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Thi, lors de la dernière rencontre au café Nhớ Sông, avait mentionné que si le groupe pouvait s’y rejoindre en milieu d’après-midi, cela lui conviendrait mieux qu’en soirée, durant son quart de travail.
La veille de cette réunion coïncide avec le retour de la docteure Méghane, à Saïgon. Il était difficile d’envisager ce meeting sans elle.
Alors que Bao se rendait à l’université pour y faire des photocopies du dossier, Daniel Bloch retournerait à l’hôtel. Il avait besoin de cette journée pour tout compiler et structurer sa pensée. Laissant son amante au porche d’entrée de l’université, ils convinrent de se retrouver sur l’heure du dîner chez OLÉ. On verrait à inviter la docteure Méghane si le décalage horaire ne l’affectait pas trop. La professeure vérifierait.
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La journée passa à un rythme d’enfer, principalement au squat du President Hotel. Alors que le jeune poète se préparait à partir, arrivaient quelques membres du groupe Janus, un à un rompant avec l’habitude de s’y présenter que de nuit. Sans que cela fut un enterrement de première classe, la scission entreprise le 30 avril, les obligeait à certains ajustements et à officialiser la dissolution.
- Janus a rempli son mandat, celui d’éducation. Lorsqu’on a appris, vient le temps d’agir. Vous choisissez un engagement plus concret dans la réalité vietnamienne. Je souhaite que dans ce que vous entreprenez, l’ouverture qu’aura permis nos nombreuses interrogations, que le message de Hô Chi Minh, celui qui a semé en nous le goût de l’indépendance, de la liberté et de la paix guidera vos gestes.
Ce furent les derniers mots que prononcerait Lotus à titre de leader du groupe Janus. Il concentrerait désormais ses énergies à perpétuer la mémoire de Mister Black, quitterait Saïgon pour retourner, en bon romantique qu’il a toujours été, vers les terres où ses parents durent apprendre à refaire leur vie.
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Personne n’attendait la docteure Méghane à l’aéroport de Saïgon. Pas de limousine, pas de message. Elle devait retourner à la maison par ses propres moyens. L’idée de passer un appel à Thi lui traversa l’esprit. Il accepta d’emblée de s’y rendre sur-le-champ.
Installée au café à l’extérieur de la porte des arrivées internationales, elle attendit moins d’une demi-heure avant que le jeune homme ne se présente.
- Merci de me rendre ce service, mon ami.
- Je suis tellement soulagé de vous savoir de retour. Cela amoindrit les craintes que votre départ si soudain m’a occasionnées. Mais je ne suis pas entièrement rassuré.
- Laisse-moi te raconter.
La docteure acheva son compte rendu par ces paroles qui surprirent le jeune poète.
- Je ne serai plus à l’emploi de l’IIC le mois prochain. Mes recherches, tu l’as bien compris, ne seront plus sponsorisées par cette multinationale, de sorte que je dois démanteler mon cabinet, clore mes dossiers et remercier ma secrétaire. Depuis Berlin, j’ai amplement eu le temps de réfléchir. Une chose m’est apparue évidente. Mon sang est à moitié vietnamien. J’aime ce pays et souhaite m’y installer à demeure. Je vais ouvrir une clinique, non pas à Saïgon, mais plutôt à Hué, le lieu de mes ancêtres.
La profonde déception de la savoir s’établir loin de Saïgon, le jeune poète ne sut la dissimuler.
- Accepterais-tu m’appuyer dans ce projet ?
La réponse fut immédiate. Il suivrait cette femme qui ne quittait plus ses pensées, depuis leur première rencontre.
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Monica s’était procuré un couffin dans lequel Moïse dormait paisiblement. Il lui était impossible de le laisser l’espace d’un instant. La clientèle voyait se déployer toute l’attention maternelle que cette femme accordait à son nouveau rôle.
Elle accueillit Bao et Daniel Bloch, leur ouvrant la porte de chez OLÉ. La tendresse unissant le nourrisson et sa mère adoptive faisait beau à voir. Cette Monica, d’habitude si empressée à voler ici et là, courant dans l’escalier menant à la cuisine, revenant les mains chargées de plats, s’arrêtant à toutes les tables afin de les égayer par ses facéties clownesques, cette Monica, au coeur plus grand que l’Espagne entière, embrassait la tête du bébé en le présentant à tous ses clients.
