lundi 29 mai 2017

5 (CINQ) (CENT QUARANTE-QUATRE) 44





         t1)   le retour

On avait prévenu Daniel Bloch que la température à Sapa était variable. Du jour au lendemain on pouvait passer d’un extrême à un autre. Il y neige souvent en janvier, le brouillard obstrue la vue quand ce n’est pas la pluie qui se met de la partie. Il a été plutôt chanceux, car lors de son arrivée et suite à sa prise de décision de s’y arrêter pour la semaine, le ciel fut dégagé, le thermomètre frisant les 25 degrés. Le homestay lui plaisait; les visites que mit à son programme le ravirent. La montée du Fansipan par téléphérique fut sa préférée. Il en profita pour marcher, beaucoup marcher. L’air pur des montagnes lui firent un grand bien. Parfois, dans la solitude des routes, un peu à la Jean-Jacques Rousseau, ce promeneur solitaire, l’éternel rêveur, il mit de l’ordre dans ses pensées. devait rentrer de Ha Giang en fin d’après-midi, le dernier avant leur retour sur Hanoï.

La propriétaire du homestay, une jeune femme dynamique, soucieuse de préserver l’écologie de sa région, en très peu de temps se prit d’affection pour l’étranger au sac de cuir. Celui-ci corrigea les nouveaux dépliants publicitaires de son établissement, la renseigna sur ce que le touriste européen ou américain recherchait. Ce lui fut d’une aide incommensurable. Elle s’amusait beaucoup à voir Daniel Bloch jouer avec sa petite fille de deux ans qui s’endormait dans ses bras les après-midis.

Ses nuits? Paisibles. Le spectre lui donnant sans doute un peu de répit avant de réapparaître. Conjurer la peur n’est pas une mince tâche. Elle réussit, au fil du temps, à se lover à vous complètement, maintenant son objectif : vous étouffer. Elle se présente parfois sous l’aspect d’effroyables crises de panique. Elle rappelle sa présence torpide en vous enfonçant dans l’épiderme son aiguillon acéré. Chose certaine, elle ne laisse aucun repos. L’étranger au sac de cuir le sait trop bien. Au cours de ces journées de retraite, il lui sembla avoir mis le doigt autour de l’endroit où elle loge, embusquée. Il l’affrontera. Lui fera plier bagages. Deux aides lui seront utiles : le Yi King ainsi que ce molosse qui prit l’habitude de le suivre à la trace lors de ses promenades. Au début, il le chassait. Le chien s’arrêtait, portant vers lui son regard désolé. Au fil des jours, constatant l’entêtement de l’énorme bête à vouloir l’accompagner, Daniel Bloch se résigna à le laisser venir avec lui. L’étranger au sac de cuir s’arrêtait pour photographier de ses yeux la beauté d’un point de vue, son compagnon faisait de même. Un jour, alors que le chien aboyait, il comprit que le sentier qu’il s’apprêtait à emprunter n’était pas une bonne direction.

Il lui dit :

- Il ne faut pas que j’aille là? Je t’écoute puisque tu connais la région mieux que moi.

Suivi d’un vieil homme, le chien prit les commandes de la randonnée; ensemble, ils découvrirent un site à couper le souffle. Bien assis sur son postérieur, celui qui répondait maintenant au nom de Fanny, fixait de ses yeux jaunes l’environnement comme pour s’assurer que son nouveau maître appréciait.
 
Au fil des excursions, ils devinrent inséparables. Comment puis-je m’attacher aussi rapidement à cette bête? se demandait Daniel Bloch. La méchanceté ne serait-elle qu’un caractère que l’on attribue soi-même aux gens, aux animaux ou aux choses? Pourquoi cette peur, cette phobie des chiens, comment se fait-il qu’auprès de cet animal elle disparaît?

