samedi 31 décembre 2022

Beau souvenir de mon frère Pierre en ce début d'année 2023.

 





    Ma grande sœur et moi, à la fin des années ’50, avions l’habitude d’aller passer le Jour de l’An à Gentilly, chez les Turcotte; les autres allaient à Brompton chez les Bergeron. Comme la famille de mon père habitait dans le 3e rang de ce petit village (qui a vu naître le grand cinéaste Denis Villeneuve) au début janvier les chemins enneigés n’étaient accessibles qu’avec la carriole tirée par un cheval. C’était souvent notre oncle François, que ma sœur aimait appeler mononc’Branleux, qui venait nous chercher au village, avec la carriole tirée par son cheval préféré qu’il appelait affectueusement Poney. 

Mononc’ Branleux arrivait à la fin du jour avec dans sa carriole des briques chaudes pour les pieds et de grosses couvertes et fourrures car elle était ouverte aux grands vents qui soufflaient fort dans le trois, une prairie où peu d’arbres pouvaient les ralentir.

Comme nous arrivions à la tombée du jour, nous ne pouvions pas distinguer la route des champs enneigés; mon oncle laissait le cheval décider de la route à suivre : un cheval retourne toujours à son écurie, disait-il. Nous nous pelotonnions sous la couverture et les fourrures en chat sauvage, le froid nous gelant le bout du nez et les joues.

Je me rappelle le grand rire moqueur de mon oncle François, tout heureux de prendre en charge ces deux petits citadins, si amoureux de la campagne et déterminés à affronter la température froide pour aller passer le 1er de l’An dans la rusticité de la maison familiale Turcotte.



C’est notre grand-mère Turcotte qui nous recevait avec tant d’enthousiasme, étant ses premiers petits-enfants dans la famille. Je me souviens de la lumière feutrée de la cuisine éclairée par le fanal à l’huile et de l’odeur alléchante des tourtières chaudes qu’elle préparait avec sa fille, ma marraine Madeleine.

Je me rappelle François, le mononc’ Branleux de Françoise, comme un bel homme. C’était le plus jeune frère de mon père. Ses yeux bleus, et son côté enjoué et moqueur faisaient de lui le meilleur allié des enfants que nous étions alors.

 


Il nous amenait « dans le bois », un petit boisé au bout du champ devant la maison familiale, pour construire un camp qui se résumait à une petite tente en toile. Il avait une si belle voix et interprétait à merveille la belle chanson de Félix, la première du poète, Notre sentier.

Un peu plus tard, durant mon adolescence alors que je passais mes étés à faire les foins avec lui et son frère Benoit, je revenais avec lui sur la charrette à foin et chantions les belles chansons de Félix, dans l’ordre d’enregistrement des disques 33 tours que nous avions tous les deux.

Je crois pouvoir affirmer que la gentillesse, l’amour de la nature et de la poésie qui me
caractérisent encore, est l’héritage de cet oncle, amoureux de la vie, décédé récemment et à qui j’ai pu rendre hommage dans l’église de Gentilly.

Pour Françoise, c’était mononc’ Branleux.
Pour moi, c’était le Roi heureux.

Pierre

lundi 3 octobre 2022

Le monde selon... Marie Curie

 


        Je lis actuellement MARIE CURIE PREND UN AMANT de Irène FRAIN.

On ne s'attend pas à cela lorsque l'on pense à Maria Salomea Sklodowska, davantage à la radioactivité, à la science ainsi qu'à son mari Pierre Curie.

Très tôt dans ce récit qui s'attarde sur l'époque de son veuvage et sa rencontre avec un autre scientifique, Paul Langevin.


Je vous offre cet extrait qui pourrait être sous-titré "refaire sa vie". 


- Refaire sa vie. Comme Marie, on a perdu l'amour unique et on a cru ne jamais s'en remettre. Le corps s'est fait de craie, l'esprit de cendres. On a pensé devenir fou, quand on n'a pas cherché, carrément, à en finir.

Malgré tout, on s'en est relevé. On ne sait pas comment, un jour on s'est découvert moins cendreux, moins crayeux. Amputé, oui, pour le restant de ses jours. Mais résigé à l'être.

