mardi 19 juillet 2016

QUATRE (4) CENT-QUATRE-VINGT-DOUZE (92)


 Nous en sommes au quatrième épisode du récit de Dep et les six.

Les premiers se retrouvent aux sauts 490; 488; 486.

  (1c) Ils sont encore six. Cinq, attablés au café Con rồng đỏ. Un sixième revient du lac. Une fille endormie. Nue. Muette de rêves. Sourde des râlements d'un homme. Elle respire lentement. Entre son cerveau et son corps, une infinie distance, telle une citadelle qui effondrée.

Le samedi se fait de plus en plus tard. Les bières ont tiédie. Des bouteilles vides abandonnées virevoltent aux pieds des garçons. Les cendriers, à ras bord de mégots. Rire ne semble plus flotter dans l'air.

Le plus âgé s'assoit. Les autres le fixent. Attendent. Le plus jeune lui offre une cigarette. Celui au visage ravagé, une bière. Le silence alourdit l'atmosphère. Il y a des moments où le silence révèle plus que les mots. Le plus âgé semble vouloir se taire. Lorsqu'il se terre dans le silence, c'est qu'il parle plus qu'à l'accoutumée. Les autres le savent. 

Les papillons de nuit s'attaquent aux lampes que le vent, pendule infatigable, remue. Le bruit de leurs ailes effraie les geckcos immobiles. Quelques chauves-souris planent comme des hirondelles effarouchées.

Le plus jeune, la voix éraillée, ose demander - Où est la fille?  - Au bord du lac, répond le plus âgé. Ingénu. Les regards obliquent vers la pente comme s'il était possible de vérifier à partir de leur mirador.

- Vous avez ri, interroge le nerveux. Aucune réponse. Tous comprennent qu'il vaut mieux ne plus causer. Un coup de tonnerre explose au loin. Sur le lac. À nouveau les regards se tournent vers la pente. Les six garçons s'en iront. Le samedi, qui s'est fait tard, ne sera plus là. Maintenant.



(2c) Ils sont encore six. Par couples, ils partent. Le plus âgé piétine sur place comme s'il devait aller ailleurs. Pas tout de suite à la maison. Son visage ne le peut pas. Ses mains crispées vont et viennent; elles semblent chasser quelques moustiques dans l'obscurité ambiante. Le chemin, le même qu'il empruntera avec le plus jeune, large d'à peine un mètre, bordé de buissons que le vent chatouille, tout à coup lui devient étranger. Il se laissera guidé par le plus jeune. Ce dernier le laissera dans trois instants. Un chien aboiera. Un autre lui fera écho.

Comme il aimerait, le plus âgé, l'énigmatique chef de bande qui n'est est plus une, ne pas rentrer. Cette maison dans laquelle, déjà, dorment ses parents. Des frères, des soeurs, il ne sait plus trop combien. Il n'a pas appris à compter. Que sur lui-même. De toute manière, une fois revenu, étendu au sol dans le coin qui lui sert de refuge, il ne dormira pas.

Personne ne lui a jamais dit autre chose que ce qu'il doit faire. Ça se résume à peu: travailler. Le travail est la destinée de l'homme. De la femme aussi. Travailler longtemps. De nombreuses heures. De nombreux jours. De nombreuses années. Depuis jeune à très vieux. Lorsque le travail s'arrête, la vie s'en va.

Il fait silence dans la froideur mouillée du soir. L'humidité transperce la peau. Le plus âgé connaît les astuces de la froidure sur le plancher. L'engourdissement seul permet de s'endormir. Parfois, un rêve le réveille. Toujours le même. La fille. Celle dont il a touché les seins. Qu'il a culbutée par terre tout près du lac. Qui y est encore, peut-être. Ce soir, il ne rêvera pas à elle. Elle est devenue une réalité. Il sent un poids, nouveau, s'implanter entre ses épaules. Une espèce de culpabilité transcodée en un mal bizarre dans le bas du corps.

Ne jamais rater la première chance puisqu'elle ne reviendra plus. Telle a toujours été sa fixation. Lui, le plus âgé des six, des xấu xí*, le survenant du lac. Y est-elle encore? Peut-être. Étendue près des buissons. Nue. Inerte. Il souhaite oublier ce qui s'est passé. Impossible. Imprimé sur sa peau. Sur ses mains crispées qui ne cessent d'aller et venir. Même mouvement circulaire. Toujours. Elles ne sont plus les mêmes, déjà, ces mains. Pourra-t-il encore remplir les trous que creusera la bineuse russe? Un étranger de passage dans la région a dit qu'il s'agit d'une excavatrice. Les autres verront-ils ce qu'il cherche à cacher? Il entre.



(3c) Ils sont encore six. Le plus âgé retrouve son coin. Le plus jeune des six, sans doute dort-il déjà. Les autres, sur le point d'arriver chacun chez eux. Et Dep ouvre les yeux. Rien au-dessus d'elle. La noirceur empêche de voir. L'odeur des buissons ressemble à celle que charrie le vent de l'étang jusqu'au balcon de sa mère. Si loin. Trop loin.

Délicatement, pour ne pas perdre un seul morceau d'elle-même, Dep se lève. Il y a mille Dep autour d'elle. Mille morceaux de Dep. Elle cherche à tout récupérer. Ne rien perdre. Ne rien oublier. Ses vêtements reposent tout à côté des fleurs de papier mortes, inertes au sol. Elle reconnaît la douceur du kangourou troué. Dans la poche, une fiole de citronnelle asséchée alors que le plus âgé des six se vidait en elle. Bestialement. Dep a mal. Un mal qu'elle ne connait pas. Comme une déchirure. Au corps et à l'âme. Les deux sont en mille morceaux.