Le soir, lors des dîners familiaux, Fanny, couchée à ses pieds, respirait de bonheur au contact de son nouvel ami.


         t2)   le retour

Người Phm Ti (le délinquant) et les parents de l’exilée du Mékong quittèrent la tante, éleveuse de poules, dans de touchants adieux. On ne sait jamais, à cet âge, si la vie vous donnera l’occasion d’une ultime rencontre. Elle avait proposé :
- Pourquoi ne pas aller la saluer avant votre départ?

La mère de l’exilée du Mékong ne répondit pas, retranchée dans un inquiétant mutisme. Pour sa part Người Phm Ti (le délinquant) était déjà posté devant la porte. Il ne parle pas. Après quelques instants, entrant délicatement, il marche autour de la chambre souhaitant que son odeur y reste imprégnée. La jeune fille ne bouge pas. Tout se fait quasi religieusement. Puis il sortit, laissant place au père qui n’arrivait pas à contenir ses larmes. Celui-ci s’approche, tremblant de tous ses membres. Sa main touche le front de l’exilée du Mékong. C’est tout ce qu’il put faire.    

– Ma femme ne peut pas. Elles ont toujours été soudées, Đpuis la naissance de notre enfant jusqu’au soir fatidique où, toutes les deux furent séparées par cet inexorable coup de poignard. L’une et l’autre ont pris un chemin vers l’exil. Elles savent que leurs routes plus jamais ne se croiseront. L’une survit par l’absorption de médicaments, l’autre par l’ingurgitation de boisson. Dès le départ de Hanoï, je savais qu’une rencontre entre ces deux femmes était impossible, invraisemblable. Difficile pour un corps mutilé, atrophié, de ne plus ressentir cette partie de lui qu’il a perdu. Il éprouve encore, et sans doute pour toujours, la conscience du membre disparu. Sans jamais le voir. C’est ainsi qu’elle vit la coupure d’avec sa fille.
  
Derrière eux, installés dans le taxi les ramenant à l’aéroport de Can Tho, le paysage devint de plus en plus fugace. Puis s’effaça complètement, évaporé dans la chaleur humide dispersée autour de lui par ce fragile fleuve géant. Le silence à l’intérieur du véhicule se brisait lorsqu’un obstacle sur la route le faisait cahoter. Puis apparut Can Tho… l’aéroport… l’avion Vietnam Airlines… le dernier appel pour les voyageurs en direction de Hanoï… et cette œillade lorgnant vers les passagers comme si la mère de l’exilée du Mékong eut souhaité y voir sa fille.
  
Un peu plus de deux heures après, sur le tarmac de l’aéroport de Ni Bài à Hanoï, leurs bagages récupérés et avoir hélé un taxi, Người Phm Ti (le délinquant) demanda au père :
- Pourriez-vous me rendre un service.
– Sans problème.

Ils sautèrent dans une voiture vérifiant si celle-ci affichait bien le prix des courses et munie d’un taximètre. Les chauffeurs de taxis de Hanoï ont bien mauvaise réputation : celle de tourner en rond avant de déposer le client ce qui fait augmenter sensiblement le coût du parcours. Mais la ville a obligé les compagnies officiellement reconnues de munir chacune de leurs voitures d’un GPS, permettant ainsi aux clients de suivre les déplacements entre deux points bien indiqués sur l’écran tactile.

Près du lac Hoan Kiem, Người Phm Ti (le délinquant) salua ses compagnons de voyage puis disparut sous une pluie battante.


     t3)       le retour

La surprise de , le chauffeur-guide de Daniel Bloch, lorsqu’il éteignit le moteur de la Toyota Innova pouvant accueillir, en plus du chauffeur, six personnes confortablement installées; la surprise de retrouver un client radieux, caressant un énorme chien aux yeux jaunes qui ne le laissera plus d’un millimètre au cours de la journée.

