mercredi 15 février 2017

humeur vietnamienne



Oui, nous sommes racistes…

… oui, nous sommes sexistes… oui, nous sommes xénophobes… oui, nous sommes antisémites… oui, nous sommes… mais de qui est-ce que je parle lorsque j’utilise le pronom personnel NOUS? Qui sont ces êtres que je décris de manière si expéditive? Eh bien, je parle de nous. Nous, les humains de cette terre que nous habitons tels des extra-terrestres; comme des êtres venus d’un espace-temps actuel mais aux racines ancrées depuis des millénaires.

Le débat, pour une fois, est planétaire. La question également. Cette question que les armes et la haine propulsent au rang de l’actualité universelle. La réponse est plurielle. On s’interroge partout sur notre sectarisme qui commence par l’axiome suivant : il serait tellement plus simple si tous nous vivions chacun dans notre bulle close, celle qui éloigne ceux et celles qui ne nous ressemblent pas. Les couleurs, ensemble; les adeptes d’une même religion, ensemble; les végétariens, loin des animaux; les bien-pensants, loin des ignorants… et j’en passe.

Comme tout deviendrait simple, moins complexe si chacun ne s’intéressait qu’à ce qui l’intéresse.  Elle vient d’où cette idée qu’il faille absolument que les humains se mixent entre eux : ce n’est qu’une source de problèmes. Elle vient d’où cette idée que l’on doive absolument accepter ce que l’on ne connaît pas mais qui existe puisque d’autres la connaissent : ce n’est qu’une source de conflits. Elle vient d’où cette idée qu’un dieu aux noms multiples nous indique ce que l’on doit faire pour être heureux : ce n’est qu’une source d’incompréhensions.

Nous sommes racistes, même ceux qui hurlent contre ce barbarisme. Les races n’existent pas. Un sophisme. Les races existent puisqu’il y a des conflits raciaux, puisque les Blancs se croient supérieurs aux Noirs ainsi qu’à tout ce qui n’est pas de la même couleur qu’eux. Nous sommes racistes car les races existent. La fonction crée l’organe.

Nous sommes racistes car il y a des génocides. Un génocide, ce n’est pas arrivé avec la dernière pluie, c’est arrivé avec l’idée qui véhicule depuis des siècles et véhiculera encore de siècle en siècle, qu’un peuple doit en dominer un autre, qu’une race doit être hégémonique. Ne faut-il pas dans quelque jeu ou sport ou quelque activité humaine qui soit, que l’on couronne un gagnant et qu’on se moque du perdant?

Nous sommes racistes comme organisation sociale mais nous le sommes aussi à titre individuel. Nous marchons sur la rue, notre regard étonné se retournera seulement sur quelqu’un de différent de nous, Je me souviens qu’en 1976, pour la première fois de ma vie, j’ai croisé dans une rue de Londres, une femme entièrement voilée : ma réaction, au-delà de la curiosité, fut celle d’un Québécois de souche se demandant ce que cela pouvait bien signifier. Je ne savais pas si je manifestais du racisme ou sexisme ou purement de l’ignorance.

Nous sommes racistes – et cet argumentaire vaut pour le sexisme, l’antisémitisme, la xénophobie qui logent à la même enseigne – en raison de notre ignorance et surtout en raison de cette façon que l’on choisit de ne pas nous interroger sur la différence qui existe entre les gens. On n’enseigne pas le racisme, on maintient l’ignorance.

Tellement ridicule l’argument qui prévaut chez nous actuellement quant à la religion musulmane. Il dit : on a réussi à se défaire de la religion catholique qui nous a opprimés durant des décennies, on ne va pas nous imposer la charia et toutes ces croyances moyenâgeuses. J’entends ici que malgré le fait que la religion catholique ne fasse plus partie de nos pratiques nous avons pourtant conservé ses valeurs judéo-chrétiennes. Elles sont imprimées dans notre subconscient de manière telle que ce que nous utilisons pour dénigrer les autres provient exactement de ce que nous croyons avoir évacué. Nous souffrons d’une incohérence éhontée.

Il faut, nous dit-on, vivre ensemble. Parfois, on manifeste de la difficulté à vivre avec soi-même, alors imaginez… vivre avec les autres. L’autre c’est l’enfer, a dit un célèbre philosophe. On ne nous a jamais enseigné comment. Par le respect, répond-on. Ce mot galvaudé à gauche et à droite, comme il est facile de nous le braquer en pleine figure. Le problème est que ce sont les autres qui ne nous respectent pas. Ils veulent, les autres, que ce soit nous qui adoptions leur façon de voir le monde, la vie. Étrange dilemme!

Les autres qui viennent ici ont l’obligation au nom de nos droits ancestraux et territoriaux de se plier à notre manière de vivre, d’être. On parle de nos droits, jamais de nos devoirs. On le droit de… mais le devoir de… on en parle pas. Ici c’est chez nous, s’ils ne veulent pas de notre chez nous comme nous l’avons bâti, qu’ils demeurent chez eux ou qu’ils y retournent s’ils ne sont pas contents.

Rien de mieux et de plus facile que de trancher les questions complexes comme s'il s'agissait de vulgaires règles de multiplication. À quoi sert de rechercher un dénominateur commun puisque de toute façon il sera à notre désavantage. Nous sommes pacifistes, nous. Nous sommes contre la guerre, nous. Eux, ils sont tout le temps en guerre et ça semble être devenu une seconde nature. Ils ne la fuient pas, ils ont pour projet de l’importer ici. Voyez, on a des problèmes seulement depuis qu’ils sont là. Avant tout allait comme sur des roulettes.

