mercredi 24 mai 2017

5 (CINQ) (CENT QUARANTE-TROIS) 43





s1)     les arabesques

On en est à deux jours du début des activités organisées par le Comité populaire. Parmi les élus, certains ne voyaient pas d’un bon œil la tenue de ce qu’ils appelaient un festival de bas étage, ironisant sur l’idée qui tenait à cœur au Président. Sauf que lorsqu’ils apprirent, par le secrétaire du Comité, que les deux représentations de la pièce de théâtre se tiendraient dans la pinède, ils modifièrent complètement leur opinion et se mirent à tripatouiller gaiement. On alla même jusqu’à inviter les dirigeants de sociétés coréennes les sachant fort intéressés à acquérir la pinède afin d’y ériger un complexe d’habitations de luxe. Lorsque le profit s’approche, les requins sortent.

À l’occasion du dîner, Dep fit le tour de la situation.

– Nous approchons. Les NAINS sont prêts. Les costumes, en fait ce ne sont que des longs rideaux, arrivés au local où ils sont hébergés. Mp (le trapu) me rassure que l’aspect musical du spectacle avance. Il ajoute que pour avoir assisté aux dernières répétitions, nous serons tous éblouis par la qualité de leur prestation. N’est-ce pas Mp (le trapu)?  
– Tout à fait Dep. Plusieurs verront que cette pièce de théâtre, qui repose sur l’improvisation, n’aura rien d’une billevesée. Il s’agit d’une arabesque théâtrale et musicale. Je veux dire par là, figure d’équilibre et figure mélodique. Le texte, encore complètement enfoui dans la tête des comédiens, s’entremêlera à la musique. Daniel Bloch a eu le génie de nous amener vers Mendelsshon. Elle s’incorpore parfaitement bien aux différents tableaux offerts aux spectateurs.
– Tu nous mets l’eau à la bouche Mp (le trapu), enchérit Khuôn Mt Xu Xí (le visage ravagé).

Dep remarquait à quel point le contact avec les NAINS rendait Mp (le trapu) plus sympathique, plus à l’écoute des autres. Elle le lui dit. Rassuré, on pouvait enfin lire en lui. May prit la parole à son tour :  
- J’ai été plutôt surprise par la visite du directeur de la troupe. Que de grands rideaux, de trois couleurs différentes et dans un tissu vaporeux, m’a-t-il demandé de confectionner. Cela m’a amenée à me poser des questions sur le type de théâtre auquel nous aurons droit. Je vous avoue n’avoir jamais assisté à une seule représentation dans ma vie, seulement ce que l’on nous projette à la télévision. 
– Tu n’es certainement pas la seule, May, acheva Khuôn Mt Xu Xí (le visage ravagé).
Le dîner allait bon train. Ça discutait, s’amusait.

– Vous savez que Daniel Bloch a coupé dans son itinéraire. Lorsqu’il reviendra, ça sera après quelques jours vécus strictement à Sapa. Son chauffeur-guide m’a avisé de sa décision, il y a de cela quelques jours, avança Khuôn Mt Xu Xí (le visage ravagé).
Daniel Bloch est un homme intelligent. S’il a choisi de demeurer à Sapa, de ne pas continuer vers le nord, c’est qu’il avait une bonne raison de le faire, opina Cây (le grêle). Je crois que nous l’avons beaucoup accaparé, lui laissant trop peu de temps pour lui-même. Il ne faut pas oublier qu’il est en voyage au Vietnam et non pas en mission. L’étranger au sac de cuir n’est pas une ONG.
Khuôn Mt Xu Xí (le visage ravagé), as-tu des nouvelles de Người Phm Ti (le délinquant), demande May.  
– Non, mais je crois qu’il devrait être de retour dès demain.
– C’est fou comme je m’ennuie lorsque je ne le vois pas, acheva la couturière après un long soupir qui dut fait frémir les feuilles des arbres du Mékong.

