t1) le
retour
On avait
prévenu Daniel Bloch que la
température à Sapa était variable. Du jour au lendemain on pouvait passer d’un
extrême à un autre. Il y neige souvent en janvier, le brouillard obstrue la vue
quand ce n’est pas la pluie qui se met de la partie. Il a été plutôt chanceux,
car lors de son arrivée et suite à sa prise de décision de s’y arrêter pour la
semaine, le ciel fut dégagé, le thermomètre frisant les 25 degrés. Le homestay lui plaisait; les visites que Aï mit à son programme le ravirent. La
montée du Fansipan par téléphérique fut sa préférée. Il en profita pour
marcher, beaucoup marcher. L’air pur des montagnes lui firent un grand bien.
Parfois, dans la solitude des routes, un peu à la Jean-Jacques Rousseau, ce promeneur
solitaire, l’éternel rêveur, il mit de l’ordre dans ses pensées. Aï devait rentrer de Ha Giang en fin
d’après-midi, le dernier avant leur retour sur Hanoï.
La
propriétaire du homestay, une jeune
femme dynamique, soucieuse de préserver l’écologie de sa région, en très peu de
temps se prit d’affection pour l’étranger au sac de cuir. Celui-ci corrigea les
nouveaux dépliants publicitaires de son établissement, la renseigna sur ce que
le touriste européen ou américain recherchait. Ce lui fut d’une aide incommensurable.
Elle s’amusait beaucoup à voir Daniel
Bloch jouer avec sa petite fille de deux ans qui s’endormait dans ses bras
les après-midis.
Ses nuits? Paisibles.
Le spectre lui donnant sans doute un peu de répit avant de réapparaître.
Conjurer la peur n’est pas une mince tâche. Elle réussit, au fil du temps, à se
lover à vous complètement, maintenant son objectif : vous étouffer. Elle
se présente parfois sous l’aspect d’effroyables crises de panique. Elle
rappelle sa présence torpide en vous enfonçant dans l’épiderme son aiguillon
acéré. Chose certaine, elle ne laisse aucun repos. L’étranger au sac de cuir le
sait trop bien. Au cours de ces journées de retraite, il lui sembla avoir mis
le doigt autour de l’endroit où elle loge, embusquée. Il l’affrontera. Lui fera
plier bagages. Deux aides lui seront utiles : le Yi King ainsi que ce molosse qui prit l’habitude de le suivre à la
trace lors de ses promenades. Au début, il le chassait. Le chien s’arrêtait,
portant vers lui son regard désolé. Au fil des jours, constatant l’entêtement
de l’énorme bête à vouloir l’accompagner, Daniel
Bloch se résigna à le laisser venir avec lui. L’étranger au sac de cuir
s’arrêtait pour photographier de ses yeux la beauté d’un point de vue, son
compagnon faisait de même. Un jour, alors que le chien aboyait, il comprit que
le sentier qu’il s’apprêtait à emprunter n’était pas une bonne direction.
Il lui
dit :
- Il ne faut
pas que j’aille là? Je t’écoute puisque tu connais la région mieux que moi.
Suivi d’un
vieil homme, le chien prit les commandes de la randonnée; ensemble, ils
découvrirent un site à couper le souffle. Bien assis sur son postérieur, celui
qui répondait maintenant au nom de Fanny, fixait de ses yeux jaunes
l’environnement comme pour s’assurer que son nouveau maître appréciait.
Au fil des
excursions, ils devinrent inséparables. Comment puis-je m’attacher aussi
rapidement à cette bête? se demandait Daniel
Bloch. La méchanceté ne serait-elle qu’un caractère que l’on attribue
soi-même aux gens, aux animaux ou aux choses? Pourquoi cette peur, cette phobie
des chiens, comment se fait-il qu’auprès de cet animal elle disparaît?
