mercredi 22 février 2023

O T I U M 02.23


Les temps sont durs pour rêver

Réflexions sur la rêverie et la flânerie

 

    Au moment où l’on m’invite à une création littéraire sur les thèmes de la rêverie et de la flânerie, le monde ne cesse de dévoiler sa face sombre autour de moi et même en moi : tremblement de terre dévastateur au Moyen-Orient ; guerre s’éternisant dans l’hiver froid aux confins de l’Europe ; banditisme indomptable dans les Antilles ; feux ravageurs et fumées étouffantes en Amérique du Sud ; mouvements migratoires incontrôlables en Amérique du Nord ; attaque au camion bélier sur des tout-petits dans une garderie du Québec et ombre dans l’un de mes poumons… pour ne citer que quelques exemples.

Comment ne pas me laisser plomber par la lourdeur de ces sinistres réalités ? Comment emprunter le chemin du rêve éveillé ? Me faut-il attendre que les conditions solaires soient réunies — silence, solitude, lenteur et état d’ouverture intérieur — pour que m’appellent d’attrayantes images vagabondes ou au contraire, dois-je pousser la note et urgemment forcer ces escapades de l’âme pour le salut de ma paix intime ?

Je réfléchis et je résiste encore quand je lis, pour m’inspirer, la proposition du grand philosophe Gaston Bachelard :

« Toute rêverie devant la flamme est une rêverie qui admire. »

Je ne puis m’empêcher de déceler dans cette affirmation la projection de l’âme inspirée et pacifiée de cet auteur.

Pour ma part, j’imagine immédiatement cette personne à la lueur de la flamme, qui autrefois aurait échappé dans l’effroi et l’étouffement à l’avancée de feux caniculaires. Ou encore cette autre personne éclairée par cette même flamme, mais ici dans l’antre d’un obscur bunker glacial au son sifflant et angoissant de bombes explosives.

Et je me dis que non, toute rêverie devant la flamme ne peut pas toujours être une rêverie qui admire.

Ceci posé, je m’en voudrais de faire virer au cauchemar cette réflexion aux intentions pourtant si poétiques. D’en devenir l’éteignoir, au moment où plus que jamais, s’imposent un contrepoids, un contretemps, un contre-jour à la noirceur ambiante.

Allons donc puiser à l’imaginaire qu’une beauté du monde encore subsistante est toujours susceptible d’allumer, d’enflammer !  

Je vous partage le songe que je convoque chaque soir avant de m’endormir. 


Un radeau dérive lentement sur une mer étale.

Il tangue à peine sous une nuit d’encre criblée d’étoiles scintillantes.

Je suis allongée sur ce radeau, mon amoureux à mon flanc.

Je sens qu’il tient chaudement ma main dans la sienne.

Une douillette nous recouvre.

Le silence est sidéral.

Aspirée par la noirceur du cosmos, j’ai le vertige.

Le vertige

De tous les opposés qu’il inspire :

Plein, vide

Proche, infini

Inconnu, familier

Habitable, hostile

Peuplé, solitaire

Fascinant, effrayant

Relatif, absolu.

 

Le songe s’interrompt à ce seuil. Je me vois incapable d’en poursuivre la trame. À cette étape, il m’apaise.

Pourquoi m’est-il impossible de pousser plus loin ce mirage ? Est-ce par crainte de ce qui pourrait ensuite advenir ? De brusques rafales soulèvent soudainement la mer, le radeau commence à tanguer dangereusement, les flots glacés emportent la couverture, la main chaude de mon amoureux se détache de la mienne, je suis submergée par les vagues, j’étouffe dans un sentiment d’abandon, je me sens aspirée dans le tourbillon d’insondables profondeurs, je me noie. 

Mieux vaut me tenir aux portes du songe pour le moment.

Et inviter plutôt le rêve des sensitifs horizons qui se dessinent au-devant : la Crète, cette autre forme de radeau ancré au confluent de trois continents, dans des eaux aux couleurs de pierres précieuses : bleu saphir, turquoise, vert jade, émeraude.

Je m’imagine flâner dans les sentiers de l’ile, tenant la main chaude de mon amoureux dans la mienne, le regard étourdi de tant de couleurs, car on dit de ce lieu qu’au printemps il devient un immense jardin débordant de parfums.

Je nous vois avancer indolemment à travers des plantations d’oliviers aux feuilles vert-de-gris, des champs de citronniers et d’orangers d’où s’exhalent de sublimes effluves fruités. Ou, plus loin, marcher entre des touffes de mimosas, de genêts, de camomille, d’origan, de thym et de sauge aux odeurs suaves tantôt sucrées, tantôt délicieusement poivrées.

