lundi 27 février 2023

MARCHER À L'OMBRE DES FANTÔMES - 7 -





MARCHER

À L’OMBRE

DES FANTÔMES

 

troisième marche

 

F   A   N   N   Y


    Les communications de Fanny ont toujours emprunté la même route : le courrier électronique. Aucun courriel n‘indiquait son lieu de provenance, de sorte qu’il m’était difficile de la suivre de manière précise, toutefois cela devait m’arriver soit de Chine ou des USA, puisque elle avait quitté le Vietnam à la fin du mois d’avril 2006.

À ce stade-ci de mon travail, j’ai pris connaissance de la grande majorité des documents qu’elle m’a fournis. Je ne veux pas vous en faire une nomenclature exhaustive, mais commencer à dévoiler la teneur de ceux dont l’importance m’apparaît pertinente à mon travail. Il va sans dire que j’ai dû la relancer à quelques occasions afin de préciser certains éléments de mon récit.

J’ai mis de côté toutes les transcriptions de ses traductions qui remontent, pour la première, celle de 1964, à l’historique discours du Général de Gaulle. Étrangement, Fanny a monté un dossier de tout ce qui touche le Dalaï-lama sans classer le tout par ordre chronologique. Il me faut les approfondir afin de voir si cela ne renfermerait pas une piste intéressante. Je n’ose pas imaginer le sourire en coin qu’elle dut afficher, m’imaginant feuilleter cette montagne de papiers, d’articles, de photographies, de découpures de journaux ; elle aime bien me placer dans des situations embarrassantes.

Les discours du Dalaï-lama ne contiennent que très peu d’allusions aux relations sino-tibétaines, portant quasi toutes sur la doctrine bouddhique. Plusieurs questions surgirent à mon esprit, en relation avec cette fameuse lettre qu’il lui a remise lors de leur dernier entretien. La méthode de travail qu’elle a choisie serait-elle un jeu de pistes, sans indices bien sûr ? Je n’en serais pas à ma première surprise.

A-t-elle été chargée d’une mission particulière ou secrète ? Lui, était-il au courant que l’homme qui vivait avec sa traductrice était de nationalité chinoise et diplomate, au siège social de l’ONU d’abord, avant d’être affecté au Tibet ? En quoi cette interprète pouvait-elle lui être utile pour qu’il lui fasse ainsi confiance ? Dans quel but, vers la fin du dossier, s’intéressait-il à la petite-fille de Fanny, la jeune Léa ?

J’arrive difficilement à tout déchiffrer alors que les années ‘80 s’amorcent pour finir sur les chapeaux de roue et que Fanny prend de plus en plus de place au service d’interprétation de l’ONU. On lui confie des tâches complexes, celles qui exigent un doigté et une expertise professionnelle qui écarta un nombre important de ses collègues.

Cela l’isolera du groupe d’interprètes oeuvrant à l’Assemblée générale et définitivement éloignée des séances du Conseil de sécurité. Elle ne s’en plaint pas d’ailleurs, puisqu’en habile stratège qu’elle se doit de devenir, patauger dans cet univers alambiqué ne semble pas la perturber. Fanny prit la décision de vivre à part, s’éloignant de ses confrères et donner l’impression de continuellement s’en tenir au premier degré des relations. Se consacrer à sa fille, alimenter son amitié avec la nounou de Marie et s’engager émotivement auprès de son amant chinois, ce que je reçois comme information sur cette décennie peut fort bien en être le résumé. Elle connaît les rouages de l’organisation, les obligations qui sont celles des diplomates et toute la magouille à laquelle les politiciens de ce monde s’adonne, de sorte qu’elle pose ses billes aux bons endroits, là  elle ne risque pas d’être coincée.

Des nombreux voyages que Giuji est astreint de faire et qui l’amènent à quitter New York à de nombreuses reprises, retourner dans son pays d’origine trône en haut de la liste. Elle ne l’accompagnera qu’une seule fois, ce fut en 1982, alors qu’elle découvrira la Chine en même temps que sa fille. Tình, malgré les interventions du diplomate chinois, ne sera pas autorisée à accompagner la petite famille, ce qui n’a pas semblé lui déplaire outre mesure puisque les Vietnamiens perçoivent toujours ce pays comme étant un potentiel envahisseur.