Les clichés que nous servent ad nauseam les bien-pensants, connaisseurs en culture de chez nous, sur ce qui nous serions, tiennent la route tant et aussi longtemps que le flot d’étrangers ne se retrouve pas dans leur cour. Signons des pétitions, manifestons mais surtout, après, retournons dans notre logis regarder la télévision qui, par vagues déferlantes, nous ressert les images de ces pays où ça va si mal. Notre conscience en paix, on se dit que l’on est bien ici; alors, un petit doute s’installe sur le possible cahot qui pourrait survenir si jamais nos portes s’ouvraient encore plus à ceux qui fuient la guerre, la barbarie, l’oppression. Bon! J’ai fait ma part, maintenant aux autres d’agir.

Parler d’un monde sans frontières, rêver de rencontres avec des gens de la même humanité que soi, partager les surplus que nous possédons, ouvrir nos cerveaux et nos cœurs aux paroles de ces autres qui chantent leurs espoirs dans la vie avec des mots que notre âme pourrait comprendre, envisager, l’espace d’un court instant que les besoins primaires de tous sur cette planète puissent être comblés… nous nous retrouvons dans l’utopie.

Beaucoup plus facile de demeurer raciste, sexiste, antisémite, xénophobe car cela exige que peu d’efforts. De plus, nous sommes légion à penser de la même façon, on doit bien avoir un petit peu raison quelque part. Par nos blagues anodines, nos sourires en réponse à ces facéties, nous devenons complices, sans en être conscients, de la marche en bottes de cuir et aux talons bruyants de l’ignorance qui semble s’installer confortablement autour de nous.

mardi 14 février 2017

5 (CINQ) (CENT VINGT) 20


 Nouvel épisode de ILS ÉTAIENT SIX...



     1v)     la mort subite de l’oncle

La soudaineté du décès de l’oncle de Dep surprit davantage que la tristesse qu’un tel événement n’entraîne habituellement. Peu de personnes dans le quartier manifestaient une quelconque sympathie envers cet homme. On entendait souvent, et surtout après les aveux de sa nièce, qu’il était sans cœur, l’obligeant à travailler sans repos et sans relâche, intéressé seulement à ramasser des sous qu’avaricieusement il cachait dans sa maison. Maison que le comité des citoyens reluquait depuis plusieurs années en raison de sa situation privilégiée dans le secteur. Plusieurs projets avortèrent en raison de son entêtement à ne pas la céder – on lui offrait d’ailleurs un prix fort alléchant – afin de construire ce qu’on appela ''La Maison du Peuple''. Rien n’y fit. Son départ vers un autre monde allait peut-être débloquer le dossier. Du moins, on le souhaitait. Chez certains membres élus du comité vint une idée qui allait peut-être apaiser la population devenue sceptique quant aux funérailles de Cao Cp (le plus âgé). Pourquoi ne pas tirer profit de la mort de l’oncle qui recevra des funérailles selon les rites bouddhistes pour y ajouter les cendres du pendu? La jeune vendeuse ne s’était-elle pas offerte d’y participer activement? Une pierre deux coups!

Ce fut Dep elle-même qui découvrit le corps inanimé de son oncle au retour du travail. Premier contact avec la mort. Un corps mort. Il avait encore la bouche ouverte, à la main, une liasse de billets de banque. Rien dans la maison ne mit la puce à l’oreille de la jeune fille quant à une mort suspecte. Il avait dû succomber à une crise quelconque, non pas cardiaque puisque cet homme n’avait pas de cœur. L’oncle de Dep, frère de son père, venait de mourir tout comme il avait toujours vécu : seul. Ces paroles de Pearl Buck revinrent à son esprit : ''C’est l’amour qui compte le plus, la capacité d’aimer, et non la personne aimée. Et lorsque tu ne peux plus aimer, tu n’es plus une personne vivante. Le cœur ne peut que mourir s’il perd la possibilité d’aimer.''    Cet homme devait donc être mort depuis sa naissance. Il n’avait, toute sa vie durant, ni aimé ni été aimé. Cet homme, celui qui gisait devant elle, jamais elle n’a pu, n’a su le haïr. Il ne lui inspirait qu’une pitié charitable. Elle avait bien remarqué depuis quelques jours le souffle hésitant qui émanait de ses poumons, une immense fatigue se lisait dans ses yeux ainsi qu’une perte notoire d’appétit. Dep, s’en inquiéta. Elle lui avait proposé de faire venir un médecin. La réponse fut aussi sèche que son âme : ''Toi, tu vas travailler. Laisse-moi tranquille.''     Elle fit ce qu’on lui ordonna, réconciliée avec elle-même, persuadée qu’il venait d’ajouter un gramme de plus à une haine sans bornes.

Dep, à l’heure du Coq (entre 17 et 19 heures), se rendit au poste de police. Rencontra l’inspecteur-enquêteur; déposa une déclaration. Celui-ci, de manière solennelle, appela son supérieur qui arriva sur le champ. Les deux hommes tinrent conciliabule puis lui demandèrent si celle avait un endroit où loger pour la nuit : on allait devoir interdire l’accès à la maison compte tenu des circonstances. Elle répondit que son amie couturière la recevrait certainement. Elle quitta les lieux une fois que les policiers lui eurent conseillé de ne pas retourner à la maison de son oncle.

