lundi 9 avril 2007

Le cent soixante-deuxième saut de crapaud (*5)


Chapitre 4
Mademoiselle Dubonnet n'est pas un apéritif...


L'intérieur du vieux bâtiment présentait un fouillis total. La saleté règnait en maîtresse. Sur les deux étages, le même désordre, la même odeur d'humidité et ce froid que le soleil, seul système de chauffage existant, ne réussissait pas à bouffer.

L'étage supérieur semblait plus vivant que le premier. On aurait dit un ancien bureau. La poussière le couvrait entièrement de même que les fauteuils qui devaient sûrement avoir survécu à on ne sait trop combien de personnes.

- Pas pire comme "squat"!

Éric n'en revenait pas. Ses yeux rouges de fatigue et de nervosité tournaient dans cet espace, qui, malgré les années, tenait encore debout. Une fenêtre donnait directement sur le fleuve.

- C'était quoi avant?
- Le pavillon du Japon de l'Expo'67, répondit un grand gars aux jeans déchirés aux genoux, au veston de cuir couvert de chaînes et surtout à l'allure louche.
- Le jap serait content de voir ça.
- Qui ça?
- Oh!, tu ne le connais pas.
- Un de la gang?

Le plus grand, Steve pour les habitués, ne faisait confiance en personne. L'irritation se lisait dans ses yeux méprisants. Il n'aimait pas qu'on lui cause et qu'il ne comprenne pas. Tout, pour lui, devait être simple, clair et élémentaire. Un et un font deux, point final. Et il voulait le faire bien comprendre à Éric qui faisait le tour de son domicile temporaire.

- Écoute, le jeune...
- Je suis pas le jeune, tu sauras.
- ... c'est moi qui parle, alors tu la fermes, sinon. Tu m'écoutes bien comme il le faut. On t'a ramassé; alors tu suis le courant. Pas question d'autre chose. C'est clair?

Éric s'écroula dans un fauteuil duquel s'échappa un petit nuage de poussière qui s'éparpilla devant la fenêtre. Poussière et rayon de soleil se mêlèrent. Éric s'alluma une cigarette. On le sentait tendu.

- Tu restes ici deux jours. Sans bouger. Après, je viens te chercher et je t'embarque sur une affaire pour que tu puisses payer ton "squat". Est-ce que je me fais bien comprendre?
- O.K. Steve.

Le grand portait des bottes en cuir lui allant aux genoux et, c'était visible, à l'intérieur de son veston, se profilait une arme.

- Je vais venir tous les soirs te porter de quoi manger. Il ne faut pas que tu te fasses prendre tout de suite. Les policiers donnent un gros coup dans les premières quarante-huit heures après ils passent à autre chose. Ici, personne ne vient, c'est impossible.
- Je fais quoi pendant deux jours?
- Tu penses à tes vieux péchés, l'épais.

Steve, c'était le protecteur d'Éric depuis longtemps. Sans lui, retour dans les plus brefs délais au centre d'accueil. Il n'avait pas le choix. Quarante-huit heures c'était loin mais beaucoup moins que de jouer au bon petit garçon encore deux ans avec des éducateurs qui n'arrêtaient pas de lui dire quoi faire, comment le faire et quand le faire.

- Tu bouges pas ou t'es fait comme un rat.
- O.K.
- N'oublie pas que Marc est toujours proche de nous autres, et Steve se mit à rire si fort qu'un frisson d'horreur glaça les veines de notre fugueur qui rallumait une cigarette. Le grand avait le don de rappeler des événements en évoquant un prénom.

Éric savait qu'il était à sa merci mais avait-il un autre choix? À chacune de ses fugues, le même scénario se répétait: trouver Steve, s'organiser pour effectuer un petit travail payant sans se faire prendre et tenter de se faire oublier. Mais ça finissait jamais comme il le souhaitait. On le rattrapait et c'était retour à la case départ.

- On est samedi. Tu seras dans la rue lundi, alors prends un "brake"... tu vas en avoir besoin.
- Belle fin de semaine!

Steve lui lança un sac dans lequel il retrouva de l'herbe verte. Éric n'avait pu en prendre depuis sa dernière fugue qui ne dura que quelques heures. À peine le temps de retourner chez sa mère, prendre un joint et se faire coffrer par les éducateurs qu'elle avait immédiatement appelés.
Pas question pour lui d'y revenir cette fois-ci. D'ailleurs, il avait la certitude qu'elle souhaitait le voir disparaître de sa vie. Elle n'avait jamais accepté ce fils, tellement pareil à son mari, bon pour l'échafaud comme elle ne cessait de lui rappeler.