Ils partiront vers l’Empire du milieu à la fin de l’automne d’une année chargée émotivement et y demeureront un peu plus de deux semaines. Fanny et Marie seront confinées dans un hôtel de Beijing, ne sortant qu’accompagnées d’un garde du corps et sous haute surveillance. Comme je ne découvre que très peu d’informations sur ce voyage, je lui envoie un courriel demandant quelques précisions et reçois cette réponse incisive : “ Rien de particulier, le retour est plus pertinent. “

Elle a parfaitement raison, car au retour, son amant lui apprendra que les autorités du ministère des affaires étrangères avait requis sa présence afin de peaufiner la nouvelle constitution chinoise. On lui a aussi parlé d’un possible transfert de New York vers Lhassa, capitale du Tibet, sans préciser la date de cette possible mutation, mais qu’il devait se tenir sur un pied d’alerte. Il a bel et bien préciser “ mutation ” et non “ promotion ”. D’ici là, sa tâche sera non pas de surveiller à la trace le chef spirituel tibétain en exil, mais d’accumuler le maximum d’informations à son sujet, le tout dans le plus grand secret. Il en glissera un mot plus tard à Fanny, lorsqu’il lui annoncera son affectation là-bas.

On imagine aisément dans quel état elle peut se retrouver, elle qui est follement amoureuse de cet homme énigmatique et si proche de sa fille. Lui  semble ni surpris ni troublé par cette nouvelle.

J’en profite pour parler un peu de leur relation et de l’immense déception qui suivra alors que, au lendemain du mariage de Marie, Giuji annonce son retour en Asie.

Il est de notoriété publique que tout diplomate doit habilement jouer sur plusieurs tableaux, cacher ses sentiments et ses émotions, se terrer dans des silences profonds et surtout, être en mesure de tout retenir, même les détails les plus infimes.

En 1974, Deng Xiaoping dans une présentation à l’ONU énonce ce qui deviendra la base de la constitution chinoise de 1982, soit la théorie des trois (3) mondes. À ce moment-là, l’amant de Fanny possède le grade de secrétaire d’ambassade et se voit confier le poste d’adjoint à l’ambassadeur chinois auprès de l’organisation internationale. Chai Zemin cumule deux fonctions diplomatiques : auprès des USA et des Nations unies. Cet homme aura une profonde influence sur Giuji récemment diplômé d’un doctorat en relations internationales et vu comme un potentiel successeur.

Il connaît sur le bout de ses doigts la théorie des trois (3) mondes qui, selon les Chinois, catégorise le monde ainsi:

1) Deux super-puissances (l’URSS et les USA) sont à la recherche de l’hégémonie mondiale. Elles représentent, l’Union soviétique au premier plan, une grave menace ;

2) Les pays développés comme le Canada, le Japon et les pays d’Europe sont liés aux premiers par un lien de dépendance. Ils n’essayent que rarement de lutter l’un contre l’autre ;

3) Les pays en développement, les pays pauvres et la Chine ont des intérêts communs qui reposent sur la lutte contre le premier monde.

On comprend tout de suite qu’un diplomate chinois promu à un brillant avenir est certainement surveillé de près par les autorités de son pays. Le fait d’entretenir une relation de quelque nature que ce soit avec une Occidentale pouvant être perçu comme une trahison et contraire à la Constitution de 1982, il fallait absolument la cacher.

Le voyage en Chine, entouré du plus strict secret, aura été une nouvelle occasion de mesurer la fidélité du diplomate envers son pays. La question qui saute aux yeux est celle-ci : pourquoi avoir voyagé avec une femme, mère d’un enfant sans père officiellement connu, si tout devait relever du mystère le plus entier ? N’y avait-il pas un risque qu’éclate au grand jour les liens unissant ces deux personnes ? Si tel est le cas, cela deviendrait un arme contre Giuji, puisque tout diplomate sait qu’il n’a pas droit à l’erreur et que tout son passé fait partie des informations que l’on accumule sur lui. Un faux pas et c’en est fini ; sa carrière et même sa vie. On joue rudement dans ces milieux.  

Le diplomate, rusé comme un renard, avait prévenu ses patrons qu’il était en contact avec l’interprète officielle du Dalaï-lama et qu’il s’était donné pour mission, par elle, de l’avoir à l’oeil. La montrer au grand jour lui apparut comme son meilleur bouclier, surtout que cette femme était mère d’un enfant qui, si on oublie sa petite taille, n’a rien du père en terme génétique. Marie est le portrait de sa mère.

Accepterait-elle de jouer sur deux tableaux ? C’est l’hypothèse qu’il devait vérifier et pour cela, lui permettre d’entrer en Chine, sous haute surveillance, pour tenter de tout doucement la soudoyer et à la limite, la stipendier.

Son double-jeu se retournera contre lui quelques années plus tard - les Asiatiques savent miser sur le temps pour arriver à leurs fins - alors qu’il devra quitter New York pour remplir un poste de sous-secrétaire d’ambassade au Tibet. D’ le terme “ mutation ” et non pas “ promotion ”.