Chemin faisant, la motocyclette noire qui l’aborda quelque temps auparavant s’arrêta devant elle. Thn Kinh (le nerveux), soucieux de la voir revenir du poste de police la questionna :    
-  Tu as des problèmes?     
-  Mon oncle.     
–  C’est grave?     
-  À mon retour du kiosque, je l’ai retrouvé mort.     
La conversation coupa net puis les deux jeunes reprirent, à pied et en moto, une route différente.


         2v)    la mort subite de l’oncle    

La nuit que passa la jeune fille vendeuse de ballons multicolores chez son amie la couturière lui fut pénible. Elle réalisait toute l’étendue de sa solitude dans ce quartier où elle vivotait depuis quelques mois. Quelque part entre une étrangère et une parente éloignée d’un oncle sans famille proche. N’ayant d’autres amis que celle qui l’hébergerait ce soir, avec qui elle jasa une bonne partie de la soirée, Dep ressentit pour la première fois que le regard des autres signifiait beaucoup. Les parents, tout comme May, leur fille couturière, avaient assisté à la rencontre du comité des citoyens. Ce soir, en leur présence, seule avec eux, elle ne savait comment interpréter la façon dont on l’examinait, dont on lui parlait. Y avait-il de la clémence? De la sévérité? Elle ne saurait le dire. Lorsqu’on apprit le véritable motif l’amenant à demander asile pour la nuit, le ton changea. Dep se sentit mieux mais souhaitait que le lendemain vienne rapidement.

La couturière, n’en pouvant plus de contenir le besoin d’en savoir plus sur les événements dont son amie fut la source, une fois seule avec elle, lui demanda :   
–  Tu n’as rien vu venir?     
-  J’ai bien remarqué que mon oncle…    
-  Non, non… Je parle du fameux samedi soir.    
Elle vit que Dep n’allait pas ouvrir son cœur, qu’un tout petit peu la bouche.    
- Tu sais, il y a des choses que l’on préfère oublier. En reparler rouvre des blessures.      
–  Je comprends, mais tu sais, moi, je ne connais pas les hommes. Toi, maintenant les connais.    
Dep décoda une sorte d’admiration chez May, que le fait d’avoir été l’objet de cette agression la revêtait d’une aura particulière.    
–  Je ne connais pas les hommes comme tu le crois. Ils ne sont pas tous comme lui. Les hommes, du moins je le souhaite de tout mon cœur, sont respectueux des femmes. Lui, non. Il a assouvi son désir sexuel, un point c’est tout. Et de manière sauvage. Pas un homme, il fut un barbare. Ne cherche pas à voir dans cette atroce affaire le modèle de ce que devraient être les relations entre un homme et une femme.

May se tut. Insatisfaite des propos de Dep, elle cherchait une autre façon de la faire parler.    
–  Tu sais, le garçon dont je t’ai déjà parlé, celui qui circule avec sa moto noire, il revient souvent flâner devant l’atelier où je travaille. Je ne sais trop que faire.     
–  Sans être certaine de ce que je vais dire, je crois que l’on nous a toujours mis dans la tête, que nous, les filles, nous sommes des réservoirs, des porteuses de bébés. Jamais on ne nous a enseigné le plaisir; jamais on ne nous aura appris à dire non. Ce n’est pas tellement grave si un garçon ne trouve pas à se marier après vingt-cinq ans; pour nous les filles, c’est une catastrophe. Qu’un garçon soit laid, ce n’est pas alarmant; pour nous les filles, c’est fatal. Il y a deux discours : un pour les gars, un autre pour les filles. Le nôtre est souvent rempli de culpabilité et de soumission.

Les deux jeunes se turent. La réalité, souvent difficile à avaler, n’a pas le même goût dans une bouche masculine que dans celle d’une fille… d’une femme. La dure réalité vietnamienne, société machiste depuis des millénaires, n’aura laissé que très peu de place à la femme. Recluse, astreinte à des tâches éreintantes, peu gratifiantes mais combien essentielles à la survie de la famille et de la société, elle doit accepter son destin et vivre comme le prescrit la tradition. On ne la reconnaît pas dans qui elle est, tout comme on ne lui laisse pas occuper sa place. Lors des repas, des banquets, lors de Têt, les femmes ne sont utiles qu’à préparer les repas, n’ont pas le droit de s’asseoir à la table des agapes strictement réservée aux hommes qui s’empiffrent, se saoulent, exigeant que rien ne manque à leur estomac. Comme le firent leurs ancêtres, leurs grands-mères, leurs mères, les femmes encore aujourd’hui s’y contraignent. Daniel Bloch se le disait suite à son premier contact avec Dep : la femme vietnamienne semble résignée. La mère de Dep s’y étant soumise, elle ne le souhaitait pas pour sa fille. Dep le comprit dès son plus jeune âge.