  

Le soir tombait sur le Mékong; Can Tho se revêtait d’un châle ocre et kaki. Les exhalaisons du fleuve oscillaient ici, là, partout, s’accrochant aux arbres, y laissant une partie d’eux-mêmes, poursuivant une course ininterrompue vers les jardins où les gens préparaient le dîner. Les habitants de Hanoï en sont à leurs derniers moments avant de rentrer vers le haut de la pente du quartier où ils vivent depuis si longtemps déjà. La mère de l’exilée du Mékong ne cessait d’observer Người Phm Ti (le délinquant) qui, depuis le matin, semblait différent de la veille. Elle se connaît… quelques canettes de 333* puis la parole se délie… « Quand l'alcool est dans le corps, l'âme et la sagesse sont dans la bouteille. » : un vieux proverbe vietnamien.

– Comme tout cela m’apparaît étrange! dit-elle, déposant son verre de bière dans lequel les glaçons achevaient de décolorer la boisson.
– Que veux-tu dire ? demanda sa sœur.
– Ce drame aura arraché les espoirs de ma fille d’accéder à une vie douce et tranquille. Tout comme il aura fait souffrir un jeune homme dont on découvre, le côtoyant, de belles qualités. La vie est parfois si cruelle. Elle ne nous aura pas épargnés.

Người Phm Ti (le délinquant) jonglait toujours avec les dernières paroles de l’exilée du Mékong. Devait-il en parler? Serait-il plus rassurant si les parents apprenaient qu’elle l’a reconnu, lui, alors que ses père et mère n’ont pas encore eu la force de lui rendre? Ont-t-ils l’intention de traverser la cour pour se rendre embrasser leur fille ou vivent-ils, prématurément, un deuil?

– Je suis incapable de la voir dans un tel état, laissant les larmes diluer davantage l’alcool en tombant dans le verre qu’immodérément elle asséchait. La vie est cruelle et combien injuste.

Sa sœur, occupée à faire rôtir le poulet, s’arrêta :
- On ne peut rien changer au passé, ne reste que le présent avec tout ce que cela amène. Longtemps on demeure dans le chagrin, il ne doit pas nous faire oublier que le jour qui se lève, nouveau chaque matin, n’est jamais le même pour chacun d’entre nous. Certains pleurent, d’autres rient. Parfois il pleut, parfois c’est trop chaud. Nous devons traverser chaque jour comme s’il était un imprévisible compagnon..
Le père de l’exilée du Mékong écoutait; son esprit cartésien établissait des équations lui permettant de déchiffrer les émotions qui circulaient entre les deux sœurs.
– Je pense qu’il serait l’heure pour toi, ma chère belle-sœur, de raconter ce que tu as appris au sujet de tes fils. Les nouvelles que tu as reçues, celles que ta dernière lettre me confiait sous le sceau d’une promesse ne n’en jamais souffler un mot, il faut absolument que tu les dises à voix haute. Tu ne peux garder cet abcès à l’intérieur de toi. Il te ronge.

La femme, éleveuse de volailles, fixa son beau-frère avec une telle tristesse que tous ceux qui ne la connaissent pas bien y auraient perçu le désespoir. Elle quitta le poêle à gaz où cuisait le poulet… déposa une autre canette de bière devant les mains tremblantes de sa sœur… essuya ses mains rugueuses contre un vieux tablier… cette mère vidée de ses enfants, leva fièrement la tête… croisa le regard de Người Phm Ti (le délinquant), puis raconta :  
- Mes trois fils sont partis à la guerre. Cette guerre barbare, dévoreuse de vies humaines me les a arrachés avec une férocité inhumaine. On me les a pris un matin de pluie. Si jeunes encore. Trop jeunes pour voir ce que la réalité morbide allait offrir à leur âme. Ils sont partis, me répétant, tous les trois, « à bientôt ». Jamais ils ne sont revenus. Personne encore ne sait où je dois me rendre afin de les pleurer. Un jour, plusieurs années après la fin du conflit, un homme s’est présenté ici. Chez moi. Il m’a tout dit. Il est reparti alors que je frissonnais encore d’effroi.

Un silence s’étendit sur l’assemblée alors que l’on entendit les sanglots de l’exilée du Mékong défaire le calme qui y régnait.

  
     s3)     les arabesques

Le directeur de la troupe des NAINS donna congé aux membres de sa troupe, leur demandant de bien intégrer le rôle que chacun tiendrait lors des deux représentations de la pièce de théâtre.