 

 

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    Les amours de Fanny ? ( Cela fera l’objet du prochain texte dont j’espère ne pas trop déformer cet aspect important de sa vie. ) Qu’en dire ou qu’en retenir serait plus proche de la réalité. L’arrivée de Giuji aura complètement bouleversé la conception que sa vie antérieure avait façonnée au plan de l’amour.

Mariée avec un type dont la vie pourrait se résumer en un long et continuel voyage entre l’Amérique et l’Europe, elle ne ressentait pour lui que peu d’affection ; les grandes fumées des fours crématoires qu’ont connues ses parents l’obnubilaient beaucoup trop. D’ailleurs, lorsqu’il - je parle ici de Daniel Bloch que notre personnage rencontre dans un train qui la mène de Varsovie à Paris, en 1955 - lui propose le mariage, la surprise est totale. La vie familiale ne la séduit pas outre mesure, de sorte qu’elle hésite un bon moment avant de s’aventurer dans cette voie avec quelqu’un à la recherche d’une famille perdue.

La tragédie que représente son avortement l’incite à accepter la proposition. Au fond d’elle-même, c’est beaucoup pour effacer ce douloureux souvenir encore proche et s’assurer d’une certaine sécurité affective. Elle croit, à ce moment-là, que le mariage la réconciliera avec la vie. Comme une recherche de normalité. Bien sûr, le climat qui se répand en Europe, celui de l’amour libre, de se démarquer d’une époque aisément qualifiable de conservatrice et de se lancer dans l’insouciance des années ‘60, Fanny se sent imprégnée d’une étrange besogne : ne pas imiter ses parents. Elle a bien vu se dégrader les relations entre eux, doucement s’installer autre chose que l’amour, laissant place à la résignation. Sa mère vit à côté de son père, un point c’est tout.

Sa vie parisienne concorde avec la découverte de l’amour physique. Tout autour d’elle en proclame la primauté, mais il est difficile de partager son amoureux de l’époque et n’a aucun intérêt envers la colonie étudiante dont elle fait inévitablement partie.

1955 la prépare au déferlement de 1968, dont elle ne pourra qu’être la spectatrice. Toutes les colonnes de la société française basculent lentement et la révolution sexuelle en est une cause importante. Ça éclate dans les nuits chaudes qui se départagent entre manifestions et un profond intérêt pour ce qui pousse l’individu à se collectiviser.

Bien sûr qu’elle participa à des dizaines de partouzes au point qu’elle ne peut jurer de la paternité de l’enfant qu’elle fit arracher de son corps. Le mariage aurait pu être, elle y songea longuement, un acte de déculpabilisation. Un fait demeure toutefois, se marier a pu ressembler à  un geste d’exclusion de l’atmosphère ambiante.

La cérémonie du mariage fut brève pour le peu d’invités qui y assistèrent et, pour elle, protectrice, dans le sens qu’ainsi elle se rangeait du côté de la normalité, se rapprochait d’une démarche de deux êtres se jurant fidélité.

La sévère réaction de ses parents lorsqu’ils apprirent son écart de conduite l’ayant mis enceinte, Fanny se croyait rachetée en leur annonçant que les liens indéfectibles du mariage l’unissaient à un jeune Polonais, étudiant à la même université qu’elle. Croyait-elle recouvrer leur reconnaissance ou du moins repousser une insoutenable culpabilité ? Ce ne fut aucunement le cas - sa mère étant complètement révulsée à l’idée que sa fille épouse un juif - au point qu’elle ne reçut aucune nouvelle de leur part ; de là sa décision de ne plus retourner en Pologne.

A-t-elle été amoureuse de celui qui devint son mari ? Pour répondre à cette question, elle devait nécessairement définir le concept même de l’amour. Dépassait-il les seuls gestes physiques ? Réussirait-elle à transcender ce sentiment qui ne s’était jamais déployé devant ses yeux d’enfant et de jeune fille ? Partir pour la France, en s’inscrivant à la Sorbonne, ressemblait-il à une fuite de la famille dans laquelle elle ne réussissait pas à trouver une place ?

Chose certaine, la première nuit qu’elle passa dans la chambre d’hôtel tout à côté du Palais Royal de Paris, en compagnie de celui qui voyagea avec elle, qui se muta en une expérience sexuelle, sa défloraison, fut loin d’être désagréable.

Comme la très grande majorité des jeunes filles de son époque - sans doute en était-il de même pour les jeunes gens - l’éducation sexuelle fit défaut. On ne “ faisait pas l’amour ”, on “ faisait des enfants ”, la jouissance ne devait pas s’identifier au plaisir, mais à une réaction biologique indépendante de son contrôle.