- Tu as fait bon voyage, ?
– Excellent, et je vous le dois. Ma fiancée ainsi que ma famille sont désolées de n’avoir pu vous saluer et vous recevoir.
– Ce n’est que partie remise.
– Si vous projetez un séjour vers le nord du Nord, vous me faites signe et je suis à vos côtés. Mais, permettez-moi de vous dire que vous me semblez en bien meilleure forme qu’à mon départ vers Ha Giang.
– L’air pur de Sapa y est pour beaucoup. La courtoisie de ce homestay ainsi que ma nouvelle amie, Fanny.
– Je croyais que les chiens vous épouvantaient.
- Je le croyais aussi… avant.

La propriétaire du homestay, tenant sa petite fille par la main, invita les deux hommes pour le lunch. 

– Avec le retour de votre chauffeur, je comprends que vous nous quittez.
– Nous devons être à Hanoï demain en début d’après-midi, répondit Daniel Bloch.

Difficile d’imaginer journée plus agréable. Le soleil clignant de l’œil lorsque de gros nuages lui passaient devant. Le bleu du ciel, à faire rêver tous les coloristes de la terre. Ce vent léger qui, caressant la terre et les arbustes, charriait des arômes de toutes sortes. Et ce calme qui enjolive les gens, les animaux, les végétaux. Tout, ici, respire la quiétude. L’étranger au sac de cuir n’aurait pu trouver meilleur endroit pour livrer une des plus importantes, des plus solides batailles de sa vie.

– Je t’avais dit , qu’à ton retour du nord j’aurais deux questions à te soumettre.
– Je vous avais répondu que s’il m’était possible d’y répondre, je le ferais avec plaisir.


Daniel Bloch retrouvait à chaque bouffée de cigarette combinée à une gorgée de café, le summum des délices… une sorte d’anesthésiant. Il oubliait toutes ces campagnes anti-tabac saupoudrées de risques d’un cancer ici ou là. Cela lui ouvrit les yeux sur ce qui semblait être devenu une règle morale : ce que la science déclare nocif pour la santé doit être reçu comme pure vérité. On ne parle que de santé personnelle et de santé environnementale alors que les gestes dont nous sommes les témoins vont souvent dans le sens inverse. Illustrer cet axiome n’a rien de difficile, nous n’avons qu’à regarder autour de nous.

L’étranger au sac de cuir, confortablement installé sous la tonnelle, parfaitement à l’aise en compagnie de , caressait la tête de Fanny.

– J’ai réalisé bien des choses, ici, dans ce petit patelin… dans la quiétude des jours qui se suivent… dans la simplicité des gens et leur accueil fraternel… chez ce chien que je craignais lors de mon arrivée et dont maintenant j’ai peine à me détacher. J’avais deux questions et je les ai toujours en tête. Avant de te les soumettre, j’aimerais te parler du Yi King.
– Le grand livre chinois?
– Tu connais?
– Je n’ai jamais consulté l’oracle mais mon grand-père en avait une copie. Vous allez sourire, mais elle lui servait d’oreiller. Je ne sais trop combien de bâtonnets, mais il en possédait plusieurs qu’il manipulait avec une telle vénération, que souvent, le voyant faire, j’en étais ému.

Daniel Bloch n’eut pas à répéter la démonstration qu’il fit à Đp en lui remettant une copie du livre et les cinquante bâtonnets. connaissait. Il pouvait recevoir le message que l’oracle lui offrit.

– L’oracle m’a parlé de « l’insondable », de « l’abîme » : Devant et derrière, abîme sur abîme. Dans un tel danger, fais d’abord une pause. Sinon tu tomberas dans un gouffre, dans l’abîme. N’agis pas ainsi. »

Les yeux intelligents de l’étudiant en sciences politiques donnèrent à penser qu’il avait parfaitement compris les raisons qui amenèrent Daniel Bloch à ancrer ici et devant le gouffre, tenter de l’éviter. Les deux questions qu’il reçut ne le surprirent aucunement, leur logique étant parfaitement alignée sur les mots du Yi King.                   
La peur? La mort?


