Nouvel épisode de ILS ÉTAIENT SIX...
1v) la mort subite de l’oncle
La soudaineté
du décès de l’oncle de Dep surprit
davantage que la tristesse qu’un tel événement n’entraîne habituellement. Peu de personnes
dans le quartier manifestaient une quelconque sympathie envers cet homme. On
entendait souvent, et surtout après les aveux de sa nièce, qu’il était sans
cœur, l’obligeant à travailler sans repos et sans relâche, intéressé seulement
à ramasser des sous qu’avaricieusement il cachait dans sa maison. Maison que le
comité des citoyens reluquait depuis plusieurs années en raison de sa situation
privilégiée dans le secteur. Plusieurs projets avortèrent en raison de son entêtement
à ne pas la céder – on lui offrait d’ailleurs un prix fort alléchant – afin de
construire ce qu’on appela ''La Maison du Peuple''. Rien n’y fit. Son départ
vers un autre monde allait peut-être débloquer le dossier. Du moins, on le
souhaitait. Chez certains membres élus du comité vint une idée qui allait
peut-être apaiser la population devenue sceptique quant aux funérailles de Cao Cấp (le plus âgé). Pourquoi ne pas tirer profit de la
mort de l’oncle qui recevra des funérailles selon les rites bouddhistes pour y ajouter
les cendres du pendu? La jeune vendeuse ne s’était-elle pas offerte d’y
participer activement? Une pierre deux coups!
Ce fut Dep elle-même qui découvrit le corps
inanimé de son oncle au retour du travail. Premier contact avec la mort. Un
corps mort. Il avait encore la bouche ouverte, à la main, une liasse de billets
de banque. Rien dans la maison ne mit la puce à l’oreille de la jeune fille
quant à une mort suspecte. Il avait dû succomber à une crise quelconque, non
pas cardiaque puisque cet homme n’avait pas de cœur. L’oncle de Dep, frère de son père, venait de
mourir tout comme il avait toujours vécu : seul. Ces paroles de Pearl Buck revinrent à son
esprit : ''C’est l’amour qui compte le plus, la capacité d’aimer, et non
la personne aimée. Et lorsque tu ne peux plus aimer, tu n’es plus une personne
vivante. Le cœur ne peut que mourir s’il perd la possibilité d’aimer.'' Cet homme devait donc être mort depuis sa
naissance. Il n’avait, toute sa vie durant, ni aimé ni été aimé. Cet homme,
celui qui gisait devant elle, jamais elle n’a pu, n’a su le haïr. Il ne lui
inspirait qu’une pitié charitable. Elle avait bien remarqué depuis quelques
jours le souffle hésitant qui émanait de ses poumons, une immense fatigue se
lisait dans ses yeux ainsi qu’une perte notoire d’appétit. Dep, s’en inquiéta. Elle lui avait proposé de faire venir un
médecin. La réponse fut aussi sèche que son âme : ''Toi, tu vas
travailler. Laisse-moi tranquille.'' Elle fit ce qu’on lui ordonna, réconciliée avec elle-même, persuadée
qu’il venait d’ajouter un gramme de plus à une haine sans bornes.
Dep, à l’heure du Coq (entre 17 et 19 heures), se rendit au poste de
police. Rencontra l’inspecteur-enquêteur; déposa une déclaration. Celui-ci, de
manière solennelle, appela son supérieur qui arriva sur le champ. Les deux
hommes tinrent conciliabule puis lui demandèrent si celle avait un endroit où
loger pour la nuit : on allait devoir interdire l’accès à la maison compte
tenu des circonstances. Elle répondit que son amie couturière la recevrait certainement.
Elle quitta les lieux une fois que les policiers lui eurent conseillé de ne pas
retourner à la maison de son oncle.
Chemin
faisant, la motocyclette noire qui l’aborda quelque temps auparavant s’arrêta
devant elle. Thần
Kinh (le nerveux),
soucieux de la voir revenir du poste de police la questionna :
- Tu as des
problèmes?