Fanny a vécu dans une famille protestante, ce qui l’a profondément marquée et imprimé en elle une notion de l’intimité dont elle aura du mal à se départir. Ses parents faisaient chambre à part, ne manifestaient aucun élan physique l’un envers l’autre et les contacts physiques quasi absents. De sujet, elle se perçut comme un objet que la mécanique de la vie allait mener jusqu’à la fin de ses jours.

Lorsqu’elle quitte l’Europe, arrive à New York, sans que cela ne soit un courant dominant, le mouvement hippie provoque des vagues. Elle lut avec surprise SUR LA ROUTE, le roman de Jack Kérouac, qui fut son vrai plongeon dans le mouvement de libération autant du corps que de l’esprit qui prévalait dans cette société américaine de moins en mois puritaine. La culture qui en découlait, la stupéfia. Jamais son mari ne s’intéressa à cette sous-culture qui défiait ouvertement la société de consommation, bafouait les valeurs traditionnelles et le mode de vie de la génération qu’on surnomma les “ baby boomers ” ou encore, selon ce qu’on disait en France, les “ croulants ”.

Elle s’intéressa, sans y participer, au festival de Woodstock, en aôut 1969, mais les images qu’elle vit, plus jamais ne l’abandonnèrent. La tenue vestimentaire se modifia au point qu’un mémo circula auprès des employés de l’ONU avisant qu’il fallait s’en tenir à la rigueur qu’imposait leur poste et d’éviter de se présenter au travail ainsi vêtu.

C’est sans aucun doute ce mouvement regroupant son lot d’adeptes qui l’amena à s’interroger, analyser l’importance de l’aspect extérieur des choses qui ébranlaient les conceptions de la société. Assez longtemps, Fanny ne put se défaire de l’idée que le superficiel, tout doucement, grugeait les nourritures de l’esprit, s’intéressant davantage à l’aspect frivole plutôt qu’aux idées.

Un livre, L’HOMME UNIDIMENSIONNEL de Hubert Marcuse, publié en 1964, l’a beaucoup aidé à mettre en perspective toute cette période . ( Vous touchez là un pivot essentiel de ma pensée et lorsque vous éclairerez les lecteurs sur ce que j’ai nommé “l’unicitude”, sans doute qu’un grand pan de ma pensée deviendra accessible. ) 

S’inspirant de Marx et de Freud, Marcuse dénonce l’inhumanité du principe de réalité répressif et préconise l’éclosion des désirs, la transformation de la sexualité en Eros, ainsi que la transformation de tout afin de le mettre au service de l’humain. Il apporte un nouveau concept que Fanny adoptera, celui “ de la tolérance répressive ”.

Puis, elle fut profondément déçue par ce courant populaire qui se permettait de juger les gens selon ce qu’ils offraient à voir de leur personnalité, non plus ce qu’ils élaboraient comme système de pensée. Elle s’engagea à monter sa propre doctrine qu’elle identifiera par le vocable “ l’unicitude “.

 

* -   le cinquième texte    - *

 

    J’appris, tardivement je l’avoue, que l’amour est l’ultime façon d’évacuer la barbarie en nous, tout le primitif qui y est installé. Tout de même étonnant que d’avoir à l’apprendre, ne serait-ce pas plus naturel que cela s’épanouisse de façon éminemment naturelle !

Ai-je vécu en terre barbare, dans une période qui l’est tout autant et que l’histoire humaine arrive encore difficilement à en découdre ? La barbarie cherche à évacuer la barbarie tout comme la guerre, je crois l’avoir dit déjà, cherche à l’éliminer en la régentant encore. Nous sommes de bien drôles de personnages !

Plusieurs personnes publiques, qu’elles soient écrivains, politiciens et même officiants de culte ont été pris avec le problème de la violence et de l’agressivité. Ce débat, fort intéressant, je me permets d’en parler un peu en le cooptant avec la barbarie et nos divers états primitifs.

Il est toujours plus simple de procéder à l’analyse qu’à la synthèse. Le premier élément consiste à porter une minutieuse observation des faits, alors que le second relève d’une méthode par laquelle on procède du simple vers le complexe. Les deux opérations sont enracinées chez tout individu.

Comme j’ai vécu dans une famille  l’amour ne savait pas comment s’épanouir et à une époque particulièrement cruelle - certains tentent de comparer le XXe siècle au Moyen-Âge afin de s’interroger sur l’état de la violence et de l’agressivité chez les habitants de cette Terre - époque qui s’enorgueillit de deux grandes guerres mondiales et de multiples autres ayant fait périr je ne sais trop combien de personnes, des hommes principalement, laissant aux femmes le soin de remettre à flot le genre humain, une question se pose : comment se débarrasser de la barbarie, de nos instincts primitifs ?