         3v)     la mort subite de l’oncle
 
Ce fut lors de cette soirée de conversation avec son amie couturière que Dep s’aperçut à quel point la solidarité féminine n’avait pas tellement progressé. Que beaucoup encore restait à faire. Que beaucoup d’autres viols détruiront les illusions de plusieurs jeunes filles; de plusieurs femmes mariées également. La seule véritable journée fastueuse qui subsistera dans leur vie restera celle des noces, puis les autres viendront, fort différentes de tout ce qu’elles imaginèrent dans leurs rêves roses et bleus. Malgré ces paroles des anciens ''il vaut mieux se marier avec une prostituée que de faire une prostituée de sa femme'' il n’est pas démontré que dans les faits, ce soit différent. On sait que lors de la naissance d’un enfant, on organise une fête pour le premier mois du bébé. Jamais la mère et l’enfant n’apparaissent en public avant cela, claquemurée dans leur chambre où seulement une autre femme, de référence la mère, viendra leur apporter à manger. Certains croient que cette habitude, née de la volonté des femmes, des mères, serait liée au fait de leur volonté de s’éloigner des assauts du mari. Cela reste à prouver mais il n’y a pas de fumée sans feu.

Pendant que la jeune fille vendeuse de ballons multicolores et son amie couturière palabraient, les policiers du quartier ne mirent que très peu de temps à investir la maison de l’oncle et découvrir exactement ce que Dep avait décrit lors de sa visite au poste de police. L’ambulance que l’on fit venir afin de transporter la dépouille du défunt alerta la population. À hôpital du centre de Hanoï, on ne put constater que l’évidence. La cause du décès, on le sut plus tard, était liée à une rupture d’anévrisme.

Le chef de la police et quelques membres du comité des citoyens s’entendirent sur trois points : le premier, à l’effet qu’aux funérailles de l’oncle on allait signaler celles du pendu; le deuxième, cela devait se faire dans les jours qui suivent; le troisième, on déléguerait un membre élu pour rencontrer la nièce afin de lui conseiller de rétrocéder la maison. De cette unanimité, tous se réjouirent qu’enfin les choses allaient se replacer d’elles-mêmes. Comme toute négociation s’avère parfois ardue, valait mieux mettre une carte cachée dans sa manche. C’est l’inspecteur-enquêteur qui, après avoir vérifié la situation légale de l’oncle, s’aperçut du retard à régler les frais de location de l’espace occupé par le kiosque depuis bon nombre d’années. Ce policier devenait un partenaire de plus en plus précieux. Sa rapidité d’exécution en surprenait plus d’un.

Il surprit encore plus les élus, et le chef de la police, lorsqu’il déclara avoir trouvé une anomalie dans la maison de l’oncle de Dep. Celui-ci avait bien entre les mains une liasse de dongs, précisant qu’il s’agissait de coupures de cent mille dongs. Fouillant davantage, il constata, à l’étage, que le tiroir d’une commode avait été forcé, sans doute à coups de poignard. N’y restait que quelques papiers dispersés ça et là. Sa perspicacité - plus personne ne la mettait en doute - l’amena à conclure :    
-  Je crois qu’entre le moment où la jeune fille est venue au poste de police et celui où je me suis présenté chez son oncle, de deux choses l’une : ou bien la jeune fille connaissant une cachette, l’aurait vidée; ou bien quelqu’un s’est introduit dans la maison une fois vide, si l’on exclut le cadavre, bien entendu.     


         4v)     la mort subite de l’oncle
    
L’atterrement qui fondit sur tous ceux qui assistèrent à l’allocution de l’inspecteur-enquêteur était palpable. Sans le dire, tous avaient une même idée en tête : pas encore un autre problème, il semble qu’on a eu notre lot depuis un certain temps. Ce dernier dissipa le malaise :    
-  Si je résume bien la situation, nous sommes en présence d’un décès par mort naturelle, rien n’indique une quelconque agression. Deuxièmement, sa jeune nièce, nous la connaissons tous, s’est présentée dans des délais plus que respectables pour nous informer de la situation - elle a d’ailleurs signé sa déclaration sur l'honneur - puis accepté notre suggestion de ne pas retourner à la maison où elle habite depuis son arrivée dans le quartier. Troisièmement, lors de ma visite sur les lieux afin de vérifier l’exactitude de ses dires, j’ai remarqué un détail m’amenant à penser qu’il pourrait s’agir d’un vol – il est de notoriété publique que le bonhomme était assez riche, qu’il cachait beaucoup d’argent chez-lui – on peut émettre l’hypothèse suivante : quelqu’un ayant été mis au courant de la situation s’y serait rendu, fouillant un peu partout dans la maison pour trouver la cachette et disparaître avec le magot.

L’exposé tenait bien la route. On le chargea donc de vérifier auprès de la jeune fille si entre sa venue au poste de police et son arrivée chez l'amie couturière, elle avait parlé à quelqu’un d’autre.     
–  Cela se fera dès demain matin à l’heure du lièvre (entre 5 et 7 heures).     
Il quitta, laissant abasourdis le chef de police et les quelques élus, dont le président du comité des citoyens.

Celui-ci prit la parole :    
-  Que ferions-nous sans lui? Il devient indispensable. Je me rappelle lorsqu’on nous l’a recommandé, les membres du Parti de Hanoï lui reconnaissaient un talent remarquable pour démêler les questions très délicates. 
-  Tu as raison, mais également averti que certains chapitres de son passé demeuraient ténébreux. Rien de majeur semble-t-il mais tout de même c’est là, ajouta un des élus.   
Le président enchaîna :    
–  Je me souviens. J’espère que ce ne soit là que des détails. On ne peut passer sous silence ses ambitions. Elles sont sans doute légitimes mais elles ne doivent pas l’aveugler.
    
