lundi 29 mai 2017

5 (CINQ) (CENT QUARANTE-QUATRE) 44





         t1)   le retour

On avait prévenu Daniel Bloch que la température à Sapa était variable. Du jour au lendemain on pouvait passer d’un extrême à un autre. Il y neige souvent en janvier, le brouillard obstrue la vue quand ce n’est pas la pluie qui se met de la partie. Il a été plutôt chanceux, car lors de son arrivée et suite à sa prise de décision de s’y arrêter pour la semaine, le ciel fut dégagé, le thermomètre frisant les 25 degrés. Le homestay lui plaisait; les visites que mit à son programme le ravirent. La montée du Fansipan par téléphérique fut sa préférée. Il en profita pour marcher, beaucoup marcher. L’air pur des montagnes lui firent un grand bien. Parfois, dans la solitude des routes, un peu à la Jean-Jacques Rousseau, ce promeneur solitaire, l’éternel rêveur, il mit de l’ordre dans ses pensées. devait rentrer de Ha Giang en fin d’après-midi, le dernier avant leur retour sur Hanoï.

La propriétaire du homestay, une jeune femme dynamique, soucieuse de préserver l’écologie de sa région, en très peu de temps se prit d’affection pour l’étranger au sac de cuir. Celui-ci corrigea les nouveaux dépliants publicitaires de son établissement, la renseigna sur ce que le touriste européen ou américain recherchait. Ce lui fut d’une aide incommensurable. Elle s’amusait beaucoup à voir Daniel Bloch jouer avec sa petite fille de deux ans qui s’endormait dans ses bras les après-midis.

Ses nuits? Paisibles. Le spectre lui donnant sans doute un peu de répit avant de réapparaître. Conjurer la peur n’est pas une mince tâche. Elle réussit, au fil du temps, à se lover à vous complètement, maintenant son objectif : vous étouffer. Elle se présente parfois sous l’aspect d’effroyables crises de panique. Elle rappelle sa présence torpide en vous enfonçant dans l’épiderme son aiguillon acéré. Chose certaine, elle ne laisse aucun repos. L’étranger au sac de cuir le sait trop bien. Au cours de ces journées de retraite, il lui sembla avoir mis le doigt autour de l’endroit où elle loge, embusquée. Il l’affrontera. Lui fera plier bagages. Deux aides lui seront utiles : le Yi King ainsi que ce molosse qui prit l’habitude de le suivre à la trace lors de ses promenades. Au début, il le chassait. Le chien s’arrêtait, portant vers lui son regard désolé. Au fil des jours, constatant l’entêtement de l’énorme bête à vouloir l’accompagner, Daniel Bloch se résigna à le laisser venir avec lui. L’étranger au sac de cuir s’arrêtait pour photographier de ses yeux la beauté d’un point de vue, son compagnon faisait de même. Un jour, alors que le chien aboyait, il comprit que le sentier qu’il s’apprêtait à emprunter n’était pas une bonne direction.

Il lui dit :

- Il ne faut pas que j’aille là? Je t’écoute puisque tu connais la région mieux que moi.

Suivi d’un vieil homme, le chien prit les commandes de la randonnée; ensemble, ils découvrirent un site à couper le souffle. Bien assis sur son postérieur, celui qui répondait maintenant au nom de Fanny, fixait de ses yeux jaunes l’environnement comme pour s’assurer que son nouveau maître appréciait.
 
Au fil des excursions, ils devinrent inséparables. Comment puis-je m’attacher aussi rapidement à cette bête? se demandait Daniel Bloch. La méchanceté ne serait-elle qu’un caractère que l’on attribue soi-même aux gens, aux animaux ou aux choses? Pourquoi cette peur, cette phobie des chiens, comment se fait-il qu’auprès de cet animal elle disparaît?

Le soir, lors des dîners familiaux, Fanny, couchée à ses pieds, respirait de bonheur au contact de son nouvel ami.


         t2)   le retour

Người Phm Ti (le délinquant) et les parents de l’exilée du Mékong quittèrent la tante, éleveuse de poules, dans de touchants adieux. On ne sait jamais, à cet âge, si la vie vous donnera l’occasion d’une ultime rencontre. Elle avait proposé :
- Pourquoi ne pas aller la saluer avant votre départ?