J’entends les cigales pousser leur sifflement strident tandis que tournoient au-dessus de nos têtes de majestueux rapaces à la recherche des chevrettes de montagne.

Je sens la douce brise de la mer de Lybie me caresser l’épiderme frissonnant.

Je m’attarde dans les ruelles des villes, dans les campagnes aux abords des monastères, des églises byzantines ; je vagabonde par les collines à l’ombre des moulins aux ailes blanches ; je m’assois aux terrasses des cafés surplombant les plages de sable fin ; j’admire le soleil scintiller de mille fragments sur les flots translucides ; j’écoute ma faim, j’anticipe les saveurs relevées des huiles d’olive, des miels de thym, des fromages de chèvre, et je me délecte de l’éclat de la tomate rouge en bouche.

Je sens couler la chaleur du raki dans ma gorge et je jouis du temps lent. Saturé de tant de beautés.

Et à l’instar d’Icare dont l’ile fut le lieu de l’envol, je me laisse planer dans l’extase de l’inépuisable poésie de cette terre idyllique. J’ai des ailes : je flâne et je rêve enfin et le soleil ne fait rien fondre !

                                         

                                                                                                                           Claire

février 2023


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Rêver de voyage… rêverie en voyage

 

Ils arrivent le ventre alourdi de fruits les bateaux

Ils viennent du bout du monde

Apportant avec eux des idées vagabondes

Aux reflets de ciel bleu

De mirage

Traînant un parfum poivré

De pays inconnus et d'éternels étés

Où l'on vit presque nu sur les plages

 

Nous sommes à préparer ma conjointe et moi, ce qui sera probablement notre ultime voyage outre-Atlantique. Et ce sera dans la partie de l’Europe que nous préférons : la Grèce. Plus précisément dans la mythique Crète dont nous rêvons depuis la lecture du roman de Níkos Kazantzakis, Zorba le Grec.

C’est lors de notre voyage à l’ile de Milos que nous sommes tombés amoureux de la mer Égée et du bleu et blanc de sa lumière. C’est un pays où la rêverie peut se déployer si spontanément. Je me vois encore sur cette plage d’un blanc immaculé grâce à l’affleurement du kaolin, projetant mon regard sur cette mer ayant jadis inspiré le grand Homère, ému, transporté.




Je m’imaginais voguer sur les flots bleus avec l’équipage d’Ulysse et abordant les rives de l’île de Djerba que je visitai lors de mon séjour en Tunisie. Revenir dans ce pays de Kazantzakis c’est réaliser un rêve amorcé lors de ma rêverie sur les lieux où un paysan trouva une Vénus devenue erronément celle de Milo, mais bien de Milos.

En consultant les guides de tourisme concernant la Crète, une expression a retenu mon intérêt: venez vivre la nonchalance crétoise! Déjà je nous vois assis en fin d’après-midi dans une taverna d’un petit village, sirotant une liqueur d’anis, et suivant du regard tranquille le vieux berger amenant ses moutons au bercail pour la nuit. Le soleil à l’horizon s’apprêtant à faire pareil. Peut-être ce jour-là aurions-nous découvert et emprunté un sentier de chèvres aboutissant au sommet d’une colline embaumant de parfums de thym, d'origan, de romarin et d'estragon.

Retrouverons-nous en effet ce type de petit sentier que nous avons sillonné sur Milos découvert tardivement à la fin de notre séjour. Un sentier parmi les oliviers surtout fréquenté par les chèvres. Il menait, je m'en souviens à une coquette petite chapelle d’église orthodoxe; une allée enchantée où je déambulai, rêveur ébloui, mais rempli de tristesse de quitter cette île paradisiaque, tournant le dos à ma vie professionnelle.

Je penserai certainement à ce sentier qui symbolisa la transition vers ma retraite tout en célébrant nos noces d’argent. En Crète, ce sera cette fois l’entrée dans ma 75e année, soulagé d’avoir enfin retrouvé un peu ma capacité à pratiquer la marche  dans les sentiers forestiers et les collines ombragées.

                                                     

Je revois comme dans un rêve,
Au fond d'un lointain souvenir,
Une langue de mer bleuir
Entre deux rocs, sur une grève.

André Lemoyne

Pierre

Québec, février 2023

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    Bizarrement... c’est ainsi que Nathan ressent les choses qui l’envahissent depuis sa lecture des deux lettres. En si peu de temps, trop d’événements l’ont bousculé : la séparation impromptue d’avec Isabelle et le déménagement qui s’en suivit - il n’avait pas eu à beaucoup chercher, l’appartement au-dessus de celui qu’il partageait avec elle s’était libéré et il s’y installa - son court voyage dans le village de ses parents, la rencontre dans le bus d’une vieille dame qui lui remit la carte d’affaire d’un groupe de rencontre, puis ce livre au beau milieu duquel se cachait une enveloppe postale contenant la lettre de James à Gabrielle - un demi père à sa fille. Ce paragraphe tiré du livre de Virginia Woolf dans lequel on parlait de paysage à l’intérieur de soi qu’il lui fallait découvrir, identifier puis tâcher d’établir une palpable unicité avec la réalité que nous dévoile le monde extérieur.