Parfois, Tony quittait ses casseroles, descendait vers la salle à manger, s’enquérant de l’état de son fiston. Déjà pour lui, la question d’une famille d’accueil pour Moïse avait sa réponse ; il fait partie de cette maison.
- Aujourd’hui, mes amis, dit Monica, laissez-moi vous proposer une assiette qui n’apparaît pas au menu. Depuis l’arrivée de Moïse, mon mari a retrouvé le goût de créer des recettes nouvelles.
- Vous êtes la maîtresse de nos estomacs, dit l’homme au sac de cuir que l’entrée de la docteure et du jeune poète interrompit.
Bao ne sut retenir son élan vers la nouvellement revenue de Berlin et poussant un profond soupir d’allègement, la prit dans ses bras. Monica, en observatrice aguerrie, vit immédiatement que son amie, la solitaire, la recluse, l’espace d’une traversée entre l’Asie et l’Europe, s’était adoucie, tant elle laissait se prolonger l’étreinte.
Derrière, se tenait un jeune homme radieux.
Le lunch s’étira jusqu’en milieu d’après-midi. On fit le tour de la question, collant bout à bout le matériel parvenu de Saïgon à celui de Kep-sur-Mer et les dernières en provenance de Berlin. Le puzzle apparaissait dans sa globale intégralité. Il leur sembla inutile de savoir si les rubis se trouvent au Cambodge ou ailleurs, cela était accessoire. Les suites de l’affaire ne relevaient pas de leur compétence. Connaître le déroulement des activités de la Phalange de 1979 à aujourd’hui, ainsi que l’implication des différents acteurs leur suffisait. Bao eut raison de dire que l’engagement pris envers Sứ Giả avait été respecté, triste de n’avoir pu le lui apprendre de son vivant. Elle pouvait désormais se consacrer à une nouvelle vie, celle qui l’unira à Daniel Bloch.
Ils achevèrent le repas, dégustant cette liqueur à la banane, spécialité de Tony qu’il servit lui-même, avec une préciosité qu’on ne lui connaissait pas.
- Permettez-moi de vous annoncer que vous serez tous et toutes les parrains et marraines de Moïse. Ce petit bonhomme arrive comme une source de jouvence dans nos vies.
Ne retenant plus son émotion, il les laissa à leur toast pour retourner à ses recettes.
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Les deux oiseaux du ministère de l'Intérieur, une fois envolés Hermès et p-M-24, ne savaient trop par quel bout prendre ce qu’ils venaient d’entendre. Tuan brisa la pause dans laquelle ils s’étaient réfugiés.
- Un cafard...
- Alors que nous nous éreintions à mener cette mission, à l’intérieur même de notre organisation tournaillait un corbeau, ajouta l’homme au bracelet de jade.
- Je ne tiens pas à connaître son identité.
- Le corbeau est toujours à l’affût, un charognard qui sait se fondre dans l’environnement afin de dissimuler sa présence et ne pas se faire repérer.
- Il y en a dans toute administration et c’est impossible de le distinguer des autres. À ce stade-ci, je veux te parler de ma décision. En fait, elle est garnie de quelques éléments interdépendants.
- Je t’écoute mon frère.
“ Celui qui écrivait “ prit un instant de réflexion comme s’il cherchait à s’assurer que ce qu’il allait dire paraissait correct.
- Le café Nhớ Sông, là où travaille mon fils, ferme ses portes d’ici quelques jours. Cet endroit a été le lieu de rencontre de nos trois colonels. Je m’y rendrai, demain après-midi, me présenterai en personne à Thi. J’ai également décidé de prendre en charge p-M-24. Il m’est impossible de le voir tenter de survivre sous les ponts de Saïgon, seul dans son monde sourd et muet.
- Tu sais qu’il n’existe que très peu d’oiseaux muets. En fait, je ne connais que le cygne tuberculé et le paon spicifère. Un oiseau sourd, je ne connais que la bécassine, mais une espèce de volatile présentant les deux caractéristiques, j’en ai aucune idée. Mais je te coupe la parole, mon frère.
- Tu m’épateras toujours avec tes connaissances en ornithologie. Je continue. Je veux que notre soldat sourd-muet profite d’une vie plus saine que celle qu’il a présentement.
- Je te reconnais bien dans cette démarche, autant envers ton fils que celui qui a vécu des épisodes inhumains. Comment comptes-tu agir avec le premier fils ?