Ou alors, comme Paul, on a fait des serments et on s'est trompé. On a été léger, et maintenant qu'on s'en aperçoit, c'est trop tard. Disputes à tout propos, enfants, argent. L'enfer se referme, les nerfs lâchent.

Et voilà que la vie, soudain, la vie têtue, la vie puissante, imprévisible, la vie qui, mine de rien, va et vient comme les marées, réclame sa place, recommence d'exiger son droit au plaisir, sa part de rêve.

C'est cela, refaire sa vie : s'abandonner au reflux irrésistible des lois du vivant. Accepter l'offre de la seconde chance, se dire : "Après tout ... Pourquoi pas ? " Puis, sur les ruines des temps d'avant, trouver la force de rebâtir du neuf.








jeudi 2 juin 2022

O T I U M 16

     Le quinzième otium date de plusieurs semaines. Il aura suffi de vacances à Maria (Gaspésie) et d'un défi, celui lancé par notre amie commune, Marielle, pour que surgisse - et le voici - cet otium.


La vieille maison au bout du chemin


Hospitalière cette vieille maison au bout de chemin de campagne

Isolée du bruit routier, elle offre la paix du silence paysan

On y accède par un sentier bordé de cerfs gracieux mais vigilants

On la nomme ancestrale, elle le mérite bien étant donné son grand âge

Mais l’ancêtre, ne serait-ce pas cette épinette centenaire 




Qui la pare si bien, appuyée sur cette clôture à cinq lices 

Offrant ainsi au citadin de passage un panorama bucolique

Avec un air d’antan

Et comme pour ajouter à l’enchantement du lieu, 

Une petite rivière, la Martien nord aux eaux limpides

Coulant discrètement dans l’arrière-cours, offre à l’occupant

Son chant alangui se mariant au doux gazouillis des merles et des pies

Vraiment à la maison ancestrale du père Audet

Tout n’est qu’ordre et beauté, luxe calme et volupté


                                                                                        Texte : Pierre Turcotte

                                                                                                Photos : Laurent Turcotte


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Il était une fois…

…une épinette rustique qui avait pris racine dans un vaste champ non encore défriché, à proximité de la mer et d’une chaîne montagneuse.

Dans les balbutiements de son existence, l’arbrisseau jouait du coude avec ses congénères. Il étirait le cou pour voir plus loin, par-delà leurs têtes. Il était convaincu qu’il y avait beaucoup à admirer dans les alentours. Déjà, sa cime se sentait appelée par l’insondable profondeur bleue du ciel, mais les horizons lui échappaient, trop cordé qu’il se trouvait encore, parmi les êtres à épines qui l’encerclaient.

Puis un jour, survint un couple, abondamment équipé pour prendre possession de la terre en vue d’y fonder famille. L’épinette se souvient d’une époque de grand remue-ménage : rugissements des scies à chaîne, grondements des moteurs de tracteurs, stridence des cris d’humains. De son sommet, l’épinette apercevait des têtes et des têtes de conifères tomber et elle frémissait de crainte, en sentant l’étau du ravage se resserrer auprès d’elle.  

Mais miraculeusement, grâce à son impressionnante génétique, les humains la remarquèrent et lui accordèrent grâce. L’espace libéré du corset que lui imposait ses acolytes, l’épinette prit rapidement des proportions enviables. Ses branches se déployèrent majestueusement. La brise et le vent s’y engouffraient allègrement et ensemble, ils apprirent à chuinter et à chanter. Elles accueillirent aussi des volées d’oiseaux qui se courtisaient en piaillant, gazouillant et vocalisant. Les maîtres du domaine, entendant l’arbre chanter et être chanté le baptisèrent l’épinette mélodieuse.

Pendant ce temps son tronc, lui, cherchait à s’élever toujours davantage. Afin d’aider la cime à mieux voir ! Mieux voir en toutes saisons, mieux voir à chaque quartier de l’horizon.

En vérité, l’épinette ne savait plus où donner de la tête. Si elle la tournait vers l’Est, elle découvrait alors la mer passer par toute la palette des bleus, des argentés et des blancs selon l’humeur et l’heure des journées; et toujours vers l’Est, elle s’émerveillait de la poussière d’or que les aubes engendraient autour de l’équinoxe. Si elle la tournait vers l’Ouest, alors elle pouvait admirer la chaîne de la montagne ciselée par des cours d’eau ruisselants, ses sommets enveloppés de chevelures de brume les jours les plus frais et par derrière, les pommelés lavande ou les braises chatoyantes dans les cieux, avant le scintillement des étoiles.