La mère de l’exilée du Mékong ne répondit pas, retranchée dans un inquiétant mutisme. Pour sa part Người Phm Ti (le délinquant) était déjà posté devant la porte. Il ne parle pas. Après quelques instants, entrant délicatement, il marche autour de la chambre souhaitant que son odeur y reste imprégnée. La jeune fille ne bouge pas. Tout se fait quasi religieusement. Puis il sortit, laissant place au père qui n’arrivait pas à contenir ses larmes. Celui-ci s’approche, tremblant de tous ses membres. Sa main touche le front de l’exilée du Mékong. C’est tout ce qu’il put faire.    

– Ma femme ne peut pas. Elles ont toujours été soudées, Đpuis la naissance de notre enfant jusqu’au soir fatidique où, toutes les deux furent séparées par cet inexorable coup de poignard. L’une et l’autre ont pris un chemin vers l’exil. Elles savent que leurs routes plus jamais ne se croiseront. L’une survit par l’absorption de médicaments, l’autre par l’ingurgitation de boisson. Dès le départ de Hanoï, je savais qu’une rencontre entre ces deux femmes était impossible, invraisemblable. Difficile pour un corps mutilé, atrophié, de ne plus ressentir cette partie de lui qu’il a perdu. Il éprouve encore, et sans doute pour toujours, la conscience du membre disparu. Sans jamais le voir. C’est ainsi qu’elle vit la coupure d’avec sa fille.
  
Derrière eux, installés dans le taxi les ramenant à l’aéroport de Can Tho, le paysage devint de plus en plus fugace. Puis s’effaça complètement, évaporé dans la chaleur humide dispersée autour de lui par ce fragile fleuve géant. Le silence à l’intérieur du véhicule se brisait lorsqu’un obstacle sur la route le faisait cahoter. Puis apparut Can Tho… l’aéroport… l’avion Vietnam Airlines… le dernier appel pour les voyageurs en direction de Hanoï… et cette œillade lorgnant vers les passagers comme si la mère de l’exilée du Mékong eut souhaité y voir sa fille.
  
Un peu plus de deux heures après, sur le tarmac de l’aéroport de Ni Bài à Hanoï, leurs bagages récupérés et avoir hélé un taxi, Người Phm Ti (le délinquant) demanda au père :
- Pourriez-vous me rendre un service.
– Sans problème.

Ils sautèrent dans une voiture vérifiant si celle-ci affichait bien le prix des courses et munie d’un taximètre. Les chauffeurs de taxis de Hanoï ont bien mauvaise réputation : celle de tourner en rond avant de déposer le client ce qui fait augmenter sensiblement le coût du parcours. Mais la ville a obligé les compagnies officiellement reconnues de munir chacune de leurs voitures d’un GPS, permettant ainsi aux clients de suivre les déplacements entre deux points bien indiqués sur l’écran tactile.

Près du lac Hoan Kiem, Người Phm Ti (le délinquant) salua ses compagnons de voyage puis disparut sous une pluie battante.


     t3)       le retour

La surprise de , le chauffeur-guide de Daniel Bloch, lorsqu’il éteignit le moteur de la Toyota Innova pouvant accueillir, en plus du chauffeur, six personnes confortablement installées; la surprise de retrouver un client radieux, caressant un énorme chien aux yeux jaunes qui ne le laissera plus d’un millimètre au cours de la journée.

- Tu as fait bon voyage, ?
– Excellent, et je vous le dois. Ma fiancée ainsi que ma famille sont désolées de n’avoir pu vous saluer et vous recevoir.
– Ce n’est que partie remise.
– Si vous projetez un séjour vers le nord du Nord, vous me faites signe et je suis à vos côtés. Mais, permettez-moi de vous dire que vous me semblez en bien meilleure forme qu’à mon départ vers Ha Giang.
– L’air pur de Sapa y est pour beaucoup. La courtoisie de ce homestay ainsi que ma nouvelle amie, Fanny.
– Je croyais que les chiens vous épouvantaient.
- Je le croyais aussi… avant.