L’élu reprit la parole :    
-  Que pensez-vous de ses accointances avec la propriétaire du café Con rng đ, Madame Quá Kh?    
Le chef de police, étrangement silencieux depuis le début de la conversation, ouvrit son jeu :    
- Je ne vous cache pas que cet homme me turlupine. Il n’a pas beaucoup de proximité avec ses confrères policiers. Il ne partage ses informations qu’avec nous, jamais il ne donne de coups de main dans des enquêtes sur les faits divers. Il ne recherche que les grosses pointures, celles qui donnent le plus de crédit. J’avoue toutefois reconnaître son habileté à découdre rapidement des imbroglios qu’un autre enquêteur mettrait des mois pour y arriver. Qu’il souhaite me remplacer, c’est assez évident. Je ne m’en offusque pas étant à quelques mois de la retraite. Sachez que je le recommanderai les yeux fermés. Toutefois, son leadership ne rejoint pas tout le monde. On dit de lui, en coulisses bien sûr, qu’il agit comme s’il avait la rage au cœur, comme si un coupable qu’il désigne devient son ennemi personnel.       
Le président clôt la discussion en précisant qu’il se faisait tard et que l’on en saurait davantage le lendemain. On n’avait toutefois pas répondu à la question posée, ce qui intrigua le valeureux président.

                                                     

À suivre

vendredi 10 février 2017

5 (CINQ) (CENT DIX-NEUF) 19

La mère de Dep répond à sa fille dans cet épisode, 
le 22ième de ILS ÉTAIENT SIX...



 











1u)     la lettre de la mère de Dep
 
La jeune fille qui vend des ballons multicolores au kiosque de son oncle avait prévu un trajet de dix jours à la lettre qu’elle écrivit pour sa mère quelques heures après l’agression qui déclencha le tohu-bohu dans le quartier. Une autre dizaine de jours avant de recevoir une réponse. Ce fut exactement le temps mis par le papier à lui parvenir; une enveloppe qu’elle tenait dans ses mains. Pour ne pas éveiller des soupçons chez son oncle, elle avait inscrit à l’endos l’adresse de l’amie couturière. L’ayant avertie, celle-ci, lors du lunch quotidien, lui remettrait le document fraîchement reçu.

Dep ne l’ouvrit qu’une fois seule. Du fond de son kiosque, assise sur le petit tabouret, elle vit s’envoler des papillons prenant la direction de la pinède…



'' Ma fille. Ma joie. Mon amour. La lettre que ta mère a reçue de toi repose encore sur son cœur. Elle y est restée, tremblante de chaque battement qui la fit frissonner. Ta mère ne souhaite pas reprendre les mots qui y sont contenus; ils disent à eux seuls ce que le destin, dans son implacable aveuglement, a planté devant toi. Ta mère n’ose penser à la souffrance qui s’est lâchement jetée sur sa fille, nous empêchant de dormir toutes les deux. Elle n’est pas auprès de toi pour te prendre dans ses bras attendris. Te bercer; calmer tes pleurs qui peinent à nettoyer une plaie tardant sans doute à cicatriser. Sache que je t’aime. Voilà les premiers mots de cette lettre qui te parviendra après la sordide mésaventure qui t’a troublée, qui te troublera encore longtemps. De mon pauvre vocabulaire de femme, de mère, je cherche les mots qui sauraient te consoler. Les seuls que je trouve, je te les ai déjà écrits, je les répète : je t’aime.


Ma fille. Ma joie. Mon amour. Le corps que j’ai porté a été avili et salie l’âme qui l’enveloppe. Ta mère n’a jamais souhaité un tel affront pour sa fille. Aucune mère ne le saurait. Dans la noirceur de cette triste nuit, tu as connu, sans jamais l’avoir demandé, la pire abjection qu’aucune femme ne puisse mériter. Ta mère se reproche de ne pas t’avoir prévenue et mise en garde de manière plus explicite. Ce n’est pas la bonne façon de découvrir un homme. Mais, peut-on qualifier d’homme celui qui, violemment, aura crevé ton innocence, ensanglanté ta chair? Lorsque tu liras cette lettre, bien des choses se seront passé. D’abord, je souhaite tant et tant, que ton corps ait pris du mieux. Puis, et c’est ce que ta mère veut surtout te dire, trouver le baume dont ton âme a si grand besoin. Ce n’est pas l’eau que tu as puisée à la fontaine de ton quartier qui te rafraîchira complètement. Elle a nettoyé tes plaies physiques. Celles enfouies dans ton intérieur, comment les récurer?


Ma fille. Ma joie. Mon amour. Jamais ta mère n’ébruitera le contenu de cette lettre que je brûlerai comme un votif à la pagode près de la maison. Il faisait doux quand l’enveloppe m’est arrivé. Ta boucle de cheveu, que j’ai humée et continue à le faire, sera tout ce que je conserverai. Ton odeur immédiatement reconnue m’a remplie de joie. Je la caresse alors que je ne puis le faire de tout toi. Ta chair fût brutalisée. Lecture faisant, je me sentais rudoyée aussi. Une profonde pitié m’a envahie alors que je tentais, vaine opération, de mettre un visage sur le visage que tu portes maintenant. On peut cacher les sentiments qui circulent à l’intérieur de soi, plus difficile pour notre visage que tous remarquent. Si l’on arrive à percevoir des modifications importantes dans tes traits, sache, je t’en préviens, que la culpabilité t’en sera attribué. La femme est toujours coupable. Le mot victime, jamais. Peut-être est-ce mieux ainsi car le coupable est responsable de ses actes, la victime non. Ne présente pas un visage de victime, on déteste les faibles. Tu te retrouves face à une situation complexe. Tu ne l’as pas choisie; tu n’as pas eu le choix d’avoir le choix. Mais tu es une femme. Une femme qui sait, maintenant. 