- Plus compliqué.
- Mais encore ?
- Je me laisse du temps. Il n’est au courant de rien des épisodes de la Phalange, donc à quoi servirait de déterrer les morts.
- Je te comprends.
- De ton côté, quel avenir vois-tu devant toi ?
- D’abord, régler nos contacts avec l’IIC, une opération qui ne fera pas leur affaire, mais la compagnie n’aura qu’à se retourner vers le fourbe en question. Puis consacrer mes jours aux oiseaux.
- Important pour moi que nous demeurions proches.
- Être frère, c’est à la vie à la mort. Nous sommes des phénix, n’oublie jamais.
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Il est 20 heures, lorsque Daniel Bloch se présente à l’appartement de Bao. Celle-ci mettait de l’ordre dans son petit espace.
- Cela devient beaucoup trop exigu ici pour deux personnes, lui dit-il en la serrant dans ses bras.
- Ne rentres-tu pas à Hanoi bientôt ?
- Le temps de fermer ma chambre, saluer les amis et revenir vers toi.
- Sérieux ?
- Comme tu connais bien Saïgon, pourquoi ne pas te mettre à la recherche d’un nid pour deux.
- On reste dans la langue des oiseaux, répondit-elle en souriant.
- Deux colombes...
- Je m’en charge, mais je dois te dire que nous ne nous marierons pas.
- Cette formalité ne m’intéresse nullement. Je ne souhaite que vivre avec toi tous les jours, toutes les nuits.
Ils s’étreignaient, se redécouvraient, s’aimaient. Derrière eux, le dossier de la Phalange s’évanouissait peu à peu, irait son chemin, se dirigeant là où cela ne comptait plus pour eux. De cette noirceur, naquit les rayons éblouissants qui les éclaireraient désormais.
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Ce matin de mai, riche en lumière, avait percé les nuages qui s’amoncelaient sur Saïgon. La journée serait chaude, semblable à celle des funérailles dans le Mékong.
En après-midi, alors que Thi avait proposé à la docteure Méghane de se rendre chez elle afin de la conduire au rendez-vous du troisième jour, deux hommes s’assoient au café Nhớ Sông, Hai et Ba ; les deux anciens colonels commandent les mêmes breuvages.
- Je dois de te dire que j’ai été invité, hier, à une rencontre tout à fait particulière.
- De quelle nature ? Demanda un colonel obèse inquiet.
- Notre contact auprès du ministère de l'Intérieur.
- On t’a sans doute proposé de prendre la place laissée vide suite au décès de Một.
- Pas tout à fait. Le sujet t’est malheureusement inconnu, mais touche directement la Phalange.
- Je t’écoute.
Le colonel 2 toussa un bon coup, prit une gorgée de thé froid, puis se mit en frais de dévoiler les dessous de l’opération qui furent tenus secrets, même à ce type qui en eut la responsabilité au cours des dernières années de son existence active sur le terrain.
Écoutant ce récit qui normalement aurait dû le mettre hors de lui, apprenant le subterfuge qui l’a bêtement leurré, ce n’est pas ainsi que Ba réagit. Ces explications semblaient au contraire tomber sur lui comme un baume lénifiant. Si ce qu’il recevait constituait en eux-mêmes le nec plus ultra du secret entourant cette aventure, il obtenait là l’assurance que toutes ses perversités, sa dépravation demeuraient dans le monde des inconnues.
- Tu ne sembles pas offusqué d’entendre tout cela.
- Je n’aime pas déranger les fantômes enfouis dans les placards.
- Y en a-t-il ?
- Non. Doit-on se montrer surpris d’apprendre que la cupidité humaine existe toujours ?
- L’homme est un être complexe. Il sait habilement cacher certaines facettes de sa personnalité. Comme il s’agit sans aucun doute de notre dernière rencontre, faire le lien entre le décès de Một, la fermeture de ce café et la conclusion de la Phalange, m’amène à t’adresser une question ?
- En lien avec la mission ?
- Dans un certain sens. Depuis notre retour à Saïgon et l’interpellation de la part du ministère à nous mettre à la recherche des survivants de l’affaire, j’ai remarqué à maintes reprises ta gêne ou ton malaise lorsqu’il était question du soldat sourd-muet. Combien de fois as-tu manifesté ton agacement à le savoir vivant, cherchant à le prioriser dans nos investigations. Y a-t-il une raison particulière ?