La propriétaire du homestay, tenant sa petite fille par la main, invita les deux hommes pour le lunch. 

– Avec le retour de votre chauffeur, je comprends que vous nous quittez.
– Nous devons être à Hanoï demain en début d’après-midi, répondit Daniel Bloch.

Difficile d’imaginer journée plus agréable. Le soleil clignant de l’œil lorsque de gros nuages lui passaient devant. Le bleu du ciel, à faire rêver tous les coloristes de la terre. Ce vent léger qui, caressant la terre et les arbustes, charriait des arômes de toutes sortes. Et ce calme qui enjolive les gens, les animaux, les végétaux. Tout, ici, respire la quiétude. L’étranger au sac de cuir n’aurait pu trouver meilleur endroit pour livrer une des plus importantes, des plus solides batailles de sa vie.

– Je t’avais dit , qu’à ton retour du nord j’aurais deux questions à te soumettre.
– Je vous avais répondu que s’il m’était possible d’y répondre, je le ferais avec plaisir.


Daniel Bloch retrouvait à chaque bouffée de cigarette combinée à une gorgée de café, le summum des délices… une sorte d’anesthésiant. Il oubliait toutes ces campagnes anti-tabac saupoudrées de risques d’un cancer ici ou là. Cela lui ouvrit les yeux sur ce qui semblait être devenu une règle morale : ce que la science déclare nocif pour la santé doit être reçu comme pure vérité. On ne parle que de santé personnelle et de santé environnementale alors que les gestes dont nous sommes les témoins vont souvent dans le sens inverse. Illustrer cet axiome n’a rien de difficile, nous n’avons qu’à regarder autour de nous.

L’étranger au sac de cuir, confortablement installé sous la tonnelle, parfaitement à l’aise en compagnie de , caressait la tête de Fanny.

– J’ai réalisé bien des choses, ici, dans ce petit patelin… dans la quiétude des jours qui se suivent… dans la simplicité des gens et leur accueil fraternel… chez ce chien que je craignais lors de mon arrivée et dont maintenant j’ai peine à me détacher. J’avais deux questions et je les ai toujours en tête. Avant de te les soumettre, j’aimerais te parler du Yi King.
– Le grand livre chinois?
– Tu connais?
– Je n’ai jamais consulté l’oracle mais mon grand-père en avait une copie. Vous allez sourire, mais elle lui servait d’oreiller. Je ne sais trop combien de bâtonnets, mais il en possédait plusieurs qu’il manipulait avec une telle vénération, que souvent, le voyant faire, j’en étais ému.

Daniel Bloch n’eut pas à répéter la démonstration qu’il fit à Đp en lui remettant une copie du livre et les cinquante bâtonnets. connaissait. Il pouvait recevoir le message que l’oracle lui offrit.

– L’oracle m’a parlé de « l’insondable », de « l’abîme » : Devant et derrière, abîme sur abîme. Dans un tel danger, fais d’abord une pause. Sinon tu tomberas dans un gouffre, dans l’abîme. N’agis pas ainsi. »

Les yeux intelligents de l’étudiant en sciences politiques donnèrent à penser qu’il avait parfaitement compris les raisons qui amenèrent Daniel Bloch à ancrer ici et devant le gouffre, tenter de l’éviter. Les deux questions qu’il reçut ne le surprirent aucunement, leur logique étant parfaitement alignée sur les mots du Yi King.                   
La peur? La mort?


     t4)     le retour

Người Phm Ti (le délinquant) mit fort peu de temps pour retrouver ceux qui harcelaient Người Tr Nht (le plus jeune). Il n’y a pas meilleur endroit qu’à l’intérieur d’une prison commune pour se familiariser aux trucs du métier de crapule et, surtout, colliger mille et une informations. Ceux dont Mp (le trapu) lui avaient décrit autant la physionomie que les lieux où ils magouillaient, il n’eut aucune peine à les repérer. Il bâcla l’affaire en quelques minutes et, surtout, en quelques mots. On devait sur-le-champ laissait tranquille celui qu’il qualifia d’ami personnel très proche, que la dette se trouvait immédiatement effacée et que recroiser sa route serait croiser la sienne. Les membres de ce gang savaient très bien qu’on ne devait pas s’approcher de Người Phm Ti (le délinquant), qu’il n’entendait pas à rire et que les rarissimes paroles qu’il prononçait avaient vertu d’avertissement, que jamais il ne leur laisserait une seconde de répit s’ils s’avisaient à le tracasser.