Le soir, lors
des dîners familiaux, Fanny, couchée à ses pieds, respirait de bonheur au
contact de son nouvel ami.
t2) le
retour
Người Phạm Tội (le délinquant) et les parents de l’exilée du
Mékong quittèrent la tante, éleveuse de poules, dans de touchants adieux. On ne
sait jamais, à cet âge, si la vie vous donnera l’occasion d’une ultime
rencontre. Elle avait proposé :
- Pourquoi ne
pas aller la saluer avant votre départ?
La mère de
l’exilée du Mékong ne répondit pas, retranchée dans un inquiétant mutisme. Pour
sa part Người Phạm Tội (le
délinquant) était déjà posté devant la porte. Il ne parle pas. Après quelques
instants, entrant délicatement, il marche autour de la chambre souhaitant que
son odeur y reste imprégnée. La jeune fille ne bouge pas. Tout se fait quasi
religieusement. Puis il sortit, laissant place au père qui n’arrivait pas à
contenir ses larmes. Celui-ci s’approche, tremblant de tous ses membres. Sa
main touche le front de l’exilée du Mékong. C’est tout ce qu’il put faire.
– Ma femme ne
peut pas. Elles ont toujours été soudées, Đẹpuis la
naissance de notre enfant jusqu’au soir fatidique où, toutes les deux furent
séparées par cet inexorable coup de poignard. L’une et l’autre ont pris un
chemin vers l’exil. Elles savent que leurs routes plus jamais ne se croiseront.
L’une survit par l’absorption de médicaments, l’autre par l’ingurgitation de
boisson. Dès le départ de Hanoï, je savais qu’une rencontre entre ces deux
femmes était impossible, invraisemblable. Difficile pour un corps mutilé,
atrophié, de ne plus ressentir cette partie de lui qu’il a perdu. Il éprouve
encore, et sans doute pour toujours, la conscience du membre disparu. Sans
jamais le voir. C’est ainsi qu’elle vit la coupure d’avec sa fille.
Derrière eux,
installés dans le taxi les ramenant à l’aéroport de Can Tho, le paysage devint
de plus en plus fugace. Puis s’effaça complètement, évaporé dans la chaleur
humide dispersée autour de lui par ce fragile fleuve géant. Le silence à
l’intérieur du véhicule se brisait lorsqu’un obstacle sur la route le faisait
cahoter. Puis apparut Can Tho… l’aéroport… l’avion Vietnam Airlines… le dernier
appel pour les voyageurs en direction de Hanoï… et cette œillade lorgnant vers
les passagers comme si la mère de l’exilée du Mékong eut souhaité y voir sa
fille.
Un peu plus de
deux heures après, sur le tarmac de l’aéroport de Nội
Bài à Hanoï, leurs bagages récupérés et avoir hélé un taxi, Người Phạm Tội (le délinquant) demanda au père :
-
Pourriez-vous me rendre un service.
– Sans
problème.
Ils sautèrent
dans une voiture vérifiant si celle-ci affichait bien le prix des courses et
munie d’un taximètre. Les chauffeurs de taxis de Hanoï ont bien mauvaise
réputation : celle de tourner en rond avant de déposer le client ce qui
fait augmenter sensiblement le coût du parcours. Mais la ville a obligé les
compagnies officiellement reconnues de munir chacune de leurs voitures d’un
GPS, permettant ainsi aux clients de suivre les déplacements entre deux points
bien indiqués sur l’écran tactile.
Près du lac
Hoan Kiem, Người
Phạm Tội
(le
délinquant) salua ses compagnons de voyage puis disparut sous une pluie
battante.
t3) le
retour
La surprise de
Aï, le chauffeur-guide de Daniel Bloch, lorsqu’il éteignit le
moteur de la Toyota Innova pouvant accueillir, en plus du chauffeur, six
personnes confortablement installées; la surprise de retrouver un client
radieux, caressant un énorme chien aux yeux jaunes qui ne le laissera plus d’un
millimètre au cours de la journée.
- Tu as fait
bon voyage, Aï?
– Excellent,
et je vous le dois. Ma fiancée ainsi que ma famille sont désolées de n’avoir pu
vous saluer et vous recevoir.
– Ce n’est que
partie remise.