- Elle va le regretter un jour, se dit-il après avoir roulé son joint.

Rapidement ses yeux rouges se fermèrent, les dernières volutes de son mégot s'éteignirent et Éric tomba endormi sur le plancher froid et silencieux de son appartement de fortune, de misère.




L U N D I



Patrice se préparait pour se rendre à l'université en ce dernier lundi d'avril. Deux examens, et après vingt ans d'études et une discipline personnelle qu'il s'était imposée tel un samouraï japonais, les cours seraient terminés. L'entrevue vers la fin de l'après-midi couronnerait sa dernière journée d'étudiant.

- Il ne faut rien dire ses jours-là, dit monsieur Lanctôt qui achevait son déjeuner face à Patrice classant ses papiers dans son sac.

Leur attention fut attirée par une nouvelle à la télévision.

- En dernière heure, nous apprenons que la société Micro Com de Los Angeles vient de passer aux mains de l'un des plus importants hommes d'affaires japonais, monsieur Niko Nakamoto.

Pendant que la speakerine donnait les détails de la transaction, on voyait ce monsieur remettre un chèque à un gros américain heureux de toucher la modique somme de cent quatre-vingts millions de dollars.

- Le président de Micro Com s'est dit confiant de voir le contrat ratifié par le Sénat américain malgré l'opposition de certains sénateurs. Rappelons que ceux qui manifestèrent une évidente retenue face à l'importante transaction, ont déclaré que cette vente donnerait le coup de mort à la haute technologie aux États-Unis.

- Ils sont riches les Japonais, reprit monsieur Lanctôt qui ferma la télévision à partir de la télécommande toujours près de lui dès le moment où il entrait dans la maison.

C'est lui qui dirigeait la programmation. Tout ce qui traversait l'écran passait par lui. Maître après Dieu, monsieur Lanctôt contrôlait depuis des années les images télévisuelles alimentant cette maison. Là s'arrêtait son autorité car madame Lanctôt gérait le reste.

- Bonne journée, et Patrice sortit.
- Je pourrai dire que jamais je n'ai eu de conversation avec ce garçon.

Avant de partir vers Montréal, Patrice s'arrêta chez Alex pour l'inviter à prendre une bière, ce soir, dernier soir d'études.

Il se retrouva sur le pont Jacques-Cartier. Montréal. L'université. Les examens. Les dernières salutations.

Descendant la Côte Sainte-Catherine, il se rappela qu'il voulait absolument s'arrêter au bureau du ministère des Affaires sociales, au service de l'adoption, au coin des rues Outremont et de l'Épée.

La dame ou plutôt la demoiselle âgée qui le reçut, fut charmante avec lui.

- Vous comprendrez, monsieur, qu'il nous est impossible de vous permettre de fouiller dans les archives. Mais le directeur pourrait peut-être vous recevoir. Je vais le lui demander.
- Merci madame.
- Mademoiselle.
- Pardon, mademoiselle.
- Dubonnet.
- Mademoiselle Dubonnet.

Au bout de quelques minutes, apparut un bonhomme aussi gros que grand qu'accompagnait mademoiselle Dubonnet.

- Monsieur Patrice Lanctôt?
- Monsieur?
- Je suis le directeur du service d'adoption. Vous pouvez entrer dans mon bureau. Mademoiselle Dubonnet m'a précisé l'objet de votre visite.

S'excusant devant mademoiselle Dubonnet qui tenait ses mains jointes, Patrice pénétra et, sur l'invitation du directeur, s'assit.

- Vous comprendrez que nous ne pouvons...
- Mademoiselle Dubonnet me l'a déjà dit. Ce que j'aimerais savoir est à la fois simple et rapide.
- Je vous en prie, passons aux faits.
- Y a-t-il dans mon dossier d'adoption des informations qui me permettraient de retracer ma mère?
- Vous connaissez le système?
- Je viens de terminer mes études en psychologie à l'Université de Montréal.
- Donc, la paperasse, les autorisations, les permissions...
- Ça va pour cela. Je ne vous demande pas de me remettre le dossier.
- Ce que, de toute façon, je ne pourrais faire, dit le directeur en s'allumant une cigarette placée au bout d'un fume-cigarette en or.
- Vous savez, monsieur le directeur, tous les documents relatifs à une adoption légale peuvent être remis au requérant qui en fait une demande en bonne et due forme, et cela au bout de vingt ans.
- Exact, mais le vôtre est un peu spécial.

Patrice étouffait dans cette pièce exiguë et remplie de fumée. Il avait un peu de difficulté à dénicher son interlocuteur enfoui sous une tonne de papier et des voiles de fumée.