– Vous ne lui dites pas que je vous ai parlé pour la simple raison que vous ne lui adressez plus jamais la parole… son visage vous est maintenant étranger…

Sur ces mots, il quitta le repère de cette bande de revendeurs, engainant son poignard dans l’étui qui le sanglait. Le geste parlait par lui-même. Tous, sans exception, vécurent quelques mois en prison avec Người Phm Ti (le délinquant). On connaissait son sérieux : une parole se transformait en geste par la même occasion.

Ne lui restait plus maintenant qu’à retrouver Người Tr Nht (le plus jeune). Un appel à Mp (le trapu) lui indiqua où se rendre.
  

ne fit pas de longs discours.

– Vous savez monsieur Bloch, en terre vietnamienne, je ne sais trop combien de légendes traversent les générations. Répondre à une question par une citation du Bouddha est une coutume fort bien installée. La peur et la mort sont souvent au centre des préoccupations humaines. Je ne sais pas si l’on peut universaliser le concept de peur mais celui de mort a un sens spécifique chez les bouddhistes. Je ne suis pas un spécialiste alors, comme réponse, permettez-moi plutôt de vous transmettre de mémoire ce que l’on m’a appris en lien avec vos deux questions. 
– Je t’écoute, .
- « N’ayez pas peur de ce qu’il adviendra de vous, ne dépendez de personne. Votre libération aura lieu quand vous rejetterez toute sorte d’aide. »      Cette parole du Bouddha peut sembler insignifiante mais en la creusant un peu plus, j’aime bien que peur et libération soient associées. Pour la mort, chez le bouddhiste, on ne croit pas qu’elle s’oppose à la vie mais plutôt d’un processus inverse de celui de la naissance.

poursuivait sa nomenclature des pensées, des enseignements du Bouddha. Son interlocuteur réalisa, une fois de plus, à combien de lieux se situait cette religion par rapport au judaïsme qu’on lui avait enfoncé dans le cerveau… Que la pensée magique n’existe pas… Les pas franchis loin du mur des lamentations l’auront-il affranchi, il ne le sait pas encore, du moins il réalisait que la peur qu’il entretenait jusqu’à maintenant fut le guide de ses actions et davantage ses inactions.

Le chauffeur-guide, remarquant la disparition consciente de son interlocuteur vers une forme de rêverie, le quitta pour se rendre à la cuisine afin d’y préparer un
« robusta ». Lorsqu’il revint :
- Désolé , mon esprit s’est envolé.
– Je crois qu’il ne nous reste qu’à retourner  chacun dans notre univers personnel et préparer le retour sur Hanoï, tôt demain matin.
Daniel Bloch vit partir son chauffeur-guide; il marchait avec une telle légèreté qu’un moment il la crut spirituelle.


– Fanny, viens mon chien.

À suivre

                                              

mercredi 24 mai 2017

5 (CINQ) (CENT QUARANTE-TROIS) 43





s1)     les arabesques

On en est à deux jours du début des activités organisées par le Comité populaire. Parmi les élus, certains ne voyaient pas d’un bon œil la tenue de ce qu’ils appelaient un festival de bas étage, ironisant sur l’idée qui tenait à cœur au Président. Sauf que lorsqu’ils apprirent, par le secrétaire du Comité, que les deux représentations de la pièce de théâtre se tiendraient dans la pinède, ils modifièrent complètement leur opinion et se mirent à tripatouiller gaiement. On alla même jusqu’à inviter les dirigeants de sociétés coréennes les sachant fort intéressés à acquérir la pinède afin d’y ériger un complexe d’habitations de luxe. Lorsque le profit s’approche, les requins sortent.