Entouré de tant de splendeurs, l’arbre n’était que joie. Un seul regret l’habitait, celui de ne pouvoir assouvir son irrépressible envie d’étreindre le tout. Car comment embrasser avec un seul membre, comment embrasser quand notre corps s’étire d’une seule venue ?

 

Petit à petit, une solution se dessina. En effet, les propriétaires du domaine se mirent à observer un subtil changement dans la morphologie de l’épinette qu’ils avaient sauvée et qu’ils ne cessaient de vénérer.  Ils avaient l’impression que son tronc cherchait à s’élargir. Ils finirent par comprendre que celui-ci était en train de se diviser. Comme si du fondement de départ, deux bras se détachaient. C’était en effet le projet du majestueux conifère.

Il avait trouvé le moyen de trafiquer son essence afin de pouvoir enlacer de tout son être les splendeurs qu’il surplombait, depuis les merveilles du levant jusqu’aux chef-d’œuvre du couchant.

 L’impériale épinette n’était plus qu’amour et fusion.  



Claire, juin 2020

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Quatrain qui n’en est pas un...


Le tapis vert picoté de fleurs jaunes 

paralyse face au bleu de la mer...


Une feuille séchée, avide d’eau, 

crapahute d’épaves délavées en galets gris...


Ô mer, sous ton géant parapluie d’azur, 

creux réceptacle de souvenirs colorés, 

de blêmes tristesses, 

guide mes pas hésitants qui déambulent 

sur des chemins bronzés menant vers la route...


Jean /juin 2022


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mardi 10 mai 2022

Qu'en avez-vous pensé ?

Voilà, vous avez entre les mains les dix (10) chapitres du roman

LES ANCIENS COLONELS que j'ai écrit au Vietnam entre les 

années 2019 et 2021.

Ce qui me ferait énormément plaisir ? 

Recevoir vos commentaires, les positifs ainsi que les négatifs.

Merci à l'avance.


Jean TURCOTTE

lundi 9 mai 2022

É P I L O G U E

                                                        ÉPILOGUE


 L’humanité comprend plus de morts que de vivants. 

Auguste Comte

 

 

    L’épilogue permet de lancer quelques pistes sur le prolongement ou les répercussions des événements mentionnés dans les pages précédentes et qui constituèrent le noeud de l’histoire. Celui-ci n’ira pas dans cette direction. Le narrateur laisse au lecteur toute la place pour y penser.

Qu’est-il devenu de l’argent obtenu par la vente des rubis ?

Ce que vous voulez bien qu’il en soit.

 

Les amours entre nos deux vieilles personnes, celles entre le jeune poète et la docteure ?

Laissez votre imagination vagabonder vers le meilleur des mondes pour chacun d’eux.

 

Est-ce que Douch connaît, enfin, la date de son procès ?

En 2005, on nage toujours en pleine inconnue.

 

Lotus, se remettra-t-il du décès de Mister Black, son retour dans le Mékong le satisfera-t-il ?

Il faut s’en remettre à son caractère combatif et son inestimable appétit pour la connaissance.

 

Qu’est-il advenu de l’assassin des deux colonels abattus dans le café Nh Sông ?

Le narrateur se permet de croire que l’intervention du père de Thi et celle de l’homme au bracelet de jade lui aura évité plus d’inconvénients que ceux dont il était victime en vivant comme sans-abri, sous les ponts de Saïgon.

 

Hermès ?

Il aurait franchi à nouveau la frontière pour s’établir avec sa famille à Phnom Penh, travaillant pour son ami médecin-pharmacien.

 

 

    LES ANCIENS COLONELS, cette histoire énigmatique remplie de rebondissements s’achève donc ici. On a demandé au narrateur de départager le vrai de la fiction, le réel de l’imaginaire. Il répond : parfois, la fiction dépasse la réalité.