     t4)     le retour

Người Phm Ti (le délinquant) mit fort peu de temps pour retrouver ceux qui harcelaient Người Tr Nht (le plus jeune). Il n’y a pas meilleur endroit qu’à l’intérieur d’une prison commune pour se familiariser aux trucs du métier de crapule et, surtout, colliger mille et une informations. Ceux dont Mp (le trapu) lui avaient décrit autant la physionomie que les lieux où ils magouillaient, il n’eut aucune peine à les repérer. Il bâcla l’affaire en quelques minutes et, surtout, en quelques mots. On devait sur-le-champ laissait tranquille celui qu’il qualifia d’ami personnel très proche, que la dette se trouvait immédiatement effacée et que recroiser sa route serait croiser la sienne. Les membres de ce gang savaient très bien qu’on ne devait pas s’approcher de Người Phm Ti (le délinquant), qu’il n’entendait pas à rire et que les rarissimes paroles qu’il prononçait avaient vertu d’avertissement, que jamais il ne leur laisserait une seconde de répit s’ils s’avisaient à le tracasser.

– Vous ne lui dites pas que je vous ai parlé pour la simple raison que vous ne lui adressez plus jamais la parole… son visage vous est maintenant étranger…

Sur ces mots, il quitta le repère de cette bande de revendeurs, engainant son poignard dans l’étui qui le sanglait. Le geste parlait par lui-même. Tous, sans exception, vécurent quelques mois en prison avec Người Phm Ti (le délinquant). On connaissait son sérieux : une parole se transformait en geste par la même occasion.

Ne lui restait plus maintenant qu’à retrouver Người Tr Nht (le plus jeune). Un appel à Mp (le trapu) lui indiqua où se rendre.
  

ne fit pas de longs discours.

– Vous savez monsieur Bloch, en terre vietnamienne, je ne sais trop combien de légendes traversent les générations. Répondre à une question par une citation du Bouddha est une coutume fort bien installée. La peur et la mort sont souvent au centre des préoccupations humaines. Je ne sais pas si l’on peut universaliser le concept de peur mais celui de mort a un sens spécifique chez les bouddhistes. Je ne suis pas un spécialiste alors, comme réponse, permettez-moi plutôt de vous transmettre de mémoire ce que l’on m’a appris en lien avec vos deux questions. 
– Je t’écoute, .
- « N’ayez pas peur de ce qu’il adviendra de vous, ne dépendez de personne. Votre libération aura lieu quand vous rejetterez toute sorte d’aide. »      Cette parole du Bouddha peut sembler insignifiante mais en la creusant un peu plus, j’aime bien que peur et libération soient associées. Pour la mort, chez le bouddhiste, on ne croit pas qu’elle s’oppose à la vie mais plutôt d’un processus inverse de celui de la naissance.

poursuivait sa nomenclature des pensées, des enseignements du Bouddha. Son interlocuteur réalisa, une fois de plus, à combien de lieux se situait cette religion par rapport au judaïsme qu’on lui avait enfoncé dans le cerveau… Que la pensée magique n’existe pas… Les pas franchis loin du mur des lamentations l’auront-il affranchi, il ne le sait pas encore, du moins il réalisait que la peur qu’il entretenait jusqu’à maintenant fut le guide de ses actions et davantage ses inactions.

Le chauffeur-guide, remarquant la disparition consciente de son interlocuteur vers une forme de rêverie, le quitta pour se rendre à la cuisine afin d’y préparer un
« robusta ». Lorsqu’il revint :
- Désolé , mon esprit s’est envolé.
– Je crois qu’il ne nous reste qu’à retourner  chacun dans notre univers personnel et préparer le retour sur Hanoï, tôt demain matin.
Daniel Bloch vit partir son chauffeur-guide; il marchait avec une telle légèreté qu’un moment il la crut spirituelle.


– Fanny, viens mon chien.

À suivre

                                              

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