- Dans quel sens?
- Sans pour autant l'avoir sous les yeux... je constate que vous n'êtes pas Québécois... d'origine.
- Que voulez-vous dire?
- Vos parents ne sont pas..., il s'arrêta de parler, tira sur son porte-cigarette en réfléchissant aux paroles qu'il devait prononcer.
- ... Québécois d'origine? reprit Patrice.
- Enfin...

La discussion piétinait, ce qui impatientait Patrice.

- Je vois ce que vous voulez dire. En effet, ma mère est japonaise et mon père, inconnu.
- Voilà. Voilà, le problème.
- Vous pouvez sûrement me le rendre plus explicite.
- Votre dossier relève certainement de l'adoption internationale.
- Est-il possible, d'ici, de faire la vérification.
- J'en parle à mademoiselle Dubonnet.

Pendant que monsieur le directeur, qui n'avait jamais donné son nom, sortit quelques instants, Patrice se leva et regarda par la fenêtre. Elle donnait sur Montréal à mi-hauteur du Mont-Royal. La ville paraissait orange avec le soleil glissant entre les buildings.

- Monsieur Lanctôt.

Mademoiselle Dubonnet venait de tirer Patrice de sa rêverie.

- Je vous suis, madame.
- Mademoiselle.
- Mademoiselle Dubonnet.
- Vous vous rappelez mon nom.
- Et vous du mien?

Au comptoir, elle entra des données sur l'ordinateur. Cela prit un certain temps et Patrice n'avait plus revu monsieur le directeur, sans doute retourné à son bureau.

- Voilà, ça y est. Vous êtes le PL-08-05-1968-00, s'écria la demoiselle toute fière de voir apparaître quelque chose à l'écran. Avez-vous le nom de votre père?
- "Inconnu".
- Pardon.
- Je vous en prie.
- Avez-vous le nom de votre mère? reprit-elle.
- Pas tout à fait, mademoiselle, c'est justement elle que je recherche.
- Pardon.
- Est-ce primordial? Patrice respirait profondément de plus en plus certain qu'il risquait de passer toute la nuit en compagnie de la vieille demoiselle.
- Sans le nom ou même le prénom de la mère, je ne peux entrer dans votre dossier personnel. Vous savez que depuis l'informatisation des documents, il faut absolument la clé d'entrée ajoutée à votre numéro de dossier.
- Tout simple.
- Voilà.
- Alors, on fait quoi? Patrice trouvait le temps long.
- Vous me donnez l'information qui me manque, sinon je ne peux rien faire.
- Essayez Gansou ou Yansun.

Mademoiselle Dubonnet tapait sur le clavier avec ses deux index, n'ayant jamais réussi à apprendre la méthode.

- Non, je n'y arrive pas.
- Puis-je me permettre d'essayer.
- Si vous croyez réussir mieux que moi.

Patrice passa de l'autre côté du comptoir et s'aperçut que mademoiselle Dubonnet travaillait sans souliers. Une vieille habitude de secrétaire, sans doute.
Il entra la première donnée, ensuite G A N SO U. Après un ceratin temps de recherche, l'écran afficha toute une série de nombres que Patrice retourna à l'ordinateur. Enfin, sous les yeux de mademoiselle Dubonnet et d'un Patrice survolté, défilèrent des lignes ininterrompues d'informations.

- Je crois que c'est bon.
- Vous pouvez prendre votre temps, mais pas trop, nous fermons dans dix minutes.

Patrice sortit le cahier à jaquette de cuir noir de son sac et nota l'essentiel: l'hôpital Notre-Dame, le nom d'un médecin accoucheur, une institution qui le prit en charge dès sa naissance sous la responsabilité de madame Beaudoin, le fameux "père inconnu" et les Lanctôt de Saint-Camille. Au bas, une référence: madame Prince, rue Hochelaga, Montréal.

- Merci beaucoup madame.
- Mademoiselle.
- Mademoiselle Dubonnet.

Il quitta le bureau d'adoption pour retrouver sa camionnette blanche. L'après-midi s'annonçait doux. Les bourgeons s'étiraient aux branches des arbres, on sentait que dans quelques jours, ils éclateraient.

Patrice s'arrêta dans un petit restaurant, prit un sandwich et une bouteille d'eau avant de se diriger vers les bureaux de la commission scolaire où on l'attendait pour une entrevue.

Aucune nervosité ne l'habitait. Cette rencontre revêtait certainement un caractère officiel, mais comme il n'avait pas l'intention de s'engager tout de suite sur le marché du travail, il s'y présentait détendu.

Sur un banc, il éclata de rire lorsqu'il se rendit compte que mademoiselle Dubonnet n'était pas un apéritif...

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