les cours à ceux et celles qu’ils jugent aptes à se rendre jusqu’au bout. Celui de 2005 s’amorçait dans quelques jours. Je n’avais donc pas le choix d’y être surtout que je ne désirais pas être définitivement exclu du programme suite à un second abandon.

N

- Cette idée de “ repartir “ comment l’a-t-elle  proposée ?

P

- Rapidement avancée et aussi rapidement refusée. Vous connaissez ce qui motivait ma réponse, mais c’était mal connaître Fanny que de lui dire non. Elle n’a usé que d’un seul argument m’amenant à revenir sur ma décision : “Pourquoi vis-tu alors, si ce n’est que pour te conformer aux règles en vigueur, à la route qu’il faut suivre, puis, arrivé à l’âge du bilan, ressentir des regrets et des manques ?

N

- Et vous êtes partis ?

P

- Je me demande encore aujourd’hui si nous sommes revenus...

 

# # # # # # # # # #

 

Il devenait clair que cette rencontre avec Phước m’eut été davantage profitable si elle s’était tenue avant que les deux compagnons ne partent à l’aventure. Des documents, messages ou pistes que Fanny m’a fait parvenir, en aucun endroit, il n’est fait mention de son compagnon de route. Le peu de notes de voyage ne faisait jamais allusion à ce type pour qui la photographie et la philosophie signifiaient tout dans la vie.

Je devais absolument garder contact avec ce bonhomme afin de préciser plusieurs éléments de mon ouvrage et en apprendre davantage de quelqu’un qui fit partie à part entière de ces six mois de marche. Comme il se déclarait disponible, rapidement, il nous fut aisé de prévoir des rencontres suite au départ de Fanny du Vietnam.

Elle m’avait glissé un mot sur le fait que ce voyage devait absolument s’achever là  il avait débuté, sans préciser la date exacte de son départ du Vietnam, tout comme elle me fournirait une adresse postale américaine - à New York - afin que je puisse y expédier le produit final. Lorsque je reçus ces deux informations, sur le coup je n’en tins pas compte jusqu’à ce que Phước se fasse davantage volubile sur “ la suite des choses “.

Le jour de ses 70 ans, Fanny a déjà entrepris la partie chinoise de son pèlerinage - je ne sais trop si ce mot convient -  qu’elle écourtera trois mois plus tard pour atterrir au Vietnam, en faisant parvenir, le matin du 6 juillet 2005, un courriel au Dalaï-lama dans lequel elle lui offre ses meilleurs voeux d’anniversaire ainsi que ses étranges paroles : “ Ne m’aviez-vous pas instruite sur le fait que le but se trouve derrière chaque chose et chaque chose possède en elle un but unique ? “ Elle est en Chine à ce moment-là.

Qu’est-ce qui a pu se passer entre cette date mythique et son arrivée à Saïgon, vers la fin du mois d’août ? Chose certaine, elle ne reçut pas de réponse à son message, puis un vide absolument incompréhensible persiste sur ces quelques semaines ; son futur guide vietnamien n’aura pas réussira pas à entièrement à l’élucider.

Puisqu’il est au centre de cette partie du récit qui s’est offerte à moi de manière échevelée - avant de réussir à tout placer correctement, tout m’apparaissait fortement touffu et formidablement confus - quelques lignes encore pour parler de ce jeune homme qui rigola lorsque je lui ai raconté l’histoire du film Harold et Maude. ( Deux mots pour ceux qui en ont aucune idée : on raconte l’étrange relation entre un jeune homme obnubilé par le suicide et une vieille dame passionnée par les enterrements.)

Le plus jeune fils d’une famille vivant à Saïgon depuis toujours, il n’a qu’un frère ayant quitté la maison qui abrite des parents sans ressources pour convenir à leurs besoins élémentaires ; les deux garçons voient à assurer leur survie. Depuis aussi loin qu’il se souvienne, Phước retient qu’entre son père et sa mère, la discorde a toujours existé et que les engueulades perdurent encore aujourd’hui alimentant une bonne partie de leur quotidien.

Avant d’être inscrit à l’école primaire, il vit aux crochets de sa mère qui regrette amèrement que ce deuxième enfant n’ait pas été une fille. Elle s’occupe de ce dernier comme s’il s’agissait d’une poupée. Phước me dit que lorsqu’il fréquentait l’école, sa mère lui faisait revêtir des fringues ayant mieux convenu à une fillette.

Raisonnable, il voyait que les membres de son foyer peinaient à joindre les deux bouts, en raison du fait que son père menait une double vie et ne manifestait aucun intérêt pour le travail, lui préférant la boisson. Sa deuxième épouse - il la nomme ainsi bien qu’aucun lien marital ne les unissent - lui donnera une fille ; aucun contact ne sera permis entre les deux maisons.