Jamais cette Phalange n’a existé, tout comme l’affaire des rubis des Khmers Rouges - il signale toutefois qu’il y aurait un fond de vérité à cette information - jamais les ministères vietnamiens n’ont songé à la création d’une telle unité spéciale, tout comme la capture de Pol Pot n’a pas été envisagée par qui que ce soit dans l’administration gouvernementale et que l’objectif d’une présence vietnamienne au Cambodge n’avait pour seul objectif, celui de libérer un peuple du joug de ce groupe fanatique.

Quel but a motivé le narrateur en se lançant dans cette aventure romanesque : dénoncer le génocide en ramenant à l’avant-scène celui du Cambodge réellement survenu durant les années Pol Pot ; décrier les affres de la guerre et les monstruosités que certaines idéologies dogmatiques représentent pour les civils.

Nous pourrions questionner à n’en plus finir le pourquoi de cette soumission aveugle des Cambodgiens, leur obéissance inconditionnelle à répondre aux ordres fallacieux des Khmers Rouges et combien d’autres interrogations surgissant à notre esprit. Y répondre parut impossible au narrateur. Tellement d’événements précédant ou provoquant cette situation rappellent à quel point nous avons été sciemment éloignés du quotidien de la vie politique régnant au Cambodge entre les années 1975 et 1979, alors que ses habitants ne recevaient que des ordres à suivre.

Le monde entier ne savait que peu de choses, le pays s’étant littéralement coupé des liens extérieurs à son territoire, de sorte qu‘il devient impossible de porter un jugement autant sur son silence et sa non-intervention.

Visiter les “killing fields” et la prison S-21, 30 ans plus tard, ne change rien aux atrocités qui s’y sont déroulées. On aura beau chercher dans Phnom Penh, cette ville redevenue vivante, il sera difficile d’accoster un Cambodgien souhaitant parler de ces années cauchemardesques. Au fond de lui-même, encore interpellé par cette période, il observe un silence meurtri.

Cet épilogue n’en est pas tout à fait un, il ressemble plutôt à un aveu d’impuissance. Celle ressentie lorsque éclate à nos yeux, dans un fracas indescriptible, la cruauté d’hommes recherchant le pouvoir qu’ils auront bâti sur la peur des gens, agitant l’espoir d’un avenir meilleur.

Les monstres décrits dans cette fiction, ne sont pas exceptionnels. Ils sont réapparus ailleurs au cours du XXe siècle ; il est fort à parier qu’ils puissent renaître sous d’autres artifices. Si ce n’était strictement que pour cela, un devoir de mémoire nous oblige à partager aux générations actuelles et futures, le contenu de ces pages sombres de notre histoire qui se targue d’être humaine.

Le narrateur ne peut oublier, jamais n’oubliera sa dernière visite à la prison Tuol Sleng, la sinistre S-21, alors que de jeunes étudiants cambodgiens accompagnés de leurs enseignants, déambulaient d’une section à une autre. Ils lui semblèrent éloignés émotionnellement, notant dans un cahier d’exercices quelques réponses aux questions qui s’y trouvaient.

Qu’est-ce qui se jouait dans leurs cerveaux ? Allaient-ils, de retour à la maison, interroger leurs parents, chercheraient-ils à savoir si, quelque part dans leur famille proche ou éloignée, un des leurs y aurait été enfermé, interrogé, martyrisé, puis déplacé vers un “killing field” ?

Le narrateur croit qu’il n’en est rien. Sans doute, en est-il rien aussi pour ces touristes, suivant un itinéraire dans lequel cet endroit était un arrêt obligatoire, tourneront la page sur ce passé encore proche, se disant que cela ferait un excellent film d’horreur.

L’épilogue prend fin. Il laisse un narrateur hésitant, ne sachant trop s’il ferme le livre ayant eu pour sujet le Cambodge ou le Kampuchéa...

dimanche 8 mai 2022

le chapitre - 10C -

                                                                         10C

 

    Thi, lors de la dernière rencontre au café Nh Sông, avait mentionné que si le groupe pouvait s’y rejoindre en milieu d’après-midi, cela lui conviendrait mieux qu’en soirée, durant son quart de travail.

La veille de cette réunion coïncide avec le retour de la docteure Méghane, à Saïgon. Il était difficile d’envisager ce meeting sans elle.