À l’occasion du dîner, Dep fit le tour de la situation.

– Nous approchons. Les NAINS sont prêts. Les costumes, en fait ce ne sont que des longs rideaux, arrivés au local où ils sont hébergés. Mp (le trapu) me rassure que l’aspect musical du spectacle avance. Il ajoute que pour avoir assisté aux dernières répétitions, nous serons tous éblouis par la qualité de leur prestation. N’est-ce pas Mp (le trapu)?  
– Tout à fait Dep. Plusieurs verront que cette pièce de théâtre, qui repose sur l’improvisation, n’aura rien d’une billevesée. Il s’agit d’une arabesque théâtrale et musicale. Je veux dire par là, figure d’équilibre et figure mélodique. Le texte, encore complètement enfoui dans la tête des comédiens, s’entremêlera à la musique. Daniel Bloch a eu le génie de nous amener vers Mendelsshon. Elle s’incorpore parfaitement bien aux différents tableaux offerts aux spectateurs.
– Tu nous mets l’eau à la bouche Mp (le trapu), enchérit Khuôn Mt Xu Xí (le visage ravagé).

Dep remarquait à quel point le contact avec les NAINS rendait Mp (le trapu) plus sympathique, plus à l’écoute des autres. Elle le lui dit. Rassuré, on pouvait enfin lire en lui. May prit la parole à son tour :  
- J’ai été plutôt surprise par la visite du directeur de la troupe. Que de grands rideaux, de trois couleurs différentes et dans un tissu vaporeux, m’a-t-il demandé de confectionner. Cela m’a amenée à me poser des questions sur le type de théâtre auquel nous aurons droit. Je vous avoue n’avoir jamais assisté à une seule représentation dans ma vie, seulement ce que l’on nous projette à la télévision. 
– Tu n’es certainement pas la seule, May, acheva Khuôn Mt Xu Xí (le visage ravagé).
Le dîner allait bon train. Ça discutait, s’amusait.

– Vous savez que Daniel Bloch a coupé dans son itinéraire. Lorsqu’il reviendra, ça sera après quelques jours vécus strictement à Sapa. Son chauffeur-guide m’a avisé de sa décision, il y a de cela quelques jours, avança Khuôn Mt Xu Xí (le visage ravagé).
Daniel Bloch est un homme intelligent. S’il a choisi de demeurer à Sapa, de ne pas continuer vers le nord, c’est qu’il avait une bonne raison de le faire, opina Cây (le grêle). Je crois que nous l’avons beaucoup accaparé, lui laissant trop peu de temps pour lui-même. Il ne faut pas oublier qu’il est en voyage au Vietnam et non pas en mission. L’étranger au sac de cuir n’est pas une ONG.
Khuôn Mt Xu Xí (le visage ravagé), as-tu des nouvelles de Người Phm Ti (le délinquant), demande May.  
– Non, mais je crois qu’il devrait être de retour dès demain.
– C’est fou comme je m’ennuie lorsque je ne le vois pas, acheva la couturière après un long soupir qui dut fait frémir les feuilles des arbres du Mékong.

  

Le soir tombait sur le Mékong; Can Tho se revêtait d’un châle ocre et kaki. Les exhalaisons du fleuve oscillaient ici, là, partout, s’accrochant aux arbres, y laissant une partie d’eux-mêmes, poursuivant une course ininterrompue vers les jardins où les gens préparaient le dîner. Les habitants de Hanoï en sont à leurs derniers moments avant de rentrer vers le haut de la pente du quartier où ils vivent depuis si longtemps déjà. La mère de l’exilée du Mékong ne cessait d’observer Người Phm Ti (le délinquant) qui, depuis le matin, semblait différent de la veille. Elle se connaît… quelques canettes de 333* puis la parole se délie… « Quand l'alcool est dans le corps, l'âme et la sagesse sont dans la bouteille. » : un vieux proverbe vietnamien.