Ce père est violent, surtout envers celle de qui naîtront les deux fils. Il exige qu’elle multiplie les succions d’argent auprès de sa famille qui, sans être riche, pouvait être considérée comme étant à l’aise. Pour éviter les crises d’agressivité, elle s’acquitte régulièrement de cette tâche dégradante pour ne recevoir en retour que du mépris, autant de la part de ses parents que de son mari.

Le benjamin de la famille, davantage conscient de la situation que son frère, n’hésite pas à s’interposer entre ses parents et ainsi prendre les coups de plus en plus vicieux de celui qu’il a déjà cessé d’appeler son père.

L’école le soustraira des torgnoles et des algarades mouvementées de cet homme qui dut se cacher pour éviter une participation active à la guerre. S’y présente un élève talentueux et intensément curieux. Il veut tout savoir, tout comprendre et constate rapidement que la vie ne s’arrête pas au quotidien vécu dans cette petite maison du District 8, mais que si l’on regarde plus loin, d’autres réalités existent, combien différentes et complexes.

Ses professeurs ont vite remarqué à quel point il est sombre et introverti. Il sait parfaitement bien cacher l’aspect privé de la vie familiale sans pouvoir dissimuler les marques que les coups répétés de son père lui assène de façon régulière. Jamais ne se plaint, jamais ne se confie, il a déjà perdu confiance envers, et j’utilise les mots exacts qu’il me confia, “ la race humaine ”.

De là, naît son intérêt pour la réalisation de son rêve : partir, seul et à pied, vers les montagnes du Vietnam.  

 

( Permettez-moi une digression. Sans reprocher à tout lecteur son intérêt pour l’intimité atypique des familles dysfonctionnelles et des enfants qui en émanent, aux différents phénomènes sociologiques qui en sont la cause ou l’origine, desquels d’évidentes carences en résulteraient (pauvreté, absence d’éducation et peut-être même certains aspects génétiques), je ne m’attarderai pas à cet aspect de la personnalité de Phước. Je garde toutefois présent en mémoire cette fragile architecture qui l’a construit, conscient que cela n’allait pas nuire au boulot que Fanny avait placé sur ma table de travail. Il allait plutôt m’aider à fouiller la sinuosité du personnage principal qu’encore, je réussis difficilement à cerner. )

 

Ce type ne s’est pas apitoyé sur son sort, n’a pas cherché des coupables ou des explications de quelque nature que ce soit ; il vivait, aimait la photographie, et la philosophie l’appuierait dans sa démarche personnelle.

À continuellement l’entendre tousser crûment, j’ai songé un moment qu’il soit atteint de tuberculose. Il me rassura ; c’était causé par l’asthme et une fracture des cavités nasales jamais soignée.

Lors d’un meeting, il me parla de cette observation que Fanny lui avait faite ; elle disait que ses yeux clignaient comme le fait l’obturateur d’un appareil photographique. Cela m’amusa, car je fis un parallèle avec le référentiel sur lequel elle s’appuyait habituellement pour se faire une idée des gens, soit la voix de ceux-ci. Je retins tout de même la remarque qu’elle porta sur les yeux de Phước avec lesquels il percevait le monde vivant.

 - Est-ce que Fanny a trouvé une ressemblance quelconque à ta voix ?

- Les premiers mots ont été ceux que je lui ai adressés alors qu’elle languissait sur le trottoir opposé à l’hôtel et une fois installés sur la terrasse du Continental, elle y est revenue. Ma voix lui rappelait certains sons qui glissaient dans ses oreilles alors qu’un silence s’installait dans les écouteurs dont elle était munie afin de traduire les allocutions au siège social de l’ONU. En une phrase, elle venait de m’informer sur son travail, le lieu et le fait qu’elle n’y travaillait plus. Je dois dire qu’il m’était toujours impossible de lui attribuer un âge et lorsqu’elle me dit qu’en juillet dernier, le 6 pour être précis, la soixante-dixième année lui était tombée dessus, j’en ai été fort surpris.

- Tu as raison, elle ne fait pas son âge.

- Tout au long de notre aventure, c’est par la voix des gens qu’elle choisissait de prolonger un arrêt ou de poursuivre la route. Cette fascination doit sans doute lui être advenue, il y a très longtemps, car elle se révèle être une véritable professionnelle de la voix.

- Et toi, tes yeux te trompent-ils parfois ?

- Rarement, j’avoue.

- Refaire aussi rapidement un voyage qui représentait pour toi la réalisation d’un rêve personnel, n’était-ce pas redondant ?