Un de mes auteurs favoris, le sud-africain John Maxwell Coetzee (Nobel de littérature 2003) a écrit dans son excellent ouvrage EN ATTENDANT LES BARBARES, des phrases dures, mais combien éclairantes. Du moins, elles furent pour moi comme un éclair dans la noirceur qui enveloppe cette question. 

“ Les barbares ne viennent que si on les attend. “

Je suis née, provoquant d’atroces souffrances à ma mère. Elle en a été marquée à un point tel que sa vie, par la suite, se transforma, que ce soit dans son rapport avec l’enfant ayant été la cause de tout cela, que dans ses relations interpersonnelles avec son mari, mon père.

Elle refusa catégoriquement de me nourrir au sein et a laissé la tâche de mon hygiène personnelle à un homme qui n’y était pas préparé. Il dut mener à bien, et au meilleur de sa connaissance, ce qu’elle refusa obstinément d’accomplir. Je ne sais pas si un tel abandon a eu des conséquences sur moi, sur ma façon de survivre. Vivre n’est-il pas tout simplement qu’un assemblage de gestes à exécuter afin de ne pas mourir ? Et la mort rôdait depuis des années dans cette Europe déchirée.

Je n’ai eu que très peu de contacts physiques avec cette femme qui ne caressait que son piano. Ceux qui m’ont été livrés sont de l’ordre de l’infinitésimal. Ma génitrice savait-elle l’importance pour un être humain naissant de ressentir les cajoleries, la tendresse, les égards de la part d’un autre être humain, surtout si celui-ci emplit votre espace visuel ? Savait-elle son caractère indispensable ?

J’avance l’idée que toute mon enfance fut remplie de sécheresse, d’un vide de communication physique à l’exception de manifestations tangibles de haine. On ne m’a jamais frappée, battue, on a plutôt opté pour faire de moi une femme de tête, raisonnable et atrocement percluse à l’idée que je n’avais ni à me plaindre ni ronchonner, après tout je mangeais trois fois par jour, une chambre m’accueillait, me protégeait de l’extérieur et devint le centre de mon univers. Je n’ai manqué de rien car il m’était impossible de savoir qu’il puisse exister autre chose que ce fastidieux quotidien représentant mon tout. Les uniques rapprochements physiques se faisaient dans ma chambre alors que je donnais des voix aux poupées de chiffon que je collectionnais. Théâtralement, je les faisais interagir entre elles, mais toujours selon le scénario que je créais. Chacune possédait une personnalité propre, aucune ne vivait dans un cadre familial et leur avenir ne dépendait que de mon bon vouloir. Je ressentais cette intense certitude que l’être humain n’est, finalement, que ce qu’il veut bien qu’il soit, de la chair régit par des mécanismes au départ abstraits puis de plus en plus à l’image de qui il veut bien être. Nous sommes d’abord “ un “, puis au contact parfois répulsif des autres, le demeure pour toute l’étendue de ses jours.

Je ne savais pas qu’il était possible d’aimer ; les enfants qui gravitaient autour de moi n’en parlaient pas car eux vivaient dans une autre dimension que la mienne. L’assurance qu’il devait en être de même pour les poupées dont  j’articulais le langage et les gestes gagnait du terrain sur mon intimité. Lorsqu’une enseignante décrivait le milieu familial comme étant la normalité, je n’avais aucune idée de ce dont elle parlait et je n’ai jamais tenté de créer un tel espace dans ma chambre de poupées.

S’il existe un mot que je déteste et n’utilise jamais, c’est bien celui-là : la normalité. Phước en usa tant et tant de fois avant qu’il n’arrive à comprendre que ce mot neutre ne porte aucun sens. Rien n’est “normal ” en ce monde plutôt soumis à la contrainte. Il réfère à la fréquence, aux normes qu’une société, aussi privée soit-elle, s’attribue afin d’accommoder l’ensemble et cherche à s’éloigner un tant soit peu de la barbarie. On n’y échappe pas. Ce qui prévaut ici ne se retrouve pas nécessairement ailleurs. Le contact factuel entre deux ou plusieurs individus de culture différente détruit la conception que l’on peut s’en faire. Nous, mon guide et moi, l’avons expérimentée à de nombreuses reprises et jamais il n’est venu à notre esprit de dire lequel devait primer sur l’autre. Nous n’avons pas chercher à l’imposer à l’autre. Chacun ses fantômes...

De plus, les normes possèdent une caractéristique première, celle de changer, s’adapter à des situations nouvelles souvent imprévues. Je peux illustrer cela par mille et un exemples. La guerre m’apparaît la plus évidente. Les lois de la guerre, avant qu’elle n’éclate, n’ont rien à voir avec celles qui régissent les sociétés et souvent elle n’apparaissent que dans le seul but d’investir les normes des autres.