Alors que Bao se rendait à l’université pour y faire des photocopies du dossier, Daniel Bloch retournerait à l’hôtel. Il avait besoin de cette journée pour tout compiler et structurer sa pensée. Laissant son amante au porche d’entrée de l’université, ils convinrent de se retrouver sur l’heure du dîner chez OLÉ. On verrait à inviter la docteure Méghane si le décalage horaire ne l’affectait pas trop. La professeure vérifierait.

 

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    La journée passa à un rythme d’enfer, principalement au squat du President Hotel. Alors que le jeune poète se préparait à partir, arrivaient quelques membres du groupe Janus, un à un rompant avec l’habitude de s’y présenter que de nuit. Sans que cela fut un enterrement de première classe, la scission entreprise le 30 avril, les obligeait à certains ajustements et à officialiser la dissolution.  

- Janus a rempli son mandat, celui d’éducation. Lorsqu’on a appris, vient le temps d’agir. Vous choisissez un engagement plus concret dans la réalité vietnamienne. Je souhaite que dans ce que vous entreprenez, l’ouverture qu’aura permis nos nombreuses interrogations, que le message de Hô Chi Minh, celui qui a semé en nous le goût de l’indépendance, de la liberté et de la paix guidera vos gestes.

Ce furent les derniers mots que prononcerait Lotus à titre de leader du groupe Janus. Il concentrerait désormais ses énergies à perpétuer la mémoire de Mister Black, quitterait Saïgon pour retourner, en bon romantique qu’il a toujours été, vers les terres  ses parents durent apprendre à refaire leur vie.

 

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    Personne n’attendait la docteure Méghane à l’aéroport de Saïgon. Pas de limousine, pas de message. Elle devait retourner à la maison par ses propres moyens. L’idée de passer un appel à Thi lui traversa l’esprit. Il accepta d’emblée de s’y rendre sur-le-champ.

Installée au café à l’extérieur de la porte des arrivées internationales, elle attendit moins d’une demi-heure avant que le jeune homme ne se présente.

- Merci de me rendre ce service, mon ami.

- Je suis tellement soulagé de vous savoir de retour. Cela amoindrit les craintes que votre départ si soudain m’a occasionnées. Mais je ne suis pas entièrement rassuré.

- Laisse-moi te raconter.

La docteure acheva son compte rendu par ces paroles qui surprirent le jeune poète.

- Je ne serai plus à l’emploi de l’IIC le mois prochain. Mes recherches, tu l’as bien compris, ne seront plus sponsorisées par cette multinationale, de sorte que je dois démanteler mon cabinet, clore mes dossiers et remercier ma secrétaire. Depuis Berlin, j’ai amplement eu le temps de réfléchir. Une chose m’est apparue évidente. Mon sang est à moitié vietnamien. J’aime ce pays et souhaite m’y installer à demeure. Je vais ouvrir une clinique, non pas à Saïgon, mais plutôt à Hué, le lieu de mes ancêtres.

La profonde déception de la savoir s’établir loin de Saïgon, le jeune poète ne sut la dissimuler.

- Accepterais-tu m’appuyer dans ce projet ?

La réponse fut immédiate. Il suivrait cette femme qui ne quittait plus ses pensées, depuis leur première rencontre.

 

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    Monica s’était procuré un couffin dans lequel Moïse dormait paisiblement. Il lui était impossible de le laisser l’espace d’un instant. La clientèle voyait se déployer toute l’attention maternelle que cette femme accordait à son nouveau rôle.

Elle accueillit Bao et Daniel Bloch, leur ouvrant la porte de chez OLÉ. La tendresse unissant le nourrisson et sa mère adoptive faisait beau à voir. Cette Monica, d’habitude si empressée à voler ici et là, courant dans l’escalier menant à la cuisine, revenant les mains chargées de plats, s’arrêtant à toutes les tables afin de les égayer par ses facéties clownesques, cette Monica, au coeur plus grand que l’Espagne entière, embrassait la tête du bébé en le présentant à tous ses clients.

Parfois, Tony quittait ses casseroles, descendait vers la salle à manger, s’enquérant de l’état de son fiston. Déjà pour lui, la question d’une famille d’accueil pour Moïse avait sa réponse ; il fait partie de cette maison.

- Aujourd’hui, mes amis, dit Monica, laissez-moi vous proposer une assiette qui n’apparaît pas au menu. Depuis l’arrivée de Moïse, mon mari a retrouvé le goût de créer des recettes nouvelles.