- Pas du tout puisque j’ai offert à Fanny un autre itinéraire. Vers les montagnes, oui, mais par d’autres chemins que je ne connaissais pas. Sa réponse fut aussi spontanée que son envie de partir : “l’important réside dans la route.”

Nous nous approchions de ce que je pourrais appeler un “ journal de bord ” et un “ carnet de voyage ”. La dame n’a pas daigné me fournir autre chose que des notes, des impressions, mais absolument rien qui puisse ressembler à une relation quotidienne, de sorte que c’est par son compagnon que j’ai pu visualiser le trajet, lui coller des dates, des arrêts et marquer le temps de séjour. Même si je jugeais cette question aussi indiscrète que superflue, je la proposai tout de même à Phước. 

- As-tu songé un instant que cette longue marche puisse être trop exigeante pour elle ?

- J’y ai pensé, mais cela qui ne me préoccupait pas.

- Quoi alors ?

- Le fait qu’elle fume compulsivement et que sans cognac, son humeur pouvait devenir exécrable.

- Je comprends.

- Marcher et fumer tout comme marcher et boire ne vont pas de paire. Lorsque nous nous arrêtions pour le seul repas de la journée, vers 19 ou 20 heures, elle mangeait très peu, fumait beaucoup et rapidement s’adaptait au vin de riz offert par les habitants qui nous ont accueillis. Dire combien ils s’amusaient à la voir ingurgiter aussi facilement qu’amoureusement ces dizaines de verres sans jamais flancher d’un millilitre, les rendaient tout à fait admiratifs !

- Parle-moi de son humeur durant quoi... plus de six mois de marche ininterrompue ?

Ce que j’apprécie chez cet être hors normes, c’est le respect qu’il manifeste lors de nos rencontres à ne jamais utiliser son portable et chercher à dévier de la conversation. Ce qu’il m’apprit sur sa compagne de voyage ou d’aventure, me sidéra.

- Fanny, par une seule question qui ressemblait à un argument, venait de bousiller ma carrière d’étudiant en philosophie. Jamais plus on allait reconsidérer ma candidature à la suite de ce deuxième affront lancé à la faculté. Il n’était toutefois pas question pour moi d’abandonner ma passion pour la philosophie, mais je n’étais pas conscient qu’elle emprunterait d’autres voies pour demeurer vivace.

Phước, lorsqu’il parle, reproduit continuellement un même tic : plisser le menton en frottant les quelques poils qui le garnissent. J’appris assez tôt que cela signifiait qu’il mijotait les paroles qui suivront.

- Cette femme n’a plus jamais été la même une fois que nous nous sommes mis en route. Je ne peux oublier la journée du départ, le 11 septembre 2005, quatre ans pile après les attentats du World Trade Center, à New York.

- Elle t’en a parlé ?

- Vous savez que Fanny est une numérologue avertie ?

- Tu me l’apprends.

- J’y reviendrai, mais abordons les événements qui ont eu lieu à cette date. Lorsque tout se produit, elle ne travaille plus au siège social de l’ONU. Au talent qu’elle possède pour la traduction s’ajoute qu’elle appréhende les faits sans y ajouter ses propres émotions ou des jugements, elle s’en est alors tenu à ce qu’elle a vu et entendu. La description de ces moments qui, selon elle, allaient changer le monde, je ne les connaissais pas suffisamment pour être en mesure de m’en faire une opinion, cela en raison de mon âge et le fait qu’ici, au Vietnam, on en a très peu parlé. J’ai bien vu les images à la télévision, mais comme c’était si loin et ne touchait que les USA, je ne crois pas que cette affaire soit devenue un événement national.

- Ce qu’elle te rapporte permet-il de mieux définir son caractère, son humeur ?

- Oui, tout à fait. À la suite de son topo fort bien documenté, c’est une autre personne qui se révèle à mes yeux. Son arrogance, son indifférence et cette manière de ne pas tenir compte des gens qui l’entourent, cela  change diamétralement.

- Tu insinues que la Fanny d’avant votre départ ne ressemblait plus à celle qui marchera à côté de toi durant plus de six mois ?

- Exactement. C’est quelqu’un d’autre qui se laisse découvrir, mieux encore, se manifeste. D’une grande culture et d’un profond respect pour l’humain, cela m’est apparu alors qu’entamant une conversation, son attention devient soutenue et participative ; elle écoute, puis commente.

- Cela ne correspond pas à cette personne remplie d’elle-même, peu soucieuse des autres, portée vers ses propres urgences et révélant un caractère exécrable, exact ?