Ma fille. Ma joie. Mon amour. Ta mère t’a souvent lu les textes de Pearl Buck. Pour plusieurs, tu les connais par cœur. Y sont gravés. Je veux te rappeler ces quelques mots : ''Eh ! c’est parce que vous avez souffert qu’il ne faut pas faire souffrir les autres. Il n’y a que les êtres mesquins qui se vengent de leur souffrance.''     Le feu brûle, le froid glace. Impossible de se venger d’eux. Nous ne pouvons qu’éviter le feu, nous éloigner de la glace. Les deux, un après l’autre, ont pénétré ton corps et ton âme. La vengeance n’éteint pas le feu, ne dissout pas la glace. Tout est à l’intérieur de soi. De Toi. 


Ma fille. Ma joie. Mon amour. Une fois terminée la lecture de ta lettre, ta mère alla se reposer. Étendue sur le lit qui est le tien, qui encore garde ton odeur, j’ai pleuré pour nous. Pour nous, la fille et la mère. Les femmes aussi. J’ai pleuré non pas de rage mais d’amour pour toi, pour moi. Pour nous les femmes. 


Je continuerai d’attendre ta prochaine lettre. Oui, je la souhaite descriptive de la suite des choses mais surtout parlante de toi, de ton corps, de ton âme. 


Ta mère qui t’aime. ''



       2u)   la lettre de la mère de Dep

Plus d’un mois d'écoulé entre les deux lettres. Depuis les tristes événements. La fille vendeuse de ballons multicolores connaît bien celle qui l’a mise au monde des vivants, qui l’a mise au monde des choses de l’esprit et de l’âme. Elle savait combien aimante elle a toujours été, profondément désireuse de la voir vivre son émancipation. Émancipation qui ne pouvait se réaliser dans ce petit village du Nord du Vietnam où elle-même pourrit dans sa vie de femme traditionnelle. Ce qu’elle ne souhaitait pas pour sa Dep.



         3u)     la lettre de la mère de Dep
   
Ce qu’elle retint du message de sa mère, Dep ne mit guère de temps à le mettre en pratique. Son visage retrouva sur le coup sa beauté; elle éloigna d’elle toute idée autre que celle de vivre, maintenant, ici, non pas comme une handicapée mais en femme désireuse que ses actions soient la manifestation de qui elle sera : une femme à l’image des rêves de sa mère, de ce qu’elle ressent en elle-même… une femme vietnamienne du XXIème siècle. Elle choisit de se rappeler ces paroles de Pearl Buck : '' Vous ne pouvez pas comprendre ce que c’est que de se voir forcée à livrer son corps à un homme, pendant des années, contre sa propre volonté. De remettre un corps délicat à des mains indélicates, de voir la concupiscence monter, brûlante, mais sa propre chair se glacer, se sentir le cœur faible, l’esprit malade, et cependant être contrainte à cet abandon pour la paix de la famille.''     Elle oublia le viol subi, assurée que plus jamais cela ne se reproduirait.


         4u)     la lettre de la mère de Dep

Voilà comment elle enterra ce samedi soir, celui du rire. Mais elle n’en resta pas là. Toujours avec son auteure fétiche, elle puisa ces mots qui allaient guider la suite des événements : ''Elle s’exhorta à la patience, au pardon. Ne pas pardonner était intolérable, c’était se condamner à une affreuse solitude.''   On reconnaît là les racines de sa première action, cette bombe qu’elle fit éclater lors de la réunion du comité des citoyens au cours de laquelle on fit rapport sur la famille de son agresseur et l’octroi de funérailles afin que l’on achève dans les plus brefs délais son errance dans le quartier. D’autres s’ancraient déjà dans le sol…

Alors qu’elle referma la lettre maternelle, un ballon décroché du kiosque s’envola vers le ciel hésitant entre le bleu et le gris. Dep sut les mots qu’elle allait prononcer lors de la réunion spéciale du comité des citoyens; sut qu’elle pourrait lire la prière, droite et fière toujours, devant les cendres de son oncle et de son agresseur, certaine que la poussière de celles-ci, jamais ne lui obstruerait la vue. Le brouillard venait de tomber. Le proverbe vietnamien '' Près de l’obscurité tu seras assombri, près de la clarté tu seras éclairé'', prenait tout son sens.



 

À suivre

































mercredi 8 février 2017

5 (CINQ) (CENT DIX-HUIT) 18



Épisode 21 de ILS ÉTAIENT SIX...






       1t)     du bois de lim      

Lorsque le groupe se défit, que Daniel Bloch eut hélé un taxi pour rentrer à son hôtel situé en face du lac de l’Ouest, madame Quá Kh, interpela Thn Kinh (le nerveux) avant qu’il n’enfourche sa moto noire.     – J’aimerais te parler. Viens au comptoir.                  
       Le jeune homme, surpris d’être ainsi apostrophé, se replia dans une attitude flegmatique, jetant un coup d’œil vers l’agent de sécurité courbé dans les buissons ; il vomissait son vin de riz. Son casque déposé il suivit la vieille dame d’un pas perplexe. La tenancière du café lui prépara un verre de vodka.