– Si vous
projetez un séjour vers le nord du Nord, vous me faites signe et je suis à vos
côtés. Mais, permettez-moi de vous dire que vous me semblez en bien meilleure
forme qu’à mon départ vers Ha Giang.
– L’air pur de
Sapa y est pour beaucoup. La courtoisie de ce homestay ainsi que ma nouvelle amie, Fanny.
– Je croyais
que les chiens vous épouvantaient.
- Je le
croyais aussi… avant.
La
propriétaire du homestay, tenant sa
petite fille par la main, invita les deux hommes pour le lunch.
– Avec le
retour de votre chauffeur, je comprends que vous nous quittez.
– Nous devons
être à Hanoï demain en début d’après-midi, répondit Daniel Bloch.
Difficile
d’imaginer journée plus agréable. Le soleil clignant de l’œil lorsque de gros
nuages lui passaient devant. Le bleu du ciel, à faire rêver tous les coloristes
de la terre. Ce vent léger qui, caressant la terre et les arbustes, charriait
des arômes de toutes sortes. Et ce calme qui enjolive les gens, les animaux,
les végétaux. Tout, ici, respire la quiétude. L’étranger au sac de cuir
n’aurait pu trouver meilleur endroit pour livrer une des plus importantes, des
plus solides batailles de sa vie.
– Je t’avais
dit Aï, qu’à ton retour du nord
j’aurais deux questions à te soumettre.
– Je vous
avais répondu que s’il m’était possible d’y répondre, je le ferais avec
plaisir.
Daniel Bloch retrouvait à chaque bouffée de cigarette combinée à une gorgée de café,
le summum des délices… une sorte d’anesthésiant. Il oubliait toutes ces
campagnes anti-tabac saupoudrées de risques d’un cancer ici ou là. Cela lui
ouvrit les yeux sur ce qui semblait être devenu une règle morale : ce que
la science déclare nocif pour la santé doit être reçu comme pure vérité. On ne
parle que de santé personnelle et de santé environnementale alors que les
gestes dont nous sommes les témoins vont souvent dans le sens inverse.
Illustrer cet axiome n’a rien de difficile, nous n’avons qu’à regarder autour
de nous.
L’étranger au
sac de cuir, confortablement installé sous la tonnelle, parfaitement à l’aise
en compagnie de Aï, caressait la
tête de Fanny.
– J’ai réalisé
bien des choses, ici, dans ce petit patelin… dans la quiétude des jours qui se
suivent… dans la simplicité des gens et leur accueil fraternel… chez ce chien
que je craignais lors de mon arrivée et dont maintenant j’ai peine à me
détacher. J’avais deux questions et je les ai toujours en tête. Avant de te les
soumettre, j’aimerais te parler du Yi
King.
– Le grand
livre chinois?
– Tu connais?
– Je n’ai
jamais consulté l’oracle mais mon grand-père en avait une copie. Vous allez
sourire, mais elle lui servait d’oreiller. Je ne sais trop combien de
bâtonnets, mais il en possédait plusieurs qu’il manipulait avec une telle vénération,
que souvent, le voyant faire, j’en étais ému.
Daniel Bloch n’eut pas à répéter la démonstration qu’il fit à Đẹp en lui remettant une copie du livre et les cinquante bâtonnets. Aï connaissait. Il pouvait recevoir le
message que l’oracle lui offrit.
– L’oracle m’a
parlé de « l’insondable », de « l’abîme » : Devant et derrière, abîme sur
abîme. Dans un tel danger, fais d’abord une pause. Sinon tu tomberas dans un
gouffre, dans l’abîme. N’agis pas ainsi. »
Les yeux
intelligents de l’étudiant en sciences politiques donnèrent à penser qu’il
avait parfaitement compris les raisons qui amenèrent Daniel Bloch à ancrer ici et devant le gouffre, tenter de l’éviter.
Les deux questions qu’il reçut ne le surprirent aucunement, leur logique étant
parfaitement alignée sur les mots du Yi
King.