- Pas du tout la personne qui a voyagé avec moi. J’ajouterai que sa connaissance de l’Histoire en général la rend intéressante, car elle en parle en connaissance de cause. D’ailleurs, je me souviens l’avoir entendu parler que d’événements, d’opinions ou de faits dont elle a été témoin. Tout le reste lui semble superficiel.

- Intéressant.

- Ce qui l’a poussée dans cette aventure, je ne crois pas être en mesure de  le dire, mais tous les jours, elle nous obligeait à faire un bilan du vu, de l’entendu, souhaitant ainsi comparer nos perceptions. Il m’aura fallu peu de temps pour réaliser que Fanny suppléait aux plus intéressants professeurs de philosophie que la faculté m’auraient fournis. Toutes ces informations sur comment le monde fonctionne et auxquelles elle a pu participer de près ou de loin, généreusement, elle me les fournissait; je m’en suis gavé. Ces défis autant physiques que spirituels auxquels elle m’invitait auront fait de moi, aujourd’hui, une personne différente. Si j’essayais de tout résumer en peu de mots, je dirais qu’elle interprétait les expériences quotidiennes, leur donnait un sens que je n’avais pas perçu, traduisait en d’autres mots ce que je relatais, m’obligeant ainsi à creuser davantage mes points de vue, m’éloigner de la surface des choses, voir le monde derrière le monde qui s’ouvrait devant moi. Cette femme a une sainte horreur du superficiel, de tout ce qui glisse à la surface de l’eau. Il faut prendre une bouffée d’air, plonger vers le vrai, le réel, même si c’est profond, vers tout ce qui se profile autour de ce qui arrive. Elle aura été sévère, implacable même, mais davantage rigoureuse que tout enseignant de la faculté de philosophie. J’aimerais bien que l’on puisse consacrer une rencontre à ce que j’appelle la théorie de l’unicité ( l’unicitude disait-elle ) et qui a englobé la totalité de nos échanges.

Phước parle de cette femme avec qui j’ai bu des cognacs, comme s’il s’agissait d’une autre personne n’ayant rien à voir avec celle à qui j’ai posé quelques questions à peine, de qui j’ai reçu une liasse de documents, celle qui de manière despotique m’engagea dans ce projet d’écriture. J’arrivais difficilement à sortir de mon étonnement, n’ayant pas imaginé un seul instant que Fanny ne puisse pas correspondre à l’impression qu’elle avait imprégnée dans mon imaginaire et esclavagé ma plume. 

Avant lui, avant nos rencontres et l’abondance de renseignements qui en découlèrent, est-ce que je détestais cette abominable personne qui surprit le blogueur que je suis ? Je n’hésite pas à répondre par l’affirmative. Pour ne pas arriver à complètement haïr ce spécimen humain, je l’ai illico associée à un objet de pensée appartenant à l’extériorité ou strictement à une représentation déterminée et reconnaissable matériellement des autres individus que j’ai pu croiser antérieurement. Je l’avais objectivée et Phước, aux premières loges, témoin et acteur, guide et pèlerin, étudiant et tuteur déposait tout un problème devant moi : il me la rendait subjective.

Laquelle exactement devait influencer l’histoire que je me suis engagé à écrire ? Celle que la paperasse étendue sur ma table de travail offrait comme un monument de froideur, d’indifférence, scrupuleuse à reporter le mot à mot de ses traductions ou celle qui, six mois durant, parcourt les routes du Vietnam, de Saïgon jusqu’aux portes de la Chine, du kilomètre 0 de Ca Mau dans le Mékong jusqu’à Hà Giang ? Dois-je opter pour la professionnelle ou la seconde, celle dont son compagnon me décrit comme tout autre ?

Cela aura un impact important sur les textes à venir. Pour bien accomplir ma tâche, j’optai pour cette avenue : raconter les différentes marches de Fanny, mettre en exergue les éléments de sa vie qui l’ont menée à cette expédition, entremêlant le tout d’anecdotes.

Je revins à mon appartement-bureau du District 7, sous la pluie, m’interrogeant sur la météo qui accompagna au jour le jour ce duo composite. Partir en septembre vers le Mékong, c’est se lancer en pleine saison des pluies. Parcourir ensuite le sud du Vietnam en route vers le Centre du pays, avec pour azimut... le nord du Nord.  On parle ici d’environ 3000 kilomètres. À pied, à vélo, à moto...

Dernier point avant de revenir là  j’en suis : la générosité dont fait preuve Phước en me remettant son “ diary ” comme il se plaît à le nommer.

 

* - le deuxième texte - *

     Avant de lancer les années ‘70, j’aimerais établir une sorte de bilan qui engloberait l’espace entre 1955, l’année qui me voit quitter la Pologne - je n’y suis d’ailleurs plus jamais retournée par la suite - et celle qui clôt cette période si fertile en rebondissements un peu partout dans le monde.