Ma famille attendait-elle la venue d’une barbare ? L’amour existait-il dans ce foyer avant ma venue ? Mes parents furent-ils des amoureux fous jusqu’à ce fatidique 6 juillet 1935 ? Je ne le sais pas, mais la suite des choses me porte à croire que tout a éclaté le jour de ma naissance.

Par la suite, jamais on ne souligna mon anniversaire, jamais on me mit au courant des moments fondateurs qui caractérisent l’enfance ; je sais seulement que la parole m’est venue avant la marche. À qui voulais-je dire mon incompréhension ?

Tous les autres enfants qui vivaient à Varsovie en même temps que moi avaient des frères, des soeurs, une famille élargie ; moi, je n’avais rien que la musique d’un piano, les heures que consacraient mon père à réparer des montres ou monter des colliers de perle et des poupées de chiffon avec qui j’entretenais de stériles soliloques. J’ai aujourd’hui la vague impression qu’on me retenait dans une certaine forme de primitivité afin que je puisse comprendre que cela allait être l’unique suite des jours, des années et qu’il en était ainsi partout sur la terre polonaise.

L’amour est pour moi un concept, non une réalité. Il aura fallu un grand jeune homme assis devant moi dans un train voyageant de Varsovie à Paris pour réaliser que les êtres humains peuvent ressentir autre chose que rien, qu’une absence, que des vétilles sans importance. Comment ne pas agir autrement que ces prisonniers de la caverne décrite par Platon ? Je ne pouvais imaginer que des ombres soient porteuses d’une réalité physique.

Est-ce que j’ai été amoureuse de Daniel Bloch ? Oui et non, ce n’est pas clair, mais si j’examine mon état sentimental lorsque nous avons décidé de nous marier, puis divorcer, je serais portée à dire qu’il s’agissait plutôt d’une inévitable conjoncture. Nous avions vécu proche l’un de l’autre dans ce petit hôtel parisien, puis nous nous sommes envolés vers New York avant de constater que l’océan Atlantique que nous venions de traverser, devenait le portrait vaguement imprimé de notre relation : une distance à franchir. Notre séparation n’a pas été une souffrance pour moi, qu’un dossier qui se refermait. Par la suite, avec l’entrée sur la scène de ma vie, l’amant chinois allait y diffuser d’autres énergies, mais avec, toujours, cette certitude que la barbarie dans laquelle j’avais nagé risquait de reprendre ses droits à tout moment.

Les événements en lien avec le ghetto de Varsovie ne m’ont pas rapprochée de l’amour, au contraire. Le plus étrange dans ces années - je les ai vécues de l’âge de 4 ans à 10 ans - se résume, vous vous en doutez bien, par l’éclosion manifeste d’une autre barbarie, la guerre que j’ai pu finalement définir comme cet incessant mouvement de pendule entre la paix et les carnages primitifs auxquels l’humain semble se régaler.  ( Je reviendrai plus loin sur ces années de guerre et comment, les associant à celles qui suivirent, elles m’ont profondément marquée. )

Revenons pour le moment sur ces années en France (1955 à 1960) qui furent mes premiers balbutiements dans le monde de l’amour. Je descends du train ; j’accompagne mon co-voyageur chez lui, j’y demeure ; je tombe enceinte ; j’avorte ; j’associe cet événement à la mort, pire au meurtre. L’amour qui me poussa vers une barbarie meurtrière fit éclore cette chimère, celle de voir disparaître de mon esprit cette corrélation que représentait l’amour et la mort : Eros et Thanatos.

Il me faudra revivre la même situation, quelques années plus tard et sans que je le sache à ce moment-là, pour réussir à évacuer le cauchemar qui hantait mes nuits, implantant chez mon ex-mari un sentiment de culpabilité qu’il chercha à évacuer par des études de plus en plus prolongées.

Mon cerveau pouvait bien me lancer sur des avenues que par la suite je qualifierai d’illogiques, à savoir que l’amour pouvait à la fois nous sortir de la barbarie et du même souffle nous mener à des gestes primitifs d’une certaine bassesse morale. Je ne savais plus  la roue freinerait son infernal mouvement d’aller-retour entre amour et haine.

Le foetus avorté naquit de nos élans d’amour, Daniel et moi, pour disparaître à la suite d’une action étale qui sans aucun doute me ramena à ma propre naissance dans les conditions horribles qu’elle connut.

Ce foetus est devenu un fantôme omniprésent, un spectre hallucinant se glissant entre mon mari de l’époque et moi, transformée en une monstrueuse criminelle

Ce qui nous sauva ? Notre séparation. Elle vint au bon moment, car, acceptant un poste à l’ONU, ma vie prit un virage significatif. Il est vrai que j’ai entretenu plusieurs relations dont la majorité d’entre elles furent simplement sexuelles - le courant de l’époque m’y conviait - avant que n’apparaisse ce diplomate chinois, sans aucun doute l’homme le plus substantiel permettant à la jeune femme frivole que j’étais, de devenir studieuse au plan de l’amour. Je devais apprendre.