– Comme tout cela m’apparaît étrange! dit-elle, déposant son verre de bière dans lequel les glaçons achevaient de décolorer la boisson.
– Que veux-tu dire ? demanda sa sœur.
– Ce drame aura arraché les espoirs de ma fille d’accéder à une vie douce et tranquille. Tout comme il aura fait souffrir un jeune homme dont on découvre, le côtoyant, de belles qualités. La vie est parfois si cruelle. Elle ne nous aura pas épargnés.

Người Phm Ti (le délinquant) jonglait toujours avec les dernières paroles de l’exilée du Mékong. Devait-il en parler? Serait-il plus rassurant si les parents apprenaient qu’elle l’a reconnu, lui, alors que ses père et mère n’ont pas encore eu la force de lui rendre? Ont-t-ils l’intention de traverser la cour pour se rendre embrasser leur fille ou vivent-ils, prématurément, un deuil?

– Je suis incapable de la voir dans un tel état, laissant les larmes diluer davantage l’alcool en tombant dans le verre qu’immodérément elle asséchait. La vie est cruelle et combien injuste.

Sa sœur, occupée à faire rôtir le poulet, s’arrêta :
- On ne peut rien changer au passé, ne reste que le présent avec tout ce que cela amène. Longtemps on demeure dans le chagrin, il ne doit pas nous faire oublier que le jour qui se lève, nouveau chaque matin, n’est jamais le même pour chacun d’entre nous. Certains pleurent, d’autres rient. Parfois il pleut, parfois c’est trop chaud. Nous devons traverser chaque jour comme s’il était un imprévisible compagnon..
Le père de l’exilée du Mékong écoutait; son esprit cartésien établissait des équations lui permettant de déchiffrer les émotions qui circulaient entre les deux sœurs.
– Je pense qu’il serait l’heure pour toi, ma chère belle-sœur, de raconter ce que tu as appris au sujet de tes fils. Les nouvelles que tu as reçues, celles que ta dernière lettre me confiait sous le sceau d’une promesse ne n’en jamais souffler un mot, il faut absolument que tu les dises à voix haute. Tu ne peux garder cet abcès à l’intérieur de toi. Il te ronge.

La femme, éleveuse de volailles, fixa son beau-frère avec une telle tristesse que tous ceux qui ne la connaissent pas bien y auraient perçu le désespoir. Elle quitta le poêle à gaz où cuisait le poulet… déposa une autre canette de bière devant les mains tremblantes de sa sœur… essuya ses mains rugueuses contre un vieux tablier… cette mère vidée de ses enfants, leva fièrement la tête… croisa le regard de Người Phm Ti (le délinquant), puis raconta :  
- Mes trois fils sont partis à la guerre. Cette guerre barbare, dévoreuse de vies humaines me les a arrachés avec une férocité inhumaine. On me les a pris un matin de pluie. Si jeunes encore. Trop jeunes pour voir ce que la réalité morbide allait offrir à leur âme. Ils sont partis, me répétant, tous les trois, « à bientôt ». Jamais ils ne sont revenus. Personne encore ne sait où je dois me rendre afin de les pleurer. Un jour, plusieurs années après la fin du conflit, un homme s’est présenté ici. Chez moi. Il m’a tout dit. Il est reparti alors que je frissonnais encore d’effroi.

Un silence s’étendit sur l’assemblée alors que l’on entendit les sanglots de l’exilée du Mékong défaire le calme qui y régnait.

  
     s3)     les arabesques

Le directeur de la troupe des NAINS donna congé aux membres de sa troupe, leur demandant de bien intégrer le rôle que chacun tiendrait lors des deux représentations de la pièce de théâtre.

– Ma décision est prise. Ce que nous jouerons dans deux jours ne portera pas de titre. Nommer c’est attribuer, c’est désigner. Comme nous visons le cœur et l’âme des gens de ce quartier, leur faisant revivre par une métaphore ce qui les a perturbés, je crois que nous devons leur laisser le loisir, après les représentations, de nommer eux-mêmes. Ils auront, tous et chacun, une interprétation différente d’un même événement vécu au même moment dans un même lieu. Ça sera à eux, par la suite, la racontant à d’autres, de lui attribuer une désignation. Nous lançons dans leur univers une arabesque qu’ils auront à enjoliver.