Debout, Dep titube. Étourdie par la brutalité de l'assaut. Assaillie. Ne sait trop si elle doit marcher vers la maison de l'oncle. Ou rester là à dénombrer ses blessures. Il n'y en a qu'une. Une entaille dans le bas de son ventre. Qui saigne encore. Qui aura beaucoup saigné. Elle se dit que le garçon, celui qui lui a arraché ses vêtements, profané le corps, mutilé l'âme doit sans doute porter quelques stigmates. Rouges. Aux mains et au corps. Elle se dit qu'elle, et lui aussi, ne pourront plus jamais être les mêmes. Ils se sont tachés.

Tant bien que mal, Dep se revêt. De ses fringues, sans trop savoir pourquoi, la honte semble s'exhaler. Elle voulait rentrer à la maison; il l'en a empêchée. Elle ne voulait pas qu'il la touche; il l'a violée. Elle ne savait pas tout de son corps; lui ne s'en est pas soucié. Elle a subi en silence avant de s'assoupir; il a râlé ainsi qu'un buffle en rut. Que faire maintenant? La souffrance physique l'emporte sur le massacre de l'âme.

Dep regarde autour d'elle. Il lui semble que voici un champ de bataille où un trop fort ennemi aura tout saccagé. Mis le feu à ses entrailles; mouillé le sang de son sperme. Il ne s'est pas nommé, n'a pris que ce qu'il voulait prendre. Maladroitement. Sordide plan d'attaque sans doute ourdi depuis longtemps.

La route vers la pente semble infranchissable à une Dep désorientée. Elle tremble. Trop. De froid. De peur. Elle ne sait pas. Plus jamais elle ne verra cette route avec les mêmes yeux. Les six, car ils seront encore six, continueront de l'arpenter tous les soirs. Encore. Elle, comme si jamais ce samedi eut une existence concrète, accrochera des ballons au toit d'un kiosque. Un bâton de bambou pour outil. La route est longue quand nos pieds ne vous soutiennent plus.



(4c) Ils sont encore six. Et une fille qui n'est plus la même fille. Six... mais parmi eux, un qui ne sera plus jamais le même. Alors que Dep monte la pente, que le plus âgé se tord sans arrêt dans le coin de sa maison, les cinq autres dorment dans une innocence factice. Comment, et en si peu de temps, si peu de gestes, peut-on croire que l'on n'est plus tout à fait qui nous étions? Comment expliquer ce qui arrive alors qu'on ne sait trop ce qui arrive? Quel vocabulaire faut-il fouiller pour comprendre?

Dep, lentement, marche. Funèbre. En deuil. Elle n'a pas encore pleuré. Pleurer alors que l'on devait rire? Alors que l'on ne savait pas ce que rire signifiait, que maintenant on sait, pleurer a-t-il un sens? Elle balaie ses vêtements. Ses mains crispées, ensanglantées, vont et viennent sur un corps frigorifié. Aura-t-elle le courage de s'arrêter près de la margelle en haut de la pente? L'eau y sera plus froide que la nuit. Elle se souvient... sa mère disait... on doit nettoyer les taches mais le vêtement en garde toujours quelques mouchetures. Des cicatrices.

La fille au kangourou troué, on ne l'a pas été frappée au visage. Ça se verrait. Mais on la reconnaît. C'est bien la fille qui vend des ballons multicolores! Comme elle tarde à rentrer ce soir! D'habitude, le samedi, on la croise bras-dessus bras-dessous avec sa compagne. Celle qui coud et répare les vêtements. Toujours, elles vont ensemble. Elles ont le rire candide. Le son de leurs voix mêlés est joli à entendre. Un gazouillis d'hirondelles. Mais là, le vendeuse de ballons est seule. Elle rentre seule. Se disent ceux qui languissent encore à l'entrée de leur gourbi.

Le plus âgé, lui, ne dort pas. Sa mère a crié  - Cesse de bouger. Cette mère qui n'a jamais aimé ce fils. Pour d'obscures raisons. Elle seule s'en souvient. Les autres savent si peu de cette  pénible grossesse. Si la famille apprenait, on la maudirait. Son mari, un être faible parmi les plus faibles. Il boit. Beaucoup. Personne dans le village n'a souvenir d'avoir entendu sa voix. Muet parmi les muets. Sa bouche, qu'un gosier. L'alcool de riz, son seul compagnon.

Le plus âgé ne dort pas. Il craint ce rêve qui à nouveau l'ensorcellerait. C'est différent ce soir. Ne réussit pas à détendre ses mains. Empreintes d'une odeur de fille. Celle qui vend des ballons multicolores; qu'il a forcé à rire avec lui. Un instant il a songé retourner vers le lac. La retrouver. La ramener... peut-être. Mais il redoute cette mère qui a crié  - Cesse de bouger. Lui imposant de s'endormir.

Devant le puits s'arrête Dep. Ses mains effleurent l'eau froide. Un frisson parcourt ce corps qu'elle peine à calmer. Le froid la pénètre. Ses mains crispées, rouges de sang, font des ronds à la surface de l'eau. L'embrouillent. Plonger au fond du puits ne lui serait pas pénible mais elle pense à sa mère. Elle se dirige vers la maison de l'oncle, de la poussière pique ses larmes. Lui, depuis des heures, il dort. 

xấu xí: laids


À suivre



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