Nous avons fait des guerres pour ne plus en faire ; on en fait toujours afin qu’il n’y en ait plus. On n’a qu’à réécouter tous ces larmoyants discours lors de la commémoration des deux grands conflits, ceux de 1914-1918 et de 1939-1945, pour constater, qu’instruits autant sur l’inutilité de ce moyen pour régler les différends que sur son aspect inhumain, en lieu et place, démontrant que nous n’avons retenu que peu de choses des leçons du passé, on définit la suite des choses en utilisant le concept de “ guerre froide “. Deux blocs surpuissants, un à l’Est, l’autre à l’Ouest, se munissent de l’arme nucléaire faisant ainsi peser sur le monde une menace d’extinction totale. 

Entre 1955 et la fin de cette décennie, la liste serait longue s’il fallait énumérer les luttes armées, toutes s’abritant sous le drapeau affichant des revendications légitimes : la guerre d’Indochine, de Corée, la mythique guerre du Vietnam, celle d’Algérie, la guerre des Six Jours sans oublier celle du Biafra.

J’aimerais aussi signaler les diverses révolutions qui transformèrent la géopolitique du monde entier, alors que l’ONU, malgré ses bonnes intentions, devait se résigner à n’être qu’une espèce de promontoire muni d’un micro utilisé pour promouvoir des agendas politiques et non plus le lieu de rencontre permettant aux États membres de prendre les mesures pour maintenir la paix, développer des relations amicales entre eux, réaliser la coopération internationale et d’être un centre  s’harmonisent les efforts vers des objectifs communs. La plus importante, sans aucun doute, est celle qui a prévalu la Chine de 1966 à 1976, la “ Révolution culturelle “.

Puis, alors que l’Église catholique se lançait dans le concile Vatican II, on s’apprêtait, en Afrique du Sud, à emprisonner Nelson Mandela, que s’érigeait le Mur de Berlin, qu’on assistait à la création du mouvement des pays non-alignés, la CIA américaine participait très activement au renversement de systèmes politiques à saveur socialiste en Amérique du Sud, en Afrique et dans l’Asie du sud-est et que naissaient les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie), un premier événement allait émouvoir l’humanité en raison de la fantasmagorie que cela imprima dans l’imaginaire des gens : les premiers de l’homme sur la lune en juillet 1969.

Un second, que l’on a appelé les événements de mai 68, bouleversera la France pour se répandre par la suite un peu partout chez les intellectuels européens de l’époque. Je ne crois pas me tromper en qualifiant ce mouvement des premiers pas citoyens vers une grande méfiance à l’égard de la classe politique et syndicale, semant les germes de ce qui naîtra plusieurs années après, l’Union européenne.

La préoccupation pour l’environnement n’est pas un phénomène spontané apparaissant dans les années 2000. Non. Déjà en 1962 la publication du livre de la scientifique Rachel Carson - PRINTEMPS SILENCIEUX - devient la bible du mouvement écologiste qui suivra. Elle s’interroge sur les pesticides et suscite un intérêt international sur les questions environnementales.

La pandémie planétaire qui sévit de 1968 jusqu’au début de 1970, appelée la “ grippe de Hong Kong ”, occasionne le décès de plus d’un million d’êtres humains, alors qu’on apprend que les essais nucléaires ont rendu l’atmosphère terrestre plus radioactive et que tout doucement les températures enregistrées grimpent significativement au point de parler de réchauffement de la planète. Voilà que naissent de nouvelles préoccupations chez les habitants de la Terre.

Est-ce que les intellectuels de l’époque, sans ni le savoir ni le prévoir, auraient ouvert la porte à de nouveaux questionnements que plusieurs politiciens répétèrent ad nauseam par la suite, l’idée qu’un problème international devait se régler à ce niveau ? Serait-ce de là que jaillit le concept de mondialisation ? Je ne peux pas y répondre, mais je sais que cette approche inquiéta le Secrétariat général de l’ONU. Allait-on court-circuiter l’organisation qui devait gérer ces questions pour mettre en place une sorte de gouvernement mondial possédant toutes les caractéristiques d’un gouvernement national ?

Dès mon arrivée à New York, je baigne dans cette espèce de grimoire. J’ai cru à cette organisation et m’y suis consacrée corps et âme, me rappelant continuellement - au point de me le répéter tous les jours - que la Déclaration universelle des droits de l’homme devait devenir l’évangile du XXe siècle et le pivot sur lequel devrait reposer la destinée de l’humanité.