Thn Kinh (le nerveux) le cala d’un seul trait alors qu’elle dit :     - Il y a longtemps que je songe à faire des rénovations à mon café. Un vieil ami – il vit dans le Sud - me doit de l’argent mais ne peut pas me payer. Il me propose du bois de lim* pour effacer sa dette. Assez pour rafraîchir les planchers et les murs qui en ont bien besoin.      Le jeune homme, attentif, se disait intérieurement que si la tenancière du café se faisait rembourser en bois de lim, c’est qu’elle était sûrement assez riche pour être en mesure de prêter et d’attendre qu’on la rembourse.     – Un autre verre, dit-il.
La propriétaire du café Con rng đ s’exécuta tout en continuant :     - Je suis à la recherche d’un bon ouvrier pouvant effectuer les travaux. Il serait fort bien payé. Sauf que je ne veux pas fermer la place durant les rénovations.                  Déposant le verre vide sur le comptoir, Thn Kinh (le nerveux) lui demanda :     - Pourquoi as-tu pensé à moi?, les yeux fixés sur la bouteille de vodka demeurée ouverte.     – Je sais que tu as eu des démêlés avec la police. Même que l’inspecteur-enquêteur te déteste au plus haut point, qu’il cherche par tous les moyens de te prendre en défaut. Tu sais, je connais très bien ce type, il ne pense qu’à son avancement dans l’administration. Et puis, tout le monde du quartier sait que tu es travailleur habile et infatigable.
Le jeune homme ne répondit ni à la demande de madame Quá Kh ni au commentaire au sujet de ses problèmes avec le policier. Quittant le café, il dit qu’il allait y penser, que de toute façon le travail au chantier grugeait tout son temps. Elle lança :     - Je dois recevoir la cargaison de bois de lim d’ici deux semaines, tu as du temps pour songer à ma proposition.     Levant le bras gauche afin de signifier qu’il avait bien compris le message, il mit son casque noir, enfourcha sa moto et partit.
bois de lim* C’est un des bois les plus lourds (on le nomme aussi bois de fer) et les plus denses qui existent (il ne flotte pas). Il est généralement centenaire ; il s’agit d’un bois rare et précieux, qui ne peut être sculpté que lorsqu’il est mort d’une façon naturelle et séché sur place pendant 3 ans environ. C’est un bois naturellement foncé, aux veinures bien marquées

     2t)     du bois de lim
Les travaux sur le chantier allaient bientôt entrer dans une phase qui ne nécessiterait plus la présence des ouvriers chargés d’œuvrer auprès de la bineuse russe. Daniel Bloch n’avait plus à corriger le terme puisque depuis la mort de Cao Cp (le plus âgé) les occasions de parler du travail furent rares. La prochaine étape et les conséquences sur l’emploi de plusieurs, tout cela fut annoncé quelques jours à peine après l’entretien qu’eurent la tenancière du café et Thn Kinh (le nerveux). Il allait donc se retrouver sans gagne-pain; il ne pouvait se le permettre puisque ses parents avaient été formels avec lui : un lit, un point c’est tout. En eux-mêmes, ils souhaitaient le voir disparaître, si possible loin du quartier. Ils n’en pouvaient plus de recevoir la visite quasi hebdomadaire de l’inspecteur-enquêteur s’informant des agissements de leur fils ou pour vérifier des alibis. Ils se disaient que l’histoire du pendu allait peut-être mettre le focus sur autre chose, mais c’était mal connaître la haine du policier à l’égard de leur fils.

Donnons à César ce qui lui appartient : Thn Kinh (le nerveux) peut tout faire de ses mains, le bien comme le mal. Né dans une année du Tigre, il possédait de l’animal toutes les caractéristiques. Quand même étonnant de l’entendre dire parfois qu’il se voyait davantage comme un serpent cherchant à muer. La fusion de ces deux animaux chez un même être ne pouvait inspirer que de la méfiance. Sauf que la méfiance, c’est lui qui l’entretenait vis-à-vis tout le monde. Lorsqu’il dit à Dep qu’il aurait tué son agresseur s’il ne s’était pas fait justice lui-même, ses paroles n’avaient aucunement dépassé sa pensée.
Il est du genre de personne qui ne vous laisse pas le temps de réfléchir mais celui de changer d'idée. Absolument inapte à la discussion, encore moins au compromis, Thn Kinh (le nerveux) n’a jamais permis à qui que ce soit de lui marcher sur les pieds, le contredire, encore moins le provoquer. Dans le quartier, avant même les événements qui le menèrent en prison pour plusieurs mois, on avait une bien mauvaise opinion de lui. Il aura été le seul élève de l’école secondaire à en être expulsé pour refus de se soumettre à l’autorité.
On ne sut jamais qu’il alimentait des idées meurtrières mais, l’ayant su, qui en aurait été surpris ? Personne. Combien de fois Khuôn Mt (le visage ravagé) aura tenté de percer la rigidité de cette carapace ? Prenant des gants blancs, maintes fois il aura cherché à lui faire comprendre que le mal ne paie pas ! Il le lui répétait à chacune de ses courtes visites à la prison, lui, l’unique visiteur connu qui se déplaça pour s’enquérir de son séjour ; il dut y mettre un terme alors que Thn Kinh (le nerveux) l’exigea. Ce fut de peine et de misère qu’il l’intégra au groupe des xu xí en raison des fortes réticences de Cao Cp (le plus âgé). Ils se haïssaient comme il est impossible de le dire. Il ne faut pas se surprendre que la mort de l’un n’affecta aucunement l’autre. Le fait qu’il se soit adressé à la jeune fille vendeuse de ballons multicolores ne fut pas une marque de sympathie - aucune trace d’humanité n’habitant en lui - mais une façon de manifester son aversion envers le leader du groupe.