- Mon
oncle.
– C’est
grave?
- À mon retour
du kiosque, je l’ai retrouvé mort.
La
conversation coupa net puis les deux jeunes reprirent, à pied et en moto, une
route différente.
2v) la
mort subite de l’oncle
La nuit que
passa la jeune fille vendeuse de ballons multicolores chez son amie la
couturière lui fut pénible. Elle réalisait toute l’étendue de sa solitude dans ce
quartier où elle vivotait depuis quelques mois. Quelque part entre une étrangère
et une parente éloignée d’un oncle sans famille proche. N’ayant d’autres amis
que celle qui l’hébergerait ce soir, avec qui elle jasa une bonne partie de la
soirée, Dep ressentit pour la
première fois que le regard des autres signifiait beaucoup. Les parents, tout comme
May, leur fille couturière, avaient
assisté à la rencontre du comité des citoyens. Ce soir, en leur présence, seule
avec eux, elle ne savait comment interpréter la façon dont on l’examinait, dont
on lui parlait. Y avait-il de la clémence? De la sévérité? Elle ne saurait le
dire. Lorsqu’on apprit le véritable motif l’amenant à demander asile pour la
nuit, le ton changea. Dep se sentit
mieux mais souhaitait que le lendemain vienne rapidement.
La couturière,
n’en pouvant plus de contenir le besoin d’en savoir plus sur les événements
dont son amie fut la source, une fois seule avec elle, lui demanda :
– Tu n’as rien
vu venir?
- J’ai bien
remarqué que mon oncle…
- Non, non… Je
parle du fameux samedi soir.
Elle vit que Dep n’allait pas ouvrir son cœur, qu’un
tout petit peu la bouche.
- Tu sais, il
y a des choses que l’on préfère oublier. En reparler rouvre des blessures.
– Je
comprends, mais tu sais, moi, je ne connais pas les hommes. Toi, maintenant les
connais.
Dep décoda une sorte d’admiration chez May, que le fait d’avoir été l’objet de cette agression la revêtait
d’une aura particulière.
– Je ne
connais pas les hommes comme tu le crois. Ils ne sont pas tous comme lui. Les
hommes, du moins je le souhaite de tout mon cœur, sont respectueux des femmes.
Lui, non. Il a assouvi son désir sexuel, un point c’est tout. Et de manière
sauvage. Pas un homme, il fut un barbare. Ne cherche pas à voir dans cette
atroce affaire le modèle de ce que devraient être les relations entre un homme
et une femme.
May se tut. Insatisfaite des propos de Dep, elle cherchait une autre façon de la
faire parler.
– Tu sais, le
garçon dont je t’ai déjà parlé, celui qui circule avec sa moto noire, il
revient souvent flâner devant l’atelier où je travaille. Je ne sais trop que
faire.
– Sans être certaine de ce que
je vais dire, je crois que l’on nous a toujours mis dans la tête, que nous, les
filles, nous sommes des réservoirs, des porteuses de bébés. Jamais on ne nous a
enseigné le plaisir; jamais on ne nous aura appris à dire non. Ce n’est pas
tellement grave si un garçon ne trouve pas à se marier après vingt-cinq ans; pour
nous les filles, c’est une catastrophe. Qu’un garçon soit laid, ce n’est pas
alarmant; pour nous les filles, c’est fatal. Il y a deux discours : un
pour les gars, un autre pour les filles. Le nôtre est souvent rempli de
culpabilité et de soumission.
Les deux
jeunes se turent. La réalité, souvent difficile à avaler, n’a pas le même goût
dans une bouche masculine que dans celle d’une fille… d’une femme. La dure
réalité vietnamienne, société machiste depuis des millénaires, n’aura laissé
que très peu de place à la femme. Recluse, astreinte à des tâches éreintantes,
peu gratifiantes mais combien essentielles à la survie de la famille et de la
société, elle doit accepter son destin et vivre comme le prescrit la tradition.
