Le troisième épisode (ou encore 1b à 4b) du récit de Dep et des six autres.
(1b) Ils ne sont plus six. Que deux. Une fille, un garçon. Un soir. Un samedi soir froid. Le lac frisonne. La légendaire tortue serait morte il y a quelques semaines déjà. Hanoï et ses habitants en ont beaucoup parlé. Souffert aussi.
Les légendes vietnamiennes, tout comme leurs histoires d'amour, chacun des Vietnamiens, chacune des Vietnamiennes en connaissent plusieurs. Elles les habitent. On y cherche des signes, des messages, des présages. Ne pas en tenir compte relève du non-sens.
Le plus âgé des six et Dep se promènent-ils entre dogmes et galimatias? Le garçon regarde les seins de la fille. Elle, cherche à se remémorer: que faire devant une telle situation. Il veut toucher mes seins. Je ne le veux pas. Ni lui ni ses mains.
Dep a souvenir d'une jeune fille de son village. Elle aimait se mettre nue devant les garçons. Ceux-ci, par groupe toujours, raffolaient de la toucher. Elle, elle riait. Plus ils l'effleuraient, plus elle riait. La caresser, ils ne savaient pas. Elle ne savait que rire.
Dep ne connait pas la raison incitant la jeune fille à rire. Et rire davantage alors qu'on la touchait davantage. Dep cherchait dans ses yeux, dans son regard. Seuls son rire et ses seins lui répondaient. Les garçons voulaient cette fille. Pour son rire. Ses seins.
Au village, tous étaient au fait des agirs passifs de la jeune fille. On s'en inquiétait que très peu. Les garçons, on les réprimandait... un sourire en coin. La jeune fille se moquait de ce que l'on disait d'elle. Les garçons s'en fichaient. Ils aimaient l'entendre rire.
(2b) Ils ne sont plus six. Au milieu du lac, la lune se transforme. De l'ovale sinueux elle passe au cercle parfait. Des frissons de vagues la rident, la lune au milieu du lac. Le plus âgé des six semble subjugué. Il a laissé ses yeux dériver des seins de Dep aux replis de l'astre nuiteux.
Le plus âgé des six est aussi le plus âgé de sa famille. De son groupe de frères - on donne le nom de frère aux amis très proches - mêmement. Toujours on a traité le plus âgé des six comme un plus âgé. N'a guère eu le temps d'être petit, jeune. Jouvenceau dès la naissance.
La lune grelottante sur le lac le remmène au temps de ses origines. Il ne croit pas à l'enfance. Il ne connaît pas. Marchant avant qu'on l'oblige; parlant avant que lui soit enseigné les mots; laid avant qu'on le lui dise. L'enfance c'est pour les autres. Les petits. Pas pour les plus âgés.
La lune trémulante au milieu du lac ouvre la boîte aux souvenirs du plus âgé des six. Boîte quasi vide. Pas eu beaucoup à y déposer: une chaîne argentée à laquelle pend un bouddha de jade; trois dents, jaunis par le temps; une photo, sépia. Lui peut-être. Des personnes âgées l'encadrent. Le plus âgé des six ne sourit pas. Les aïeux non plus.
Soir de lune. Lunatique. Si ce mot savait être en langue vietnamienne quelque chose comme ''triste'', le plus âgé des six aurait pu s'appeler ainsi. Sa tristesse lui vient que jamais il ne sourit. Semble vivre que pour ce qui est devant lui, ce qu'il ne connait pas. Le passé est mort. Le présent passe ne laissant que ce qui peut venir, tôt ou tard. Mieux vaut maintenant que jamais.
Le plus âgé des six croit que la chance ne passe qu'une fois. Une seule fois. Que le présent se brûle les ailes instantanément pour devenir du passé. Une seule chance de profiter d'un fugitif présent. Attendre, c'est basculer dans l'inconnu, détruire une chance qui ne présentera plus.
(3b) Ils ne sont plus six. Dep porte maintenant un kangourou troué, alors qu'assise à l'aéroport de Hanoï, elle avait revêtu une chemise d'un autre temps... '' Assise face à moi, elle porte une chemise ne lui appartenant pas, ça se remarque au premier coup d’œil, sans doute celle de sa mère. On ne se vêt plus de cette façon, du moins chez les gens de son âge, ceux de vingt ans, peut-être moins.''...
Dep, fille d'une mère avide de nouveauté. De modernisme. Dep, face au plus âgé des six, repense à elle. Celle qui lui lisait, relisait VENT D'EST, VENT D'OUEST de Pearl Buck.
Elle ne peut oublier cette dernière soirée... ''Dernière soirée ensemble, la mère et la fille. Alors qu’on pourrait s’attendre à des épanchements, les deux femmes, confortablement installées sur le perron face à l’étang, surent dans leur silence respectif que deux routes se dressaient devant elles. Chacune comprenait que la suite des choses reposait sur les frêles épaules de Dep, un peu comme le flambeau de la liberté et de l’avenir quittait ce village au nord d’Hanoï pour briller sur Nha Trang.''
''Je les revois, imaginaires, toutes les deux, mère et fille assises sur un petit balcon où s’entassent des pots de fleurs. Je les revois, silencieuses, se préparant aux retombées de ce voyage. Leur silence. Parfois, la mère cueille sa main, la caresse avec la nette intention que tous ses messages indicibles puissent doucement, par son épiderme, transpercer son cœur et son âme.''
Ce soir, ce samedi où on l'a enjointe à rire, n'a rien à voir avec cette dernière soirée, celle en compagnie de sa mère. L'oncle de Nha Trang n'a pu garder Dep chez lui. Elle a dû repartir vers Hanoï. Sa mère, sans jamais l'avouer, s'en est inquiété.
(4b) Ils ne sont plus six. Qu'un garçon; qu'une fille; qu'une mère éloignée mais si proche. Dep qui a froid. Le plus âgé des six qui cherche à contenir sa main. Les seins de la fille l'attirent. S'il n'agit pas maintenant, ça ne sera plus possible. Jamais.
Le plus âgé des six, à l'haleine fétide, au regard torve, se bat contre la paralysie qui s'installe dans sa main. Ses deux mains. Ne sait quels mots employer pour que rire capture le sens qui l'obsède. Il croit que la fille a déjà ri. Lui, jamais.
Le temps s'allonge. Trop. Et pour l'un et pour l'une. Les deux peinent à débrouiller la situation. Dep est fatiguée. Le plus âgé des six, excité. Les autres, au café.
Le plus âgé des six, hardi, avance sa main vers Dep. Elle ferme les yeux. Sent qu'on la déplace vers les buissons de bougainvilliers. S'affaisse. Un homme puant l'alcool et la nicotine mêlés, la chevauche. Une étrange grimace lui barre la figure qui devient plus laide encore.
Dep empoigne la fiole de citronnelle dormant dans la poche de son kangourou. Alors que le plus âgé des six entreprend de la toucher, la salir de son odeur nauséabonde, elle avale une gorgée de sa potion. S'assoupit. Tout son corps se détend. Tout le corps du plus âgé des six s'anime.
Le plus âgé des six se rappelle les mouvements saccadés des buffles dans les champs. Les imite. Elle dort, ensevelie sous le corps d'un inconnu qui l'écrase... Les convulsions du garçon ne rejoignent pas la fille dans son demi-sommeil. Il l'attache de ses bras. Halète bêtement. Il la tache. Puis s'en va.
À SUIVRE
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