Les hommes ont souvent la fâcheuse habitude de rabougrir leur mémoire, de rigidifier leur argumentation, ramenant tout à des intérêts strictement personnels. Sans porter de jugement - cette facilité de l’esprit qui permet de couper court et d’arrondir les coins afin de démettre l’esprit des efforts essentiels à la compréhension des idées ou des paroles des autres - les années ‘70 avaient devant elles un autre monde, fort différent et plus divisé que jamais.

 

 # # # # # # # # # #

 

    Au plan personnel, les années ‘60 se caractérisent par mon mariage, puis mon divorce, l’obtention d’un statut permanent à titre de traductrice au siège social de l’ONU à New York, ce qui implique certains voyages à l’étranger, mais principalement à travers les USA et cela pour des responsabilités liées à mon travail professionnel. Lorsque je devais quitter l’Amérique pour l’Europe ou l’Asie, je voyageais munie d’un passeport diplomatique bénéficiant ainsi de l’immunité rattachée à ce privilège.

M’étendre sur cette époque ne sert en rien l’objectif de mon histoire, toutefois trois événements m’apparaissent suffisamment importants à noter et à retenir.

Le premier, fin 1963 début 1964, met à l’avant-plan le Directeur du service de l'interprétation de l’ONU. Les stagiaires n’ont pas à traduire publiquement avant d’avoir terminé plus de six mois d’apprentissage ; leur premier saut sans parachute a lieu dans les sous-comités de l’organisation qui n’ont rien à voir avec l’Assemblée générale ou le Conseil de sécurité.

Lorsqu’une personnalité importante se retrouve au calendrier, nous savons que seuls les traducteurs jouissant d’une longue expérience pourront s’en approcher, discuter avec elle et se lancer dans l’exercice périlleux de mettre en mots d’une autre langue leurs propos qu’elle ne veut surtout pas voir dénaturés.

Le Directeur m’apprend la veille du grand discours que donnera le Général de Gaulle - il portait sur la question épineuse du système monétaire international basé sur le dollar américain - que sa traductrice habituelle, mon maître-associé qui s’amusait à me surnommer sa “ béjaune “, ce qui signifie un jeune oiseau non dressé, doit s’absenter et qu’il me revient de la suppléer. Je ne crois pas avoir ressenti autre chose qu’un immense bonheur ; en aucun moment la nervosité prit place en moi. Il est vrai que quelques mois auparavant, à Paris, j’écoutais le Président de la République française à la télévision ou encore sur les ondes de la radio. Sa voix, sa stylistique, ses intonations et surtout sa manière toute personnelle de respirer entre les phrases, je les connaissais tout comme je ne pouvais nier que cet homme, plus grand que nature, m’avait toujours éblouie par la qualité de son ton oratoire.

Nous nous sommes salués quelques minutes avant qu’il ne s’adresse à l’Assemblée générale et lorsqu’on l’informe que mes études linguistiques ont été faites à la Sorbonne, cela le rassura sur le travail que j’allais exécuter. Tout se déroula parfaitement bien, autant pour le Général que pour moi. À la fin, le Directeur m’adressa ses compliments m’annonçant que mon stage venait de prendre fin et qu’un contrat m’attendait sur son bureau.

Le deuxième, bien qu’il soit antérieur au premier, fut le jour de l’assassinat du Président Kennedy, le vendredi 23 novembre 1963 (un 8 en numérologie). Cette journée demeure encore vivace dans mon esprit, autant par l’ampleur de la tristesse du peuple américain que par le choc imprévisible qu’il provoqua entre les murs de l’ONU.

J’avais eu l’occasion de croiser JFK lorsqu’il s’est adressé devant l’Assemblée générale, en septembre 1961. Tous les employés s’étaient attroupés afin de voir en personne ce jeune Président qui devait changer la face du monde.

Lorsque éclate la nouvelle de son assassinat à la télévision, annoncée par un Walter Conckrite en larmes, les spéculations partirent dans toutes les directions ; personne ne savait prédire ce qui s’ensuivrait. On avançait la théorie de divers complots allant d’une participation de Fidel Castro à celle de la mafia américaine ; de la CIA à des gens de la garde rapprochée de son successeur Lyndon Johnson. J’en passe.

La seule catastrophe qui rivalisera avec celle-ci en terme médiatique, sera l’effondrement des tours jumelles du World Trade Center à New York, le mardi 11 septembre 2001 (un 5 en numérologie) suscitant tristesse et peur mêlées. Je crois bien dire qu’à partir de ce moment-là les médias s’affichent comme  nouveau grand pouvoir. J’essaie parfois d’imaginer les événements du 23 novembre 1963 couverts par les moyens technologiques actuels qui souvent dépassent la réalité elle-même. Imaginez un instant que les Facebook et autres réseaux sociaux aient existé, tout aurait été partagé quelques secondes après les tirs qui firent s’effondrer le plus jeune Président américain âgé de 46 ans.