- p-M-24, je l’ai sauvé du courroux des autres soldats, l’ai pris sous ma protection. Il m’était fort utile lorsque je quittais le camp de base afin d’accomplir mes responsabilités. Il est rapidement devenu mon aide de camp indispensable.
- Jour et nuit ?
- Que veux-tu insinuer ?
- On ne peut pas parler de pédophilie, Ba, ce jeune soldat avait atteint l’âge de la majorité, toutefois, obtenir des services sexuels sous la menace représente quand même une sérieuse infraction. “ Celui qui écrivait “ n’a pas été dupe de tes forfaitures et après avoir reçu de p-M-24 assez de signes que sa condition de sourd-muet lui permettait de faire, il lui a ouvert son âme. Il l’a conduit au charnier dans lequel tu l’obligeais à enterrer les cadavres des jeunes garçons cambodgiens que tu venais d’égorger après les avoir sodomisés. Pour cette tâche, tes qualités ressemblent à celles de Douch. Notre scripteur, dont nous ignorions qu’il faisait partie de l’intelligentsia responsable de la Phalange, tu n’as pas réussi à le berner. En bon cartographe, il a mené la police de Phnom Penh sur les lieux de tes sacrifices humains. Un mandat d’arrestation a été émis, on l’exécutera lorsque le ministère de l'Intérieur vietnamien jugera opportun de le faire. Tu as tué pour assouvir tes bas instincts, puisant dans la détresse d’enfants qui revenaient du plus creux de l’enfer, se sentant enfin protégés par un haut gradé de l’armée vietnamienne qu’ils ont cru ; mal leur en prit. On peut tuer physiquement, mais aussi moralement. p-M-24 est un homme détruit, incapable de communiquer les tréfonds de son âme. Il erre maintenant, traîne ses hantises de jour en jour, d’un pont à un autre et tu en es la cause.
Le colonel obèse, la tête baissée, revivait tout ce que Hai racontait. Un quelconque remords l’assaillait-il ? Aucunement. Tel un psychopathe invétéré, il savourait goulûment son appétence.
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Il y eut des remous autour du bar auquel Linh était accoudée. Son compagnon de travail arrivait, escorté par une autre relation. On lui avait décrit ce garçon comme étant un solitaire, s’isolant pour écrire des poèmes qui se retrouvaient à flotter sur les eaux du fleuve, alors qu’elle découvre un type aux mille et une fréquentations disparates.
- Je te présente la docteure Méghane ; elle arrive tout juste d’un voyage d’affaires à Berlin.
- Il me semble vous avoir croisée ici...
- J’y viens principalement lorsque ton confrère travaille, dit-elle avec un sourire auquel elle n’avait habitué personne.
Le temps de prendre place que Lotus se pointa, suivi de Bao et Daniel Bloch. Le groupe, ainsi complété, la professeure distribua comme le fait une enseignante consciencieuse la liasse de photocopies résumant l’affaire des anciens colonels.
Aucun ne s’empêcha de remarquer, installés à la table au fond du café, deux membres de la formation adverse, mais comme plus rien ne pouvait être ni ajouté ni retranché au dossier, ils demeurèrent immobiles, l’un distancé de l’autre. Ils n’en étaient pas à une ultime surprise, lorsque à l’entrée du café, Tuan fixait son fils des yeux.
- Thi, quelqu’un que tu attends depuis longtemps se tient à la porte, dit l’homme au sac de cuir.
Le jeune se leva, tituba un instant et se dirigea vers celui qui lui ouvrait les bras. Pleurent-ils, emmaillotés du plus profond silence ? Leurs mains se serrèrent.
- Papa, fut le seul mot échappé de la bouche du fils.
- Fils, nous voici arrivés au nid.
Ce fut les coups de feu qui brisèrent cette intimité. Un homme était entré, s’était dirigé promptement vers la table des deux anciens colonels, y déchargea son arme. Ils éclatèrent littéralement. Deux trous rejoignirent les cicatrices déjà enduites sur le mur du café.
- p-M-24 !
FIN
Il est sorti du monde des faits pour entrer dans celui des illusions,
et il m’arrive de penser que l’illusion
est peut-être la forme que prennent aux yeux du vulgaire
les plus secrètes réalités.
Marguerite Yourcenar
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