On ne la reconnaît pas dans qui elle est, tout comme on ne lui laisse pas
occuper sa place. Lors des repas, des banquets, lors de Têt, les femmes ne sont
utiles qu’à préparer les repas, n’ont pas le droit de s’asseoir à la table des
agapes strictement réservée aux hommes qui s’empiffrent, se saoulent, exigeant
que rien ne manque à leur estomac. Comme le firent leurs ancêtres, leurs
grands-mères, leurs mères, les femmes encore aujourd’hui s’y contraignent. Daniel Bloch se le disait suite à son premier contact avec Dep : la femme vietnamienne semble résignée. La mère de Dep s’y étant soumise, elle ne le souhaitait
pas pour sa fille. Dep le comprit
dès son plus jeune âge.
3v) la
mort subite de l’oncle
Ce fut lors de
cette soirée de conversation avec son amie couturière que Dep s’aperçut à quel point la solidarité féminine n’avait pas tellement
progressé. Que beaucoup encore restait à faire. Que beaucoup d’autres viols détruiront
les illusions de plusieurs jeunes filles; de plusieurs femmes mariées également.
La seule véritable journée fastueuse qui subsistera dans leur vie restera celle des noces, puis les autres viendront, fort différentes de
tout ce qu’elles imaginèrent dans leurs rêves roses et bleus. Malgré ces
paroles des anciens ''il vaut mieux se marier avec une prostituée que de faire
une prostituée de sa femme'' il n’est pas démontré que dans les faits, ce soit
différent. On sait que lors de la naissance d’un enfant, on organise une fête
pour le premier mois du bébé. Jamais la mère et l’enfant n’apparaissent en
public avant cela, claquemurée dans leur chambre où seulement une autre femme,
de référence la mère, viendra leur apporter à manger. Certains croient que cette
habitude, née de la volonté des femmes, des mères, serait liée au fait de leur
volonté de s’éloigner des assauts du mari. Cela reste à prouver mais il n’y a
pas de fumée sans feu.
Pendant que la
jeune fille vendeuse de ballons multicolores et son amie couturière
palabraient, les policiers du quartier ne mirent que très peu de temps à
investir la maison de l’oncle et découvrir exactement ce que Dep avait décrit lors de sa visite au
poste de police. L’ambulance que l’on fit venir afin de transporter la
dépouille du défunt alerta la population. À hôpital du centre de Hanoï, on ne
put constater que l’évidence. La cause du décès, on le sut plus tard, était
liée à une rupture d’anévrisme.
Le chef de la
police et quelques membres du comité des citoyens s’entendirent sur
trois points : le premier, à l’effet qu’aux funérailles de l’oncle on
allait signaler celles du pendu; le deuxième, cela devait se faire dans les
jours qui suivent; le troisième, on déléguerait un membre élu pour rencontrer
la nièce afin de lui conseiller de rétrocéder la maison. De cette unanimité,
tous se réjouirent qu’enfin les choses allaient se replacer d’elles-mêmes.
Comme toute négociation s’avère parfois ardue, valait mieux mettre une carte
cachée dans sa manche. C’est l’inspecteur-enquêteur qui, après avoir vérifié la
situation légale de l’oncle, s’aperçut du retard à régler les frais de location
de l’espace occupé par le kiosque depuis bon nombre d’années. Ce policier
devenait un partenaire de plus en plus précieux. Sa rapidité d’exécution en
surprenait plus d’un.
Il surprit
encore plus les élus, et le chef de la police, lorsqu’il déclara avoir trouvé une
anomalie dans la maison de l’oncle de Dep.
Celui-ci avait bien entre les mains une liasse de dongs, précisant qu’il
s’agissait de coupures de cent mille dongs. Fouillant davantage, il
constata, à l’étage, que le tiroir d’une commode avait été forcé, sans doute à
coups de poignard. N’y restait que quelques papiers dispersés ça et là. Sa
perspicacité - plus personne ne la mettait en doute - l’amena à conclure :
- Je crois
qu’entre le moment où la jeune fille est venue au poste de police et celui où
je me suis présenté chez son oncle, de deux choses l’une : ou bien la
jeune fille connaissant une cachette, l’aurait vidée; ou bien quelqu’un s’est
introduit dans la maison une fois vide, si l’on exclut le cadavre, bien
entendu.