– Ma décision est prise. Ce que nous jouerons dans deux jours ne portera pas de titre. Nommer c’est attribuer, c’est désigner. Comme nous visons le cœur et l’âme des gens de ce quartier, leur faisant revivre par une métaphore ce qui les a perturbés, je crois que nous devons leur laisser le loisir, après les représentations, de nommer eux-mêmes. Ils auront, tous et chacun, une interprétation différente d’un même événement vécu au même moment dans un même lieu. Ça sera à eux, par la suite, la racontant à d’autres, de lui attribuer une désignation. Nous lançons dans leur univers une arabesque qu’ils auront à enjoliver.

Cela ne surprit personne. On le connaît bien. On sait toute la confiance qu’il insuffle à chacune des œuvres sur laquelle il se penche. On sait, il le leur a tant et tant redit, que chacune possède son originalité propre malgré certains points communs.

– Shakespeare, l’auteur du SONGE D’UNE NUIT D’ÉTÉ, - notre scénario pourrait y ressembler à certains égards – l’a écrite dans la langue anglaise de son époque. Ceux qui la relisent maintenant ou assistent à des représentations modernes, ne peuvent découvrir à travers ses personnages, son canevas, l’exacte intention qu’il avait. Mendelsshon, longtemps après lui, en fit une musique-opéra qui s’y colle sans jamais en changer le but premier. Il n’aura transformé que l’ambiance. À nous maintenant d’imprimer notre ambiance à ce que nous offrirons.

Le directeur de la troupe des NAINS, fin psychologue, après avoir entendu Dep, Mp (le trapu), écouté les non-dits circulant autour des événements qui amenèrent à la création de cette pièce de théâtre, en arriva à ces conclusions : la première, on devait la jouer dans la pinède; la seconde, la jouer dans le plus grand dénuement de costumes et de décors; la troisième, s’appuyer sur de forts moments de silence et de musique; la quatrième, la métaphore du géant et du petit villageois devait parler d’elle-même.

Les membres de cette troupe hétéroclite lui vouent une confiance absolue. Il parle, ils comprennent. Il propose, ils discutent et apportent leur folie personnelle. Il a su, avec le temps, créer une homogénéité respectueuse de chacune de leurs différences. Ils marchent dans ses traces. Ils imprègnent sur leur passage cette impression difficile à définir mais qui va dans le sens suivant : la vie a ses raisons d’agir, parfois incompréhensibles mais claires si nous les toisons sous un autre angle. Sans le savoir encore, le quartier serait chamboulé suite à leur présence auprès d’eux.

Il acheva :
- Au lendemain de la deuxième représentation, nous demeurerons ici une journée de plus. Elle servira à ramasser les fruits qui tomberont de l’arbre, peut-être d’un grand pin… à écouter ce que l’on dira… nous ajouterons cela dans notre baluchon d’itinérants.

  
      s4)     les arabesques

Les odeurs de poulet grillé se répandaient dans la petite maison de Can Tho. Les sanglots de l’exilée du Mékong se sont tus. Người Phm Ti (le délinquant) fumait, calant une bière après l’autre. On attendait que la tante aille plus loin dans le récit qu’elle avait interrompu. Elle poursuivit:  
- L’homme venu ici, longtemps après la fin de la guerre, fut parmi les libérés des prisons de Côn Dao, le 1er mai 1975. Captif avec une centaine d’autres prisonniers politiques, il ne recevait aucune information sur ce qui se passait en-dehors de l’île. On l’avait d’abord amené à Phu Quoc puis transféré dans ces cages de tigres abominables. Il me dit avoir rencontré un de mes fils. Les deux autres étaient déjà enfouis sous des tonnes de gravier quelque part vers Cam Dau. C’est là que tous les trois furent envoyés après avoir quitté la maison. Ils avaient pour tâche de ramasser les cadavres dans la jungle qui semblait impénétrable, mais  les défoliants l’ont cruellement rasée. Le plus vieux, tu te souviens ma sœur, celui qui souhaitait devenir médecin en raison de son admiration pour Che Guevara. Et le plus jeune, on le surnommait l’enfant à la voix d’or. Il chantait si bien. Si tristes les mots sortant de sa bouche.