Giuji m’a rendu heureuse en tout point : sexuellement, spirituellement, humainement et maternellement. Sa propension à l’intelligence est remarquable, mais sa plus grande qualité, je la décrirais comme étant cette indéfectible ouverture à l’autre. Pleinement présent à ce qui l’entoure, il a été facile pour cet être si différent de tous ceux que j’ai connus auparavant de franchir la porte de mon indifférence. Tout comme le qi gong qu’il m’enseignait, j’appris à ralentir et à mieux respirer. Les cinq mouvements de cette pratique de yoga font référence à cinq étapes de la transformation cyclique générée par l’alternance du Yin et de Yang, et, par extension à cinq modes d’expression de la nature qui sont symboliquement représentés par le Bois, le Feu, la Terre, le Métal et l’Eau.

L’amant chinois nous l’enseigna, Marie et moi, lors de notre séjour à Pékin. Depuis, quotidiennement, le matin et le soir, je m’y adonne et tout comme la nicotine et le cognac, ne songe pas à l’enlever de ma vie. Même si je le voulais, l’histoire du Dalaï-lama m’y ramènerait.

Peu de gens parmi ceux qui gravitèrent autour de moi n’ont réussi à ébranler ma conviction que le monde agit de manière primitive et barbare, que mon amant chinois et ma soeur Tình. Mon intellect, accroché à cette idée, aura été la base de ce que Phước a appelé ma “ théorie de l’unicitude ”. J’y suis arrivé grâce à l’intime relation avec ces deux personnes d’origine asiatique. Oui, le Dalaï-lama m’a influencée, mais d’une façon qui n’a rien à voir avec ces deux “ quelqu’un ”.

Ma véritable histoire d’amour est celle qui me lie à Marie. Cette enfant qui n’en est plus une maintenant, m’a entièrement envahie, habitée durant dix mois lunaires, est arrivée à moi comme s’il s’agissait d’un message provenant de je ne sais  et qui m’invitait à suivre une autre route. Parfois, je m’interroge sur l’opinion qu’elle a de moi. Suis-je une mère ou encore une âme provenant de l’éther venue à sa rencontre ? Arrivons-nous dans ce monde avec un plan précis à réaliser ? Ce que je sais pertinemment, c’est que ma vie changea dès que j’entendis son gazouillis cristallin.

Jusqu’à son mariage (il aura lieu à l’été 1989), elle a rempli ma vie et cet événement marquera la fin de ma relation amoureuse avec l'amant chinois qui dut partir d’abord pour la Chine, puis vers le Tibet.

Lui et moi avons vécu des années merveilleuses qui, je l’avoue, ont ébranlé ma vision du monde. La sagesse qui émanait de lui, son extraordinaire engagement dans l’exercice de ses fonctions installèrent en moi ce que je pourrais identifier comme de l’investissement complet. Il savait que mes doutes sur les relations entre les dirigeants de son pays et le Dalaï-lama auraient pu représenter un risque pour notre couple. J’utilise ce mot : nous étions unis comme le sont les feuilles à un arbre. Cela ne l’empêcha pas de maintenir un respect inconditionnel envers celui qu’il appelait “ mon client ”.

Jamais il ne m’interrogea sur les nombreux têtes-à-têtes que j’eus avec le chef spirituel, bien qu’il n’ait pas assisté - son gouvernement était strict sur cela - aux discours dont j’avais la responsabilité de traduire à l’Assemblée générale de l’ONU.

Une fois, une seule en fait, le sujet tomba sur le tapis. C’est moi qui le questionna :

Comment est-il possible de réfuter ses arguments si vous ne discutez pas avec lui, même indirectement ?  

Sa réponse fut incisive :

Mon gouvernement ne le reconnaît pas et ne le reconnaîtra jamais.

Nous n’avons plus abordé le sujet jusqu’à un certain moment sur lequel je reviendrai plus tard.

Achevons cette partie de l’histoire en jetant un coup d’oeil sur les années ‘80. Ce sont les années Reagan aux USA et Thatcher en Angleterre, donc l’arrivée d’un conservatisme institutionnel qui mènera à la chute du Mur de Berlin et la fin de la Guerre froide. La Rideau de fer se déchire alors que Gorbatchev, le soviétique, l’a comme précipité, institutionnalisant la désaffection de plusieurs pays à saveur communiste. C’est la Communauté économique européenne qui s’installe, la force économique du Japon alors que la Chine s’avance dans les réformes de Deng Xiaoping.