Cela ne surprit personne. On le connaît bien. On sait toute la confiance qu’il insuffle à chacune des œuvres sur laquelle il se penche. On sait, il le leur a tant et tant redit, que chacune possède son originalité propre malgré certains points communs.

– Shakespeare, l’auteur du SONGE D’UNE NUIT D’ÉTÉ, - notre scénario pourrait y ressembler à certains égards – l’a écrite dans la langue anglaise de son époque. Ceux qui la relisent maintenant ou assistent à des représentations modernes, ne peuvent découvrir à travers ses personnages, son canevas, l’exacte intention qu’il avait. Mendelsshon, longtemps après lui, en fit une musique-opéra qui s’y colle sans jamais en changer le but premier. Il n’aura transformé que l’ambiance. À nous maintenant d’imprimer notre ambiance à ce que nous offrirons.

Le directeur de la troupe des NAINS, fin psychologue, après avoir entendu Dep, Mp (le trapu), écouté les non-dits circulant autour des événements qui amenèrent à la création de cette pièce de théâtre, en arriva à ces conclusions : la première, on devait la jouer dans la pinède; la seconde, la jouer dans le plus grand dénuement de costumes et de décors; la troisième, s’appuyer sur de forts moments de silence et de musique; la quatrième, la métaphore du géant et du petit villageois devait parler d’elle-même.

Les membres de cette troupe hétéroclite lui vouent une confiance absolue. Il parle, ils comprennent. Il propose, ils discutent et apportent leur folie personnelle. Il a su, avec le temps, créer une homogénéité respectueuse de chacune de leurs différences. Ils marchent dans ses traces. Ils imprègnent sur leur passage cette impression difficile à définir mais qui va dans le sens suivant : la vie a ses raisons d’agir, parfois incompréhensibles mais claires si nous les toisons sous un autre angle. Sans le savoir encore, le quartier serait chamboulé suite à leur présence auprès d’eux.

Il acheva :
- Au lendemain de la deuxième représentation, nous demeurerons ici une journée de plus. Elle servira à ramasser les fruits qui tomberont de l’arbre, peut-être d’un grand pin… à écouter ce que l’on dira… nous ajouterons cela dans notre baluchon d’itinérants.

  
      s4)     les arabesques

Les odeurs de poulet grillé se répandaient dans la petite maison de Can Tho. Les sanglots de l’exilée du Mékong se sont tus. Người Phm Ti (le délinquant) fumait, calant une bière après l’autre. On attendait que la tante aille plus loin dans le récit qu’elle avait interrompu. Elle poursuivit:  
- L’homme venu ici, longtemps après la fin de la guerre, fut parmi les libérés des prisons de Côn Dao, le 1er mai 1975. Captif avec une centaine d’autres prisonniers politiques, il ne recevait aucune information sur ce qui se passait en-dehors de l’île. On l’avait d’abord amené à Phu Quoc puis transféré dans ces cages de tigres abominables. Il me dit avoir rencontré un de mes fils. Les deux autres étaient déjà enfouis sous des tonnes de gravier quelque part vers Cam Dau. C’est là que tous les trois furent envoyés après avoir quitté la maison. Ils avaient pour tâche de ramasser les cadavres dans la jungle qui semblait impénétrable, mais  les défoliants l’ont cruellement rasée. Le plus vieux, tu te souviens ma sœur, celui qui souhaitait devenir médecin en raison de son admiration pour Che Guevara. Et le plus jeune, on le surnommait l’enfant à la voix d’or. Il chantait si bien. Si tristes les mots sortant de sa bouche.