4v) la
mort subite de l’oncle
L’atterrement
qui fondit sur tous ceux qui assistèrent à l’allocution de l’inspecteur-enquêteur
était palpable. Sans le dire, tous avaient une même idée en tête : pas
encore un autre problème, il semble qu’on a eu notre lot depuis un certain
temps. Ce dernier dissipa le malaise :
- Si je résume
bien la situation, nous sommes en présence d’un décès par mort naturelle, rien
n’indique une quelconque agression. Deuxièmement, sa jeune nièce, nous la
connaissons tous, s’est présentée dans des délais plus que respectables pour
nous informer de la situation - elle a d’ailleurs signé sa déclaration sur l'honneur - puis accepté notre suggestion de ne pas retourner à la maison où elle
habite depuis son arrivée dans le quartier. Troisièmement, lors de ma visite sur
les lieux afin de vérifier l’exactitude de ses dires, j’ai remarqué un détail
m’amenant à penser qu’il pourrait s’agir d’un vol – il est de notoriété
publique que le bonhomme était assez riche, qu’il cachait beaucoup d’argent
chez-lui – on peut émettre l’hypothèse suivante : quelqu’un ayant été mis
au courant de la situation s’y serait rendu, fouillant un peu partout dans la
maison pour trouver la cachette et disparaître avec le magot.
L’exposé
tenait bien la route. On le chargea donc de vérifier auprès de la jeune fille
si entre sa venue au poste de police et son arrivée chez l'amie couturière, elle avait parlé à quelqu’un d’autre.
– Cela se fera
dès demain matin à l’heure du lièvre (entre 5 et 7 heures).
Il quitta,
laissant abasourdis le chef de police et les quelques élus, dont le président
du comité des citoyens.
Celui-ci prit
la parole :
- Que
ferions-nous sans lui? Il devient indispensable. Je me rappelle lorsqu’on nous
l’a recommandé, les membres du Parti de Hanoï lui reconnaissaient un talent
remarquable pour démêler les questions très délicates.
- Tu as
raison, mais également averti que certains chapitres de son passé demeuraient
ténébreux. Rien de majeur semble-t-il mais tout de même c’est là, ajouta un des
élus.
Le président
enchaîna :
– Je me
souviens. J’espère que ce ne soit là que des détails. On ne peut passer sous
silence ses ambitions. Elles sont sans doute légitimes mais elles ne doivent
pas l’aveugler.
L’élu reprit
la parole :
- Que
pensez-vous de ses accointances avec la propriétaire du café Con rồng đỏ, Madame Quá
Khứ?
Le chef de
police, étrangement silencieux depuis le début de la conversation, ouvrit son
jeu :
- Je ne vous
cache pas que cet homme me turlupine. Il n’a pas beaucoup de proximité avec ses
confrères policiers. Il ne partage ses informations qu’avec nous, jamais il ne
donne de coups de main dans des enquêtes sur les faits divers. Il ne recherche
que les grosses pointures, celles qui donnent le plus de crédit. J’avoue
toutefois reconnaître son habileté à découdre rapidement des imbroglios qu’un
autre enquêteur mettrait des mois pour y arriver. Qu’il souhaite me remplacer,
c’est assez évident. Je ne m’en offusque pas étant à quelques mois de la
retraite. Sachez que je le recommanderai les yeux fermés. Toutefois, son
leadership ne rejoint pas tout le monde. On dit de lui, en coulisses bien sûr,
qu’il agit comme s’il avait la rage au cœur, comme si un coupable qu’il désigne
devient son ennemi personnel.
Le président
clôt la discussion en précisant qu’il se faisait tard et que l’on en saurait
davantage le lendemain. On n’avait toutefois pas répondu à la question posée,
ce qui intrigua le valeureux président.
À suivre
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