La peur? La
mort?
t4) le
retour
Người Phạm Tội (le délinquant) mit fort peu de temps pour
retrouver ceux qui harcelaient Người
Trẻ Nhất (le plus jeune). Il n’y a pas meilleur endroit qu’à l’intérieur d’une
prison commune pour se familiariser aux trucs du métier de crapule et, surtout,
colliger mille et une informations. Ceux dont Mập (le trapu) lui avaient décrit autant la physionomie que les lieux où
ils magouillaient, il n’eut aucune peine à les repérer. Il bâcla l’affaire en
quelques minutes et, surtout, en quelques mots. On devait sur-le-champ laissait
tranquille celui qu’il qualifia d’ami personnel très proche, que la dette se
trouvait immédiatement effacée et que recroiser sa route serait croiser la
sienne. Les membres de ce gang savaient très bien qu’on ne devait pas
s’approcher de Người Phạm Tội (le
délinquant), qu’il n’entendait pas à rire et que les rarissimes paroles qu’il
prononçait avaient vertu d’avertissement, que jamais il ne leur laisserait une
seconde de répit s’ils s’avisaient à le tracasser.
– Vous ne lui
dites pas que je vous ai parlé pour la simple raison que vous ne lui adressez
plus jamais la parole… son visage vous est maintenant étranger…
Sur ces mots,
il quitta le repère de cette bande de revendeurs, engainant son poignard dans
l’étui qui le sanglait. Le geste parlait par lui-même. Tous, sans exception,
vécurent quelques mois en prison avec Người
Phạm Tội
(le délinquant).
On connaissait son sérieux : une parole se transformait en geste par la
même occasion.
Ne lui restait
plus maintenant qu’à retrouver Người Trẻ
Nhất (le plus jeune). Un appel à Mập (le trapu) lui indiqua où se rendre.
Aï ne fit pas de longs discours.
– Vous savez
monsieur Bloch, en terre
vietnamienne, je ne sais trop combien de légendes traversent les générations. Répondre
à une question par une citation du Bouddha est une coutume fort bien installée.
La peur et la mort sont souvent au centre des préoccupations humaines. Je ne
sais pas si l’on peut universaliser le concept de peur mais celui de mort a un
sens spécifique chez les bouddhistes. Je ne suis pas un spécialiste alors,
comme réponse, permettez-moi plutôt de vous transmettre de mémoire ce que l’on
m’a appris en lien avec vos deux questions.
– Je t’écoute,
Aï.
- « N’ayez pas
peur de ce qu’il adviendra de vous, ne dépendez de personne. Votre libération
aura lieu quand vous rejetterez toute sorte d’aide. » Cette parole du Bouddha peut sembler
insignifiante mais en la creusant un peu plus, j’aime bien que peur et
libération soient associées. Pour la mort, chez le bouddhiste, on ne croit pas
qu’elle s’oppose à la vie mais plutôt d’un processus inverse de celui de la
naissance.
Aï poursuivait sa nomenclature des pensées, des enseignements du Bouddha.
Son interlocuteur réalisa, une fois de plus, à combien de lieux se situait
cette religion par rapport au judaïsme qu’on lui avait enfoncé dans le cerveau…
Que la pensée magique n’existe pas… Les pas franchis loin du mur des
lamentations l’auront-il affranchi, il ne le sait pas encore, du moins il
réalisait que la peur qu’il entretenait jusqu’à maintenant fut le guide de ses
actions et davantage ses inactions.
Le chauffeur-guide,
remarquant la disparition consciente de son interlocuteur vers une forme de
rêverie, le quitta pour se rendre à la cuisine afin d’y préparer un
« robusta ».
Lorsqu’il revint :
- Désolé Aï, mon esprit s’est envolé.
– Je crois
qu’il ne nous reste qu’à retourner chacun dans notre univers
personnel et préparer le retour sur Hanoï, tôt demain matin.
Daniel Bloch vit partir son chauffeur-guide; il marchait avec une telle légèreté
qu’un moment il la crut spirituelle.
– Fanny, viens
mon chien.
À suivre
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