- Vous êtes la maîtresse de nos estomacs, dit l’homme au sac de cuir que l’entrée de la docteure et du jeune poète interrompit.

Bao ne sut retenir son élan vers la nouvellement revenue de Berlin et poussant un profond soupir d’allègement, la prit dans ses bras. Monica, en observatrice aguerrie, vit immédiatement que son amie, la solitaire, la recluse, l’espace d’une traversée entre l’Asie et l’Europe, s’était adoucie, tant elle laissait se prolonger l’étreinte.

Derrière, se tenait un jeune homme radieux.

Le lunch s’étira jusqu’en milieu d’après-midi. On fit le tour de la question, collant bout à bout le matériel parvenu de Saïgon à celui de Kep-sur-Mer et les dernières en provenance de Berlin. Le puzzle apparaissait dans sa globale intégralité. Il leur sembla inutile de savoir si les rubis se trouvent au Cambodge ou ailleurs, cela était accessoire. Les suites de l’affaire ne relevaient pas de leur compétence. Connaître le déroulement des activités de la Phalange de 1979 à aujourd’hui, ainsi que l’implication des différents acteurs leur suffisait. Bao eut raison de dire que l’engagement pris envers S Gi avait été respecté, triste de n’avoir pu le lui apprendre de son vivant. Elle pouvait désormais se consacrer à une nouvelle vie, celle qui l’unira à Daniel Bloch.

Ils achevèrent le repas, dégustant cette liqueur à la banane, spécialité de Tony qu’il servit lui-même, avec une préciosité qu’on ne lui connaissait pas.

- Permettez-moi de vous annoncer que vous serez tous et toutes les parrains et marraines de Moïse. Ce petit bonhomme arrive comme une source de jouvence dans nos vies.

Ne retenant plus son émotion, il les laissa à leur toast pour retourner à ses recettes.

 

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    Les deux oiseaux du ministère de l'Intérieur, une fois envolés Hermès et p-M-24, ne savaient trop par quel bout prendre ce qu’ils venaient d’entendre. Tuan brisa la pause dans laquelle ils s’étaient réfugiés.

- Un cafard...

- Alors que nous nous éreintions à mener cette mission, à l’intérieur même de notre organisation tournaillait un corbeau, ajouta l’homme au bracelet de jade.

- Je ne tiens pas à connaître son identité.

- Le corbeau est toujours à l’affût, un charognard qui sait se fondre dans l’environnement afin de dissimuler sa présence et ne pas se faire repérer.

- Il y en a dans toute administration et c’est impossible de le distinguer des autres. À ce stade-ci, je veux te parler de ma décision. En fait, elle est garnie de quelques éléments interdépendants.

- Je t’écoute mon frère.

Celui qui écrivait “ prit un instant de réflexion comme s’il cherchait à s’assurer que ce qu’il allait dire paraissait correct.

- Le café Nh Sông, là  travaille mon fils, ferme ses portes d’ici quelques jours. Cet endroit a été le lieu de rencontre de nos trois colonels. Je m’y rendrai, demain après-midi, me présenterai en personne à Thi. J’ai également décidé de prendre en charge p-M-24. Il m’est impossible de le voir tenter de survivre sous les ponts de Saïgon, seul dans son monde sourd et muet.

- Tu sais qu’il n’existe que très peu d’oiseaux muets. En fait, je ne connais que le cygne tuberculé et le paon spicifère. Un oiseau sourd, je ne connais que la bécassine, mais une espèce de volatile présentant les deux caractéristiques, j’en ai aucune idée. Mais je te coupe la parole, mon frère.

- Tu m’épateras toujours avec tes connaissances en ornithologie. Je continue. Je veux que notre soldat sourd-muet profite d’une vie plus saine que celle qu’il a présentement.

- Je te reconnais bien dans cette démarche, autant envers ton fils que celui qui a vécu des épisodes inhumains. Comment comptes-tu agir avec le premier fils ?

- Plus compliqué.

- Mais encore ?

- Je me laisse du temps. Il n’est au courant de rien des épisodes de la Phalange, donc à quoi servirait de déterrer les morts.

- Je te comprends.

- De ton côté, quel avenir vois-tu devant toi ?

