le 22ième de ILS ÉTAIENT SIX...
1u) la lettre de la mère de Dep
La jeune fille
qui vend des ballons multicolores au kiosque de son oncle avait prévu un trajet
de dix jours à la lettre qu’elle écrivit pour sa mère quelques heures après
l’agression qui déclencha le tohu-bohu dans le quartier. Une autre dizaine de
jours avant de recevoir une réponse. Ce fut exactement le temps mis par le
papier à lui parvenir; une enveloppe qu’elle tenait dans ses mains. Pour ne pas
éveiller des soupçons chez son oncle, elle avait inscrit à l’endos l’adresse de
l’amie couturière. L’ayant avertie, celle-ci, lors du lunch quotidien, lui
remettrait le document fraîchement reçu.
Dep ne l’ouvrit qu’une fois
seule. Du fond de son kiosque, assise sur le petit tabouret, elle vit s’envoler
des papillons prenant la direction de la pinède…
'' Ma fille. Ma joie. Mon amour. La lettre que ta
mère a reçue de toi repose encore sur son cœur. Elle y est restée, tremblante
de chaque battement qui la fit frissonner. Ta mère ne souhaite pas reprendre
les mots qui y sont contenus; ils disent à eux seuls ce que le destin, dans son
implacable aveuglement, a planté devant toi. Ta mère n’ose penser à la
souffrance qui s’est lâchement jetée sur sa fille, nous empêchant de dormir
toutes les deux. Elle n’est pas auprès de toi pour te prendre dans ses bras
attendris. Te bercer; calmer tes pleurs qui peinent à nettoyer une plaie
tardant sans doute à cicatriser. Sache que je t’aime. Voilà les premiers mots
de cette lettre qui te parviendra après la sordide mésaventure qui t’a
troublée, qui te troublera encore longtemps. De mon pauvre vocabulaire de
femme, de mère, je cherche les mots qui sauraient te consoler. Les seuls que je
trouve, je te les ai déjà écrits, je les répète : je t’aime.
Ma fille. Ma joie. Mon amour. Le corps que j’ai
porté a été avili et salie l’âme qui l’enveloppe. Ta mère n’a jamais souhaité
un tel affront pour sa fille. Aucune mère ne le saurait. Dans la noirceur de
cette triste nuit, tu as connu, sans jamais l’avoir demandé, la pire abjection
qu’aucune femme ne puisse mériter. Ta mère se reproche de ne pas t’avoir prévenue
et mise en garde de manière plus explicite. Ce n’est pas la bonne façon de découvrir
un homme. Mais, peut-on qualifier d’homme celui qui, violemment, aura crevé ton
innocence, ensanglanté ta chair? Lorsque tu liras cette lettre, bien des choses se seront passé. D’abord, je souhaite tant et tant, que ton corps ait pris du
mieux. Puis, et c’est ce que ta mère veut surtout te dire, trouver le baume
dont ton âme a si grand besoin. Ce n’est pas l’eau que tu as puisée à la
fontaine de ton quartier qui te rafraîchira complètement. Elle a nettoyé tes
plaies physiques. Celles enfouies dans ton intérieur, comment les récurer?
Ma fille. Ma joie. Mon amour. Jamais ta mère
n’ébruitera le contenu de cette lettre que je brûlerai comme un votif à la
pagode près de la maison. Il faisait doux quand l’enveloppe m’est arrivé. Ta
boucle de cheveu, que j’ai humée et continue à le faire, sera tout ce que je
conserverai. Ton odeur immédiatement reconnue m’a remplie de joie. Je la
caresse alors que je ne puis le faire de tout toi. Ta chair fût brutalisée.
Lecture faisant, je me sentais rudoyée aussi. Une profonde pitié m’a envahie
alors que je tentais, vaine opération, de mettre un visage sur le visage que tu
portes maintenant. On peut cacher les sentiments qui circulent à l’intérieur de
soi, plus difficile pour notre visage que tous remarquent. Si l’on arrive à
percevoir des modifications importantes dans tes traits, sache, je t’en
préviens, que la culpabilité t’en sera attribué. La femme est toujours coupable.
Le mot victime, jamais. Peut-être est-ce mieux ainsi car le
coupable est responsable de ses actes, la victime non. Ne présente pas un
visage de victime, on déteste les faibles. Tu te retrouves face à une
situation complexe. Tu ne l’as pas choisie; tu n’as pas eu le choix d’avoir le
choix. Mais tu es une femme. Une femme qui sait, maintenant.