J’en viens au troisième ; ma rencontre avec un diplomate chinois de qui je tombe follement amoureuse. Je tairai son nom pour le moment et n’en dirai pas davantage sur lui, sauf qu’il est le père de ma fille et m’a initiée au yoga : le qi gong.

Cette idylle, entreprise vers la fin de 1969, perdurera jusqu’au mariage de Marie en 1990 et la naissance de ma première petite-fille, Léa, la même année. Puis cet homme, avec qui j’ai vécu vingt ans, retourne en Chine pour être immédiatement envoyé au Tibet avec des responsabilités dont il ne m’a jamais instruite. La seule dont j’étais au courant et que j’ai pu développer  de manière toutefois générale avec le Dalaï-lama, recoupe la sensible question politique qui y sévit depuis plusieurs années.

L’arrivée de Marie dans ma vie fut l’occasion de la réorganiser. La petite chambre que je louais ne convenait plus et les appartements à New York, en plus de se faire rares, supposaient des coûts astronomiques. Pas question non plus d’aller vivre dans la résidence de mon compagnon chinois qui souhaitait que cette relation demeure secrète et... mystérieuse. Toutefois, il partagea les dépenses liées à l’arrivée de Marie dans nos vies.

Lorsque je travaillais, il m’était possible de bénéficier du service de garde organisé par le Directeur du service de l'interprétation qui a toujours eu le bien-être de ses employés comme priorité. Nous étions majoritairement des femmes, pas toutes mariées, certaines mères monoparentales, la garderie nous rendait de précieux services. Les week-ends, Marie et moi avions nos habitudes. La principale était d’être ensemble quelques heures à marcher dehors, autour de Columbus Park avant de rejoindre son père dans le cœur du quartier chinois de New York - le Chinatown - pour y manger des mets asiatiques. J’ai le souvenir vivace que très souvent nous arpentions la 41e rue de Flushing.

Nous étions des familiers d’un tout petit restaurant situé sur Grand Street à quelques portes de la fameuse pharmacie Kamwo. On nous recevait avec toute la civilité chinoise. Avec les années, nous avons dévoré tous les plats que le menu propose et cela à moult occasions. Lorsque Marie, à l’âge de 4 ans, sut manier les baguettes, déjà son caractère la portait à faire ses propres choix culinaires.

Le père adorait sa fille qui le lui rendait bien. Son amour pour elle ne reposait pas sur des aspects plastiques. Oui, elle était belle, très belle même, en raison de cette connexité génétique particulière, mais son développement spirituel l’intéressait davantage.

Notre petit bijou d’appartement situé dans Les Narrows - un détroit séparant Brooklyn et Staten Island - se compose de trois pièces et demie situé au 12e étage, d’une immense porte vitrée donnant sur le balcon, sans aucun doute la caractéristique première qui fait son charme, d’ l’on peut admirer le fleuve Hudson à l’horizon. Comme je me plais encore de m’y prélasser, alors que le père de Marie, lui, adorait s’installer avec elle dans sa chambre, lui lire des textes tibétains traduits en mandarin. Sa voix m’envoûtait. Elle résonnait si délicatement, comme un écho éternel. Je fermais les yeux pour mieux m’en imprégner. J’y vis toujours.

(Je parlerai plus loin du mariage de Marie et du départ de son père.)

Je refusais les voyages dont l’itinéraire grugeait les week-ends. Lorsque Marie put m’accompagner, je modifiai mes exigences de sorte que nous avons pu traverser les USA au complet, nous arrêter dans quelques pays d’Europe et participer avec le père de ma fille à une réunion importante qui se tiendrait à Pékin, en 1980.

(Nous y reviendrons aussi.)

Le Directeur du service de l'interprétation, conscient de l’importance capitale du travail des interprètes devant œuvrer dans un climat de bonne entente et de sécurité, avait réussi, avec brio d’ailleurs, à créer un esprit de famille autour de ses employés - je le rappelle, majoritairement composés de femmes - au point qu’il devint pour nous plus qu’un patron, pas un ami ni un protecteur, mais un collaborateur facile d’approche, d’une écoute rigoureuse et empathique. Tout ce qui pouvait tourmenter et à la limite perturber un employé, il s’y intéressait, prompt à y apporter une solution. Comme bien d’autres, passant inaperçu, il aura laissé d’indélébiles traces chez tous ceux qui eurent à travailler avec lui.