        
     3t)     du bois de lim

Lorsque le contremaître acheva son topo, les ouvriers touchés par les mises à pied comprirent exactement ce qui arrivait : cette semaine serait leur dernière sur le chantier. C’est avec peu d’enthousiasme qu’ils récupérèrent pelle et pioche pour se remettre au travail. La bineuse semblait plus bruyante que jamais. On enterrait les derniers trous.
Tùm (le trapu), absent pour la circonstance, le contremaître demanda à ce qu’on le prévienne afin qu’il se présente au bureau de la compagnie pour y toucher ses derniers émoluments, ainsi que le document qu’on allait remettre à chacun précisant les dates au cours desquelles ils avaient travaillé ici. Cela leur permettrait de trouver plus facilement un autre emploi. Il avait toutefois précisé que deux ou trois postes allaient s’ouvrir, qu’on privilégierait évidemment les meilleurs d’entre eux. Il faut signaler qu’au Vietnam tous les emplois ne sont pas automatiquement syndiqués, que les arrivées et les départs sont fréquents, parfois sans aucun avertissement de part et d’autre.
Dans les faits, il n’y eut que Khuôn Mt (le visage ravagé) à qui on offrit de continuer sur le chantier, cette fois dans le département de la cimenterie. Les trois autres membres des xu xí ne s’en offusquèrent pas trop. Cây (le grêle) déclara ne pas avoir été étonné, que de toute façon il n’en pouvait plus de vivre dans une atmosphère de conspiration dirigée contre sa personne.
Thn Kinh (le nerveux) resta de marbre lorsque la courte rencontre eut lieu. On sentait l’anxiété chez le contremaître pressé d’en finir, craignant sans aucun doute une réaction colérique, une fronde peut-être, montée par celui qui lui glaçait le sang. Il n’en fut rien. D’ailleurs, l’ouvrier rebelle se mit sitôt au travail les propos du chef de chantier achevés. Il ira voir la tenancière du café Con rng đ sa journée de travail terminée pour accepter son offre de rénover les planchers et les murs qui en ont franchement besoin.

4t)    du bois de lim  

Ce soir-là, le dîner avec Daniel Bloch n’était pas au programme. Thn Kinh (le nerveux) gara sa moto noire, étincelante comme un sou neuf, puis reçut le ticket de stationnement de la part du garde de sécurité qui dit : – Tout seul aujourd’hui ?     - Je viens jaser avec la propriétaire.     – Au sujet des rénovations ?     Garder le secret sur quelque chose au Vietnam relève de l’impossible. Tout se sait dès l’instant où quelqu’un parle. Ce fut le cas, on s’en rappelle, lors de l’affaire du pendu. Deux mots entendus tout de suite relayés par téléphone arabe.
À l’indiscrétion légendaire des Vietnamiens s’ajoute un défaut: la jalousie. Ce sentiment de crainte d’avoir à perdre ou à partager avec autrui un avantage dont on aimerait garder la propriété exclusive : perdre ou partager des gens, des amours ou des privilèges. Le gardien de sécurité n’était pas le pire à manifester ce comportement mais il en était singulièrement porteur. Lorsqu’il entendit les paroles de la propriétaire du café offrant à Thn Kinh (le nerveux) la tâche de rénover les lieux, une profonde crise de jalousie l’envahit. Il se dit que ça n’allait pas se passer ainsi, que cet emploi lui revenait étant employé ici depuis des lustres et en mesure de fort bien s’acquitter de la commande.
Voyant entrer le jeune homme, madame Quá Khs’avança vers lui, sourire aux lèvres. Il n’y a pas mieux qu’elle dans le quartier pour déchiffrer le langage corporel. Elle sut dès cet instant qu’il allait être l’homme de la situation.      – Tu prendras bien un café ?     - Une vodka fera mieux l’affaire, répondit-il d’un seul trait.     Elle rejoignit son comptoir alors que le jeune homme aperçut une
pipe à eau*  derrière celui-ci. Dans sa tête s’affichèrent de belles images : vodka, pipe à eau… quel plaisir que d’additionner tout ça au bétel qu’il mastique continuellement.
 Le garde de sécurité se planta de manière à ne rien manquer de la conversation.     
– Quand seras-tu prêt à commencer ?     - On aura fini le travail de remplissage des trous cette semaine, répondit-il.     – Excellent, je peux alors faire livrer le bois de lim plus tôt que prévu. Si ça te convient, on entreprendrait les travaux lundi de la semaine prochaine. Tu n’as qu’à me dire combien on te payait au chantier et je double la mise.     
– La vodka et la pipe à eau sont en surplus.     Un sourire inquiet barra la figure de la propriétaire du café qui ajouta afin d’être bien comprise :     - Les heures de travail seront de l’heure du Dragon (7 heures le matin) jusqu’à l’heure du Chien (19 heures). Deux poses : une le matin, l’autre en après-midi et à la fin de la journée, vodka et pipe à eau.     L’entente fut conclue au grand désarroi du garde de sécurité.




À suivre









































Un peu de politique à saveur batracienne... (19)

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