Ma fille. Ma joie. Mon amour. Ta mère t’a souvent
lu les textes de Pearl Buck. Pour plusieurs, tu les connais par cœur. Y sont
gravés. Je veux te rappeler ces quelques mots : ''Eh ! c’est parce que
vous avez souffert qu’il ne faut pas faire souffrir les autres. Il n’y a que
les êtres mesquins qui se vengent de leur souffrance.'' Le feu brûle, le froid glace. Impossible de
se venger d’eux. Nous ne pouvons qu’éviter le feu, nous éloigner de la glace.
Les deux, un après l’autre, ont pénétré ton corps et ton âme. La vengeance
n’éteint pas le feu, ne dissout pas la glace. Tout est à l’intérieur de soi. De
Toi.
Ma fille. Ma joie. Mon amour. Une fois terminée la
lecture de ta lettre, ta mère alla se reposer. Étendue sur le lit qui est le
tien, qui encore garde ton odeur, j’ai pleuré pour nous. Pour nous, la fille et la mère. Les femmes aussi. J’ai pleuré non pas de rage mais d’amour pour toi, pour
moi. Pour nous les femmes.
Je continuerai d’attendre ta prochaine lettre. Oui,
je la souhaite descriptive de la suite des choses mais surtout parlante de toi,
de ton corps, de ton âme.
Ta mère qui t’aime. ''
2u) la
lettre de la mère de Dep
Plus d’un mois
d'écoulé entre les deux lettres. Depuis les tristes événements. La fille
vendeuse de ballons multicolores connaît bien celle qui l’a mise au monde des
vivants, qui l’a mise au monde des choses de l’esprit et de l’âme. Elle savait combien
aimante elle a toujours été, profondément désireuse de la voir vivre son
émancipation. Émancipation qui ne pouvait se réaliser dans ce petit village du
Nord du Vietnam où elle-même pourrit dans sa vie de femme traditionnelle. Ce
qu’elle ne souhaitait pas pour sa Dep.
3u) la
lettre de la mère de Dep
Ce qu’elle
retint du message de sa mère, Dep ne
mit guère de temps à le mettre en pratique. Son visage retrouva sur le coup sa beauté; elle éloigna d’elle toute idée autre que celle de vivre,
maintenant, ici, non pas comme une handicapée mais en femme désireuse que ses actions
soient la manifestation de qui elle sera : une femme à l’image des rêves de sa mère, de ce qu’elle ressent en
elle-même… une femme vietnamienne du XXIème siècle. Elle choisit de se rappeler
ces paroles de Pearl Buck : '' Vous ne pouvez pas comprendre ce que c’est que de se voir forcée à livrer son
corps à un homme, pendant des années, contre sa propre volonté. De remettre un
corps délicat à des mains indélicates, de voir la concupiscence monter,
brûlante, mais sa propre chair se glacer, se sentir le cœur faible, l’esprit
malade, et cependant être contrainte à cet abandon pour la paix de la
famille.'' Elle oublia le viol subi,
assurée que plus jamais cela ne se reproduirait.
4u) la
lettre de la mère de Dep
Voilà comment
elle enterra ce samedi soir, celui du rire. Mais elle n’en resta pas là. Toujours
avec son auteure fétiche, elle puisa ces mots qui allaient guider la suite des
événements : ''Elle s’exhorta à la patience, au pardon. Ne pas pardonner
était intolérable, c’était se condamner à une affreuse solitude.'' On
reconnaît là les racines de sa première action, cette bombe qu’elle fit éclater
lors de la réunion du comité des citoyens au cours de laquelle on fit rapport
sur la famille de son agresseur et l’octroi de funérailles afin que l’on achève
dans les plus brefs délais son errance dans le quartier. D’autres s’ancraient déjà dans le sol…
Alors qu’elle
referma la lettre maternelle, un ballon décroché du kiosque s’envola vers le
ciel hésitant entre le bleu et le gris. Dep
sut les mots qu’elle allait prononcer lors de la réunion spéciale du comité
des citoyens; sut qu’elle pourrait lire la prière, droite et fière toujours,
devant les cendres de son oncle et de son agresseur, certaine que la poussière
de celles-ci, jamais ne lui obstruerait la vue. Le brouillard venait de tomber.
Le proverbe vietnamien '' Près de l’obscurité tu seras assombri, près de la
clarté tu seras éclairé'', prenait tout son sens.
À suivre
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