mardi 6 septembre 2005

Le deuxième saut de crapaud



L'on dit du phare de Cap-des-Rosiers situé à une quarantaine de kilomètres de Gaspé qu'il serait le plus haut du monde. En Gaspésie, on voit grand et... de haut. Cet oeil scrutant le golfe Saint-Laurent a une longue histoire. L'officielle ainsi que celle d'un grand-père qui lui a découvert, il y a de cela plusieurs années, des vertus inconnues des touristes et des requins qui nagent à ses pieds. Car il y a à Cap-des-Rosiers, des requins. Pas seulement des maquereaux. À la porte sud du parc Forillon le guetteur attentif et patient peut y voir des bancs de baleines, des marsoins et des dauphins. Mais ici...

Il était une fois... selon notre patriarche, un vieux rafiot provenant d'Irlande ou d'ailleurs atteignit les eaux gaspésiennes. Il transportait à son bord des matelots n'ayant pour seule expérience que ce premier voyage au long cours. Ils avaient laissé leur dulcinée la rose au bois sur des grèves connues afin d'entreprendre une carrière maritime. À cette époque, nous sommes dans les années 1770, il y a donc quelques siècles, la mer exerçait toujours sur la jeunesse une solide attraction. On ne croyait pas aux sirènes, seulement qu'aux richesses incommensurables à cueillir dans des contrées devenues illustres par des légendes qu'entretenaient de vieux capitaines maintenant assis sur les perrons rongés par les marées des mers anglaises.

Un beau matin -dans les contes et les légendes, plusieurs événements tragiques ou irréels débutent le matin- le soleil tarda à se lever. Le capitaine, un dénommé Synnett, trouva ce comportement bizarre. Il avait bien noté que toute la nuit ses jeunes matelots avaient jasé de leurs amours, un gobelet de bière noire à la main. Le soleil tardait tant et si bien que son oeil de loup de mer habitué à voir dans la vague et les dos de poissons la direction à suivre, eh! bien cet oeil était embué. Il ne pouvait dire, même après avoir consulté le sextant, dans quelle direction LE GRIFFON, le nom que portait son bateau, se dirigeait. Son premier réflexe fut de réveiller l'équipage au son de sa vache marine. Les matelots dans leur pull en shetland retenaient difficilement quelques rototos provenant des liquides de la nuit. Le capitaine les mit à l'heure du jour dans un matin sans clarté. Tous se regardèrent après avoir viré de babord à tribord des yeux écarquillés. La nuit s'étirait. Ne semblait pas vouloir allé se coucher. Ni menaçante ni annonciatrice de tempête, elle ne faisait qu'être là, semblable à un étang sans fin. On en revenait tout simplement pas. Les mots se cherchaient entre eux pour décrire le phénomène. On attendait l'explication du capitaine. Celui-ci, sa vieille casquette aux couleurs délavés par le sel à la main, prit la parole:

- Sur la mer, l'essentiel est dans le ciel. Sur la mer, tout signe doit être pris au sérieux. Ce matin, le ciel est ailleurs. Il faut que nous trouvions le signe qui guidera notre nacelle. Ayons les yeux ouverts.

Et il se tut.

Pris de remords et tentant de retenir la panique, les matelots s'installèrent, pour certains à la poupe, pour d'autres à la proue, scrutant dans la nuit du jour quelque mouvement ou quelque rien du tout pouvant leur indiquer par où Neptune voguait. Néant. Des heures et des heures, et la situation n'évoluait pas. Le capitaine ne s'était pas pointé le nez. Un grand vide liquide devant eux semblait les porter. Dans leur coeur et leur âme, d'immenses regrets s'installaient. Sans le dire, ils alimentaient la certitude que leur nuit passée à boire et à rire et à tenter d'oublier les rondeurs de leurs filles, eh! bien ils s'en trouvaient punis ce matin, par un matin sans soleil. Ils savaient que la journée avançait, que le bateau stagnait et l'immobilité s'ancrait autour d'eux. Le désespoir prenait la place des remords. Intérieurement, ils prononçaient des prières, des oraisons et alignaient des promesses à chacun de leurs dieux.

Ce matin sans fin se transforma en jours, en nuits, en jours... sans jamais bouger. Et comme dans la chanson les vivres vinrent à manquer. Par chance, on ne connaissait pas le jeu de la courte paille et de toute façon parmi les matelots il n'y en avait pas de plus jeune, ils avaient tous le même âge. La même peur les rongeait. Le même soleil leur manquait. La pluie ne venait pas. Ils vivaient comme dans une espèce de grand rien. Et toujours le capitaine s'isolait dans sa cabine.

Pour faire une histoire courte de cette histoire, voici ce qui arriva environ un mois plus tard...

Le capitaine Synnett, de bon matin dans ce même matin , apparût. Il paraissait dans une forme éclatante. De sa voix chantante:

- La vie ressemble beaucoup à ce matin éternel. Durant de longs et interminables moments nous vivons dans rien, avec rien et de rien. Aucune boussole, aucun sémaphore, aucun instrument à bord du navire ne peuvent nous guider parce que le matin est sans soleil. Parce que nous ne nous souvenions plus que la mer est plus grande que nous, le soleil plus brillant que nous. Alors nous tournons à vide. Faisons du sur place. Nous nous décourageons. Cherchons des signes différents et nouveaux. J'ai vu, en montant sur le pont, que l'aileron d'un poisson trace autour du navire comme un trou. C'est un requin. Bleu. Il nous invite à le suivre. Nous le suivrons.

Et LE GRIFFON prit pour azimut cet aileron de requin. Tout doucement d'abord, plus rapidement ensuite, cela les conduisit sous les grandes ailes d'une lumière lointaine. C'était un phare. Quelques heures plus tard, ils le virent dans toute sa grandeur, sa majestuosité, assis sur un cap où fleurissaient des rosiers. Ils descendirent. Le requin prit quelque distance sans trop s'éloigner. La baie l'accueillit.

- Nous appellerons cet endroit Cap-des-Rosiers.

Voilà donc l'histoire non officielle de ce phare qui encore aujourd'hui lance sur la mer des clins d'oeil à des marins qui tournent en rond dans un matin sans fin.

Un être dépressif - 15 -

  Un être dépressif -  1 5   - Une transplantation, c’est extraire de la terre pour la planter ailleurs.   Je tarde à le publier ce dernier ...