Tout cela relevait presque de la science-fiction pour Nathan dont l’intérêt a toujours résidé dans le fait de n’être jamais surpris par la forme d’un geste résultant d’une action/réaction, et pour utiliser un terme se rapprochant de l’électromécanique, le on/off.

Le paragraphe qu’il pouvait maintenant réciter par coeur sans avoir recours au texte, sans être en mesure de se l’expliquer, l’invitait à réfléchir. Les cours de philosophie suivis au CEGEP ne l’ont jamais captivé et les inévitables analyses de textes des cours de Français, eh bien c’est Isabelle qui les rédigeait pour lui.

- Nathan, tu es paresseux, lui disait-elle. Tu devrais te fixer un objectif : lire ce que le prof de philo nous propose et prendre le temps de traverser au moins un livre, à l’occasion. Tiens ! Je te donne un truc : associe les deux. Je te suggère, LES RÊVERIES DU PROMENEUR SOLITAIRE de l’écrivain et philosophe Jean-Jacques Rousseau, ainsi tu couvriras les deux matières. C’est certain que tu le trouveras à la bibliothèque, pas besoin de l’acheter.

.....

 

Ce fut pénible pour Nathan de déchiffrer ce bouquin inachevé, tellement à l’opposé des revues de mécanique qu’il dévorait sans jamais se lasser. La langue d’un autre siècle contrariait sa compréhension, l’obligeant à pianoter sur son portable afin de saisir le sens des mots qu’il découvrait pour une première fois.

C’est vers cette expérience (pénible, n’en doutons pas) que les événements récents l’engagèrent. Se promener. Marcher sans un autre but que celui de  de flâner. Peut-être tenter de connecter l’extérieur montréalais à cette abstraction que représente son intérieur.

- Je vois très bien les effets externes de l’électricité, mais il m’est impossible d’entrer à l’intérieur de cette énergie produite par le déplacement de particules. Si comme Rousseau, marchant, flânant, je pouvais en arriver à m’intérioriser suffisamment et percevoir ce fameux paysage, repérer du réel, peut-être que j’arriverai à l’énoncer de manière compréhensible.

Est-ce pour l’expérience ou l’aventure que Nathan se lança dans ce que Rousseau appelait la nécessité qui commande? Il savait que les derniers chambardements ne pouvaient être attribués qu’au hasard. Il devait s’y mettre. Dès maintenant.

 

.....

Sa première flânerie

. Je veux ni penser ni réfléchir, que laisser mes pas aller vers n’importe , recevoir ce qui arrivera sans l’analyser. La flânerie sera mon guide. Éviter d’emprunter les rues que je connais, sachant ce qui s’y cache, s’y profile. J’irai davantage vers les ruelles.

 

Il marcha certainement deux heures dans un froid glacial, seul, son baladeur branché sur la musique country de Jim Groce. Le vent balayait, par des à-coups ininterrompus, la neige qui se réfugiait sur le squelette des arbres, aux clôtures immobiles. L’espace se fissurait entre le blanc et le vert. Parfois, le voltage diminuait faisant grelotter les lampadaires ainsi que la lumière scotchée aux fenêtres des maisons sur lesquelles la chaleur empreignait un givre froid. Souvent, une bourrasque devenait tornade, tourbillonnant aux pieds du marcheur solitaire perdu dans l’étroitesse des ruelles.

 

. Existe-t-il une gymnastique de la flânerie ? Une grammaire de la rêverie ? Je me le demande, mais ce soir c’est davantage les éléments météorologiques qui se sont fait ressentir. Trois couches nettement identifiables prévalaient : celle qu’enrubannait la froidure, une seconde (mes vêtements) qui la combattait et une dernière lovée autour de ma peau s’acharnant à protéger mon corps. Je n’ai pas rêvé, je me suis défendu contre des éléments extérieurs, mais j’ai senti qu’ils cherchaient à me pénétrer et que je devais me cuirasser contre eux. Non, ils ne se révélaient pas comme étant des ennemis ; ils défendaient un territoire. Ce territoire, bien qu’immobile, stable, prenait une autre dimension compte-tenu de l’assaut des attaques. Si je refais le même trajet, mais dans des conditions tout à fait différentes, le territoire me semblera-t-il dissemblable ? Moi, serai-je le même ?

 

Jean

Février ‘23



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