- D’abord, régler nos contacts avec l’IIC, une opération qui ne fera pas leur affaire, mais la compagnie n’aura qu’à se retourner vers le fourbe en question. Puis consacrer mes jours aux oiseaux.

- Important pour moi que nous demeurions proches.

- Être frère, c’est à la vie à la mort. Nous sommes des phénix, n’oublie jamais.

 

**********

    Il est 20 heures, lorsque Daniel Bloch se présente à l’appartement de Bao. Celle-ci mettait de l’ordre dans son petit espace.

- Cela devient beaucoup trop exigu ici pour deux personnes, lui dit-il en la serrant dans ses bras.

- Ne rentres-tu pas à Hanoi bientôt ?

- Le temps de fermer ma chambre, saluer les amis et revenir vers toi.

- Sérieux ?

- Comme tu connais bien Saïgon, pourquoi ne pas te mettre à la recherche d’un nid pour deux.

- On reste dans la langue des oiseaux, répondit-elle en souriant.

- Deux colombes...

- Je m’en charge, mais je dois te dire que nous ne nous marierons pas.

- Cette formalité ne m’intéresse nullement. Je ne souhaite que vivre avec toi tous les jours, toutes les nuits.

Ils s’étreignaient, se redécouvraient, s’aimaient. Derrière eux, le dossier de la Phalange s’évanouissait peu à peu, irait son chemin, se dirigeant là  cela ne comptait plus pour eux. De cette noirceur, naquit les rayons éblouissants qui les éclaireraient désormais.

 

**********

 

    Ce matin de mai, riche en lumière, avait percé les nuages qui s’amoncelaient sur Saïgon. La journée serait chaude, semblable à celle des funérailles dans le Mékong.

En après-midi, alors que Thi avait proposé à la docteure Méghane de se rendre chez elle afin de la conduire au rendez-vous du troisième jour, deux hommes s’assoient au café Nh Sông, Hai et Ba ; les deux anciens colonels commandent les mêmes breuvages.

- Je dois de te dire que j’ai été invité, hier, à une rencontre tout à fait particulière.

- De quelle nature ? Demanda un colonel obèse inquiet.

- Notre contact auprès du ministère de l'Intérieur.

- On t’a sans doute proposé de prendre la place laissée vide suite au décès de Một.

- Pas tout à fait. Le sujet t’est malheureusement inconnu, mais touche directement la Phalange.

- Je t’écoute.

Le colonel 2 toussa un bon coup, prit une gorgée de thé froid, puis se mit en frais de dévoiler les dessous de l’opération qui furent tenus secrets, même à ce type qui en eut la responsabilité au cours des dernières années de son existence active sur le terrain.

Écoutant ce récit qui normalement aurait dû le mettre hors de lui, apprenant le subterfuge qui l’a bêtement leurré, ce n’est pas ainsi que Ba réagit. Ces explications semblaient au contraire tomber sur lui comme un baume lénifiant. Si ce qu’il recevait constituait en eux-mêmes le nec plus ultra du secret entourant cette aventure, il obtenait là l’assurance que toutes ses perversités, sa dépravation demeuraient dans le monde des inconnues.

- Tu ne sembles pas offusqué d’entendre tout cela.

- Je n’aime pas déranger les fantômes enfouis dans les placards.

- Y en a-t-il ?

- Non. Doit-on se montrer surpris d’apprendre que la cupidité humaine existe toujours ?

- L’homme est un être complexe. Il sait habilement cacher certaines facettes de sa personnalité. Comme il s’agit sans aucun doute de notre dernière rencontre, faire le lien entre le décès de Một, la fermeture de ce café et la conclusion de la Phalange, m’amène à t’adresser une question ?

- En lien avec la mission ?

- Dans un certain sens. Depuis notre retour à Saïgon et l’interpellation de la part du ministère à nous mettre à la recherche des survivants de l’affaire, j’ai remarqué à maintes reprises ta gêne ou ton malaise lorsqu’il était question du soldat sourd-muet. Combien de fois as-tu manifesté ton agacement à le savoir vivant, cherchant à le prioriser dans nos investigations. Y a-t-il une raison particulière ?