S’ajoutant au personnel de la garderie, trié sur le volet - un florilège de femmes provenant de tous les continents - le patron avait su convaincre une médecin, prête à intervenir en cas d’urgence puisque personne n’était autorisée à pénétrer au siège social de l’ONU sans avoir passé par le filtre d’investigations très serrées.

Nous, les parents, avions à opter parmi un éventail bigarré - choix  difficile, car toutes possédaient des personnalités attachantes - celle ou celles qui nous conviendraient d’abord et par la suite à l’enfant lorsque celui-ci était en mesure de manifester un intérêt.

Vous ne vous surprendrez pas si je dis que la nounou de Marie - Tình Yêu Quý, que l’on abrégeait en utilisant strictement Tình - est d’origine asiatique, vietnamienne plus précisément. Sans vouloir raconter sa triste histoire qui remonte à 1954, je dirai simplement qu’elle et moi, à une année d’intervalle, quittions pays et famille pour se retrouver, elle aux USA, moi en France.

Toutes deux, ayant quitté notre sol natal, y retourner ne se posait pas à cette époque. Pour Tình, les raisons sont faciles à comprendre puisque le régime communiste n’allait s’ouvrir au monde extérieur qu’à partir de 1986, avec la politique du Renouveau ( đổi mới ), alors que de mon côté ce fut bêtement en raison d’un entêtement. Mes parents, catholiques intégristes, s’offusquèrent profondément lorsqu’ils apprirent que j’étais enceinte, déjà que mon divorce leur était toujours accroché comme un os au travers de la gorge. Je dois dire que l’épisode de mon avortement leur fut totalement cachée. La lettre reçue de ma mère à la suite de cette annonce était sans équivoque. Elle ne communiquerait plus avec moi, sauf pour m’informer du décès de mon père survenu en 1975. Une tante m’avertira qu’à son tour ma mère venait de quitter ce monde en 1979, me qualifiant d’égoïste, d’insensible, dure et sans cœur. Je n’ai pas assisté à leurs funérailles, ce qui mit un point final à mes relations familiales.

La nounou de Marie a refait sa vie à New York, se réalisant dans son emploi au siège social de l’ONU. Devenues d’inséparables amies, jamais je n’ai ressenti envers elle autre chose qu’un profond sentiment d’attachement. Tout ce qu’elle disait, surtout lorsqu’elle parlait de ma fille, était juste, profondément teinté de bonté et de clairvoyance. Les cinq premières années de vie de Marie se résument par cette relation maternelle intense et le fait que nous avions, Tình et moi, exactement la même vision sur l’éducation des enfants : liberté et sécurité.

 

(Je me permets d’intervenir à nouveau. Il me semble que vous reportez et reportez des faits à plus tard. Est-ce que vous perdez le fil ? Savez-vous bien vers quoi vous vous dirigez ?)

 

 # # # # # # # # # #

 

    Marie a connu une enfance que je qualifierais d’idéale, autant au niveau de la santé que par sa facilité à nouer des contacts avec les enfants de son âge ainsi que les adultes. Elle a traversé les divers échelons du cheminement scolaire avec aisance, mais ce qui la caractérisait fut sans aucun doute ce goût insatiable pour tout savoir, tout comprendre, cela avec une curiosité qui parfois embarrassait sa mère et épuisait sa nounou.

Lorsqu’elle fut en mesure de se déplacer elle-même, Tình la retrouvait assise dans les gradins de l’Assemblée générale ou souvent à la grande bibliothèque. Elle suivait ce qui se déroulait devant ses yeux, puis nous revenait avec des commentaires juteux dont celui qui m’a permis de lui expliquer la complexité de mon travail. “ Pourquoi tous les messieurs ne parlent-ils pas la même langue ?

Autant Tình que moi avions insisté sur le fait qu’elle ne devait jamais courir vers son père et lui sauter dans les bras si elle le croisait dans les corridors du siège social. Facilement, elle s’est pliée à cette règle sans la questionner ou la remettre en question. “ Papa, c’est pour la maison.” Je crois qu’elle était consciente du décorum des lieux qui représentaient son espace de vie, le jour.

Un soir, sortie de cette espèce de fourni qui continuellement se transforme, retournant à l’appartement par le métro, elle me fait ce commentaire pertinent :

Les dames ne parlent pas souvent devant tout le monde, elles sont plus comme toi, cachées dans leur cubicule avec des oreilles ajoutées et un micro devant elle. À qui parlent-elles ? 

 

* - la fin du deuxième texte - *

          





Un peu de politique à saveur batracienne... (19)

  Trudeau et Freeland Le CRAPAUD ne pouvait absolument pas laisser passer une telle occasion de crapahuter en pleine politique fédérale cana...