Je ne veux pas m’étendre sur la géopolitique comme je l’ai fait pour les deux décennies précédentes, puisque les années ‘80 sont principalement marquées par les innovations technologiques. On n’a qu’à rappeler l’apparition du téléphone portable, le micro-ordinateur Macintosh et le système d’exploitation Microsoft Windows ; une véritable révolution surclassant les guerres et les conflits qui, eux, ne cessent de poursuivre leur indéfectible bonhomme de chemin.

Je signale la guerre entre l’Iran et l’Irak qui s’étendra de 1980 à 1988, celle du Liban au cours de laquelle eut lieu le massacre de Sabra et Chatila qui a vu le massacre de nombreux Palestiniens par des milices chrétiennes. Tout cela se retrouve surtout au Conseil de sécurité de l’ONU et comme je suis plutôt affectée à l’Assemblée générale, le centre nerveux s’en retrouve déplacé.

Il ne faut pas oublier les événements de la Place Tian’namen en 1989 ( ils prendront une saveur inattendue plus tard... ) qui secouèrent la Chine et la relation que j’entretenais avec mon amant chinois. Son départ vers son pays d’origine, quelques jours après le mariage de Marie, ne nous aura pas permis d’en discuter et de toute façon je ne crois pas qu’il eut été très loquace sur le sujet.

À la fin de l’année 1980, le 8 décembre, John Lennon, l’apôtre de la paix est assassiné à New York. L’affaire secoua les employés de l’ONU presque autant que celui de JFK. On arrivait difficilement à comprendre que dans ce pays qui se veut la terre de la liberté, on use d’un tel acte de barbarie pour régler ses comptes. Marie a 10 ans à l’époque, fan invétérée des Beatles, elle ne réussit pas à comprendre les intentions du tueur.

Alors que la famine frappe l’Éthiopie, le virus du VIH devient une catastrophe mondiale et remet en question les relations sexuelles non protégées. On s’en remet à l’idée que l’épidémie n’atteint qu’une couche de la société, les homosexuels, mais des doutes s’installent dans les populations entières.

Je ne sais pas si les catastrophes environnementales qui survinrent à Bophal, en Inde, (1984), puis celle de Tchernobyl (1986) sont à l’origine de la publication du très important rapport Brundtland, mais la conscience écologique s’éveille. Lorsque le pétrolier Exxon s’échoue sur la côte de l’Alaska, en 1989 et que s’ensuit une gigantesque marée noire, le mouvement en faveur de la protection de l’environnement prend une ampleur inégalée.

Si les années ‘60 représentent une explosion de l’humain vers l’humain, que les ‘70 nous ont amenés à une sorte de repli sur soi, j’avancerai que les ‘80 auront permis une ouverture vers les autres à partir des outils technologiques. On communique plus rapidement, mais s’installe une forme d’éloignement malgré le fait que les distances se dissipent.

J’ai abordé la question de l’amour dans cette partie de mon histoire, je veux conclure qu’avec la venue du sida, les relations amoureuses se modifient sensiblement. Ça n’allait pas tellement m’affecter et je peux conclure qu’après le départ de l'amant chinois vers Pékin puis Lhassa, au Tibet, je suis entrée dans une phase que je qualifierais de médiane entre celle caractérisant ma vie polonaise et celle qui débuta à Paris avant de se poursuivre à New York.

Giuji, ayant quitté ma vie, plus personne ne le remplacera ; j’ai comme évacué la question de l’amour pour me concentrer sur mes relations avec ma fille Marie, ma soeur Tình et la venue au monde de Léa, ma petite-fille chérie.

Cette enfant née elle aussi un 11 août, en 1990, vingt ans après sa mère, marquera mon imaginaire d’une manière à laquelle je ne m’attendais pas. La nounou de Marie avait déjà quitté les USA pour rentrer au Vietnam et je savais pertinemment qu’un jour j’irais la visiter dans le cadre d’une mission qui progressivement allait se dessiner sans que jamais je n’aie pu l’imaginer. Cela est une part cruciale de mon histoire et devrait bientôt se présenter dans toute son entièreté.

Cette pensée du Dalaï-lama Les pensées et les actes d'amour sont clairement favorables à notre santé mentale et physique. Ils sont conformes à notre véritable nature. Les actes violents, cruels, haineux, au contraire, nous surprennent. Le problème est que, peu à peu, insidieusement, nous arrivons à penser que la nature humaine est mauvaise. “ allait me hanter, m’évitant une retombée dans la haine qui avait nourrie de si longues années de ma vie.

 

 * -   la fin du cinquième texte    - *




                                       


Si Nathan avait su (12)

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