- p-M-24, je l’ai sauvé du courroux des autres soldats, l’ai pris sous ma protection. Il m’était fort utile lorsque je quittais le camp de base afin d’accomplir mes responsabilités. Il est rapidement devenu mon aide de camp indispensable.

- Jour et nuit ?

- Que veux-tu insinuer ?

- On ne peut pas parler de pédophilie, Ba, ce jeune soldat avait atteint l’âge de la majorité, toutefois, obtenir des services sexuels sous la menace représente quand même une sérieuse infraction. “ Celui qui écrivait “ n’a pas été dupe de tes forfaitures et après avoir reçu de p-M-24 assez de signes que sa condition de sourd-muet lui permettait de faire, il lui a ouvert son âme. Il l’a conduit au charnier dans lequel tu l’obligeais à enterrer les cadavres des jeunes garçons cambodgiens que tu venais d’égorger après les avoir sodomisés. Pour cette tâche, tes qualités ressemblent à celles de Douch. Notre scripteur, dont nous ignorions qu’il faisait partie de l’intelligentsia responsable de la Phalange, tu n’as pas réussi à le berner. En bon cartographe, il a mené la police de Phnom Penh sur les lieux de tes sacrifices humains. Un mandat d’arrestation a été émis, on l’exécutera lorsque le ministère de l'Intérieur vietnamien jugera opportun de le faire. Tu as tué pour assouvir tes bas instincts, puisant dans la détresse d’enfants qui revenaient du plus creux de l’enfer, se sentant enfin protégés par un haut gradé de l’armée vietnamienne qu’ils ont cru ; mal leur en prit. On peut tuer physiquement, mais aussi moralement. p-M-24 est un homme détruit, incapable de communiquer les tréfonds de son âme. Il erre maintenant, traîne ses hantises de jour en jour, d’un pont à un autre et tu en es la cause.

Le colonel obèse, la tête baissée, revivait tout ce que Hai racontait. Un quelconque remords l’assaillait-il ? Aucunement. Tel un psychopathe invétéré, il savourait goulûment son appétence.

 

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    Il y eut des remous autour du bar auquel Linh était accoudée. Son compagnon de travail arrivait, escorté par une autre relation. On lui avait décrit ce garçon comme étant un solitaire, s’isolant pour écrire des poèmes qui se retrouvaient à flotter sur les eaux du fleuve, alors qu’elle découvre un type aux mille et une fréquentations disparates.

- Je te présente la docteure Méghane ; elle arrive tout juste d’un voyage d’affaires à Berlin.

- Il me semble vous avoir croisée ici...

- J’y viens principalement lorsque ton confrère travaille, dit-elle avec un sourire auquel elle n’avait habitué personne.

Le temps de prendre place que Lotus se pointa, suivi de Bao et Daniel Bloch. Le groupe, ainsi complété, la professeure distribua comme le fait une enseignante consciencieuse la liasse de photocopies résumant l’affaire des anciens colonels.

Aucun ne s’empêcha de remarquer, installés à la table au fond du café, deux membres de la formation adverse, mais comme plus rien ne pouvait être ni ajouté ni retranché au dossier, ils demeurèrent immobiles, l’un distancé de l’autre. Ils n’en étaient pas à une ultime surprise, lorsque à l’entrée du café, Tuan fixait son fils des yeux.

- Thi, quelqu’un que tu attends depuis longtemps se tient à la porte, dit l’homme au sac de cuir.

Le jeune se leva, tituba un instant et se dirigea vers celui qui lui ouvrait les bras. Pleurent-ils, emmaillotés du plus profond silence ? Leurs mains se serrèrent.

- Papa, fut le seul mot échappé de la bouche du fils.

- Fils, nous voici arrivés au nid.

Ce fut les coups de feu qui brisèrent cette intimité. Un homme était entré, s’était dirigé promptement vers la table des deux anciens colonels, y déchargea son arme. Ils éclatèrent littéralement. Deux trous rejoignirent les cicatrices déjà enduites sur le mur du café.

- p-M-24 !

 

FIN

 

Il est sorti du monde des faits pour entrer dans celui des illusions,

et il m’arrive de penser que l’illusion

est peut-être la forme que prennent aux yeux du vulgaire

les plus secrètes réalités.

Marguerite Yourcenar

 

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Un peu de politique à saveur batracienne... (19)

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