Elle laissa couler quelques larmes :
- L’aîné et le benjamin sont morts, l’homme n’a pas su me dire quand exactement. Le deuxième, on l’a toujours appelé ainsi… le deuxième… prisonnier il fut immédiatement incarcéré sur l’île de Côn Dao. Je suis certaine que la cellule où s’entassaient des dizaines d’autres ennemis du pouvoir sud-vietnamien, je suis certaine que sa voix devait reposer les gens, endormir les enfants. Certaine aussi que la liberté, il devait la définir comme étant le bruit des camions sur les routes qui menaient à cet enfer. Il a dû aussi entendre les sons de la mer toute proche. À quoi pensait-il, un ciel de béton au-dessus de sa tête? Gardait-il au fond de lui l’espoir de revenir dans le Mékong? Sans doute n’avait-il pas le temps de réfléchir à tout cela. Ses pieds l’auront fait souffrir jusqu’à la fin. À leur arrivée, on les faisait marcher sur du gravier pointu et des tessons de bouteilles avant de les jeter dans une première cellule, celle de l’infirmerie. On n’y dispensait pas de soins, on leur fracturait les chevilles afin qu’ils ne songent plus à s’évader. Puis, la jute, rêche à la peau leur ayant bloqué la vue, était enlevée. Ils retrouvaient l’obscurité d’une salle, sans eau, sans toilette, à dormir soit par terre, soit sur une dalle de béton. Les déchets des déchets humains recevaient une meilleure attention qu’eux.

Người Phm Ti (le délinquant) revivait, au fil des paroles de la vieille dame, ses années de prison qui lui apparurent comme une vie de château.  

– Après quelques semaines d’un traitement animal, les chevilles en mesure de les supporter, on les envoyait travailler hors de leur cage; ils réparaient les routes ou achevaient la construction du quai d’où les cargaisons de prisonniers étaient éjectées. Sous un soleil de plomb, le fouet pour encouragement à en faire plus, de six heures le matin jusqu’à six heures le soir, du lever au coucher d’un soleil ardent, ils suaient, ne recevant pour réponse à leur demande à boire que la schlague des bourreaux se moquant d’eux, les bourrant d’insultes grossières : « votre Ho Chi Minh ne vient pas vous secourir? ». Puis, ils retournaient là où, sans jamais se l’avouer, la mort les y attendait. Une nuit, la jeune femme qui servait d’esclave sexuelle aux gardiens de la prison, allait accoucher. Une dame plus âgée l’avait prise sous sa protection. Rapidement, elle s’aperçut que cela allait être difficile. La jeune fille hurlait, baîllonnée afin de l’empêcher d’être entendue par la garde de nuit. Elle ne pouvait expulser le bébé. On trouva, miraculeusement, une pierre assez aiguisée pour lui ouvrir le ventre et arriva un enfant mort-né. Au bout de son sang, au matin, elle le rejoignit. On l’arracha des bras de la vieille dame, la tirant par les cheveux à l’extérieur de la salle numéro 7, un cordon ombilical enroulé à ses seins. Elle se retrouva aux ordures.

L’horreur déballée par la tante du Mékong savait à peine rejoindre la répugnance manifestée par sa sœur, son beau-frère et un Người Phm Ti (le délinquant) complètement effaré. Jusqu’où la vilenie des hommes peut-elle se rendre? Comment un bourreau, le soir venu, réussit-il à s’endormir sans se noyer dans le cauchemar?

– Mon fils, le deuxième, la voix d’or, n’aura connu de la vie que son côté obscur. Je ne sais pas comment il est mort. Le vieil homme se rappelle seulement qu’un soir, au retour d’une épuisante journée de travaux forcés, il aurait chanté… plus tristement qu’à son habitude. Le lendemain, on l’évacuait de la salle 7. Avec une brusquerie qui scandalisa même les plus solides. Il n’y a plus eu de chant dans la salle 7. Que les bruits sournois des rats qui grugeaient avec avidité les plus faibles. Enterré? Sans doute pas. Voilà l’histoire que cet homme m’a racontée. Il a terminé en disant que mon fils aura réussi, l’espace de quelques mois, à injecter dans les veines de chacun des prisonniers qui le côtoyèrent le goût de la liberté, le courage du poing levé, la valeur de la mort sans que jamais personne ne le sache, et d'avoir subi tous ces sévices pour une seule raison : la liberté de la Patrie. 
          
L’exilée du Mékong émit des sanglots ressemblant à la couleur du béton des prisons de Côn Dao.


À suivre

                                                

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