Elle laissa couler quelques larmes :
- L’aîné et le benjamin sont morts, l’homme n’a pas su me dire quand exactement. Le deuxième, on l’a toujours appelé ainsi… le deuxième… prisonnier il fut immédiatement incarcéré sur l’île de Côn Dao. Je suis certaine que la cellule où s’entassaient des dizaines d’autres ennemis du pouvoir sud-vietnamien, je suis certaine que sa voix devait reposer les gens, endormir les enfants. Certaine aussi que la liberté, il devait la définir comme étant le bruit des camions sur les routes qui menaient à cet enfer. Il a dû aussi entendre les sons de la mer toute proche. À quoi pensait-il, un ciel de béton au-dessus de sa tête? Gardait-il au fond de lui l’espoir de revenir dans le Mékong? Sans doute n’avait-il pas le temps de réfléchir à tout cela. Ses pieds l’auront fait souffrir jusqu’à la fin. À leur arrivée, on les faisait marcher sur du gravier pointu et des tessons de bouteilles avant de les jeter dans une première cellule, celle de l’infirmerie. On n’y dispensait pas de soins, on leur fracturait les chevilles afin qu’ils ne songent plus à s’évader. Puis, la jute, rêche à la peau leur ayant bloqué la vue, était enlevée. Ils retrouvaient l’obscurité d’une salle, sans eau, sans toilette, à dormir soit par terre, soit sur une dalle de béton. Les déchets des déchets humains recevaient une meilleure attention qu’eux.

Người Phm Ti (le délinquant) revivait, au fil des paroles de la vieille dame, ses années de prison qui lui apparurent comme une vie de château.  

– Après quelques semaines d’un traitement animal, les chevilles en mesure de les supporter, on les envoyait travailler hors de leur cage; ils réparaient les routes ou achevaient la construction du quai d’où les cargaisons de prisonniers étaient éjectées. Sous un soleil de plomb, le fouet pour encouragement à en faire plus, de six heures le matin jusqu’à six heures le soir, du lever au coucher d’un soleil ardent, ils suaient, ne recevant pour réponse à leur demande à boire que la schlague des bourreaux se moquant d’eux, les bourrant d’insultes grossières : « votre Ho Chi Minh ne vient pas vous secourir? ». Puis, ils retournaient là où, sans jamais se l’avouer, la mort les y attendait. Une nuit, la jeune femme qui servait d’esclave sexuelle aux gardiens de la prison, allait accoucher. Une dame plus âgée l’avait prise sous sa protection. Rapidement, elle s’aperçut que cela allait être difficile. La jeune fille hurlait, baîllonnée afin de l’empêcher d’être entendue par la garde de nuit. Elle ne pouvait expulser le bébé. On trouva, miraculeusement, une pierre assez aiguisée pour lui ouvrir le ventre et arriva un enfant mort-né. Au bout de son sang, au matin, elle le rejoignit. On l’arracha des bras de la vieille dame, la tirant par les cheveux à l’extérieur de la salle numéro 7, un cordon ombilical enroulé à ses seins. Elle se retrouva aux ordures.

L’horreur déballée par la tante du Mékong savait à peine rejoindre la répugnance manifestée par sa sœur, son beau-frère et un Người Phm Ti (le délinquant) complètement effaré. Jusqu’où la vilenie des hommes peut-elle se rendre? Comment un bourreau, le soir venu, réussit-il à s’endormir sans se noyer dans le cauchemar?

– Mon fils, le deuxième, la voix d’or, n’aura connu de la vie que son côté obscur. Je ne sais pas comment il est mort. Le vieil homme se rappelle seulement qu’un soir, au retour d’une épuisante journée de travaux forcés, il aurait chanté… plus tristement qu’à son habitude. Le lendemain, on l’évacuait de la salle 7. Avec une brusquerie qui scandalisa même les plus solides. Il n’y a plus eu de chant dans la salle 7. Que les bruits sournois des rats qui grugeaient avec avidité les plus faibles. Enterré? Sans doute pas. Voilà l’histoire que cet homme m’a racontée. Il a terminé en disant que mon fils aura réussi, l’espace de quelques mois, à injecter dans les veines de chacun des prisonniers qui le côtoyèrent le goût de la liberté, le courage du poing levé, la valeur de la mort sans que jamais personne ne le sache, et d'avoir subi tous ces sévices pour une seule raison : la liberté de la Patrie. 
          
L’exilée du Mékong émit des sanglots ressemblant à la couleur du béton des prisons de Côn Dao.


À suivre

                                                

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