LES CHRONIQUES DU CAFÉ
RIVERSIDE
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La misère est moins pénible au soleil
Charles
Aznavour a rendu célèbre cette phrase dans une magnifique chanson. Sait-on
exactement ce qu’il entendait par «misère», «pénible» et «soleil»? À n’en pas
douter, s’il l’avait écrite au Québec en plein mois de décembre, nous aurions
reçu quelque chose comme : « La misère est pénible sans soleil.»
Mon
ami Gérard qui se prélasse actuellement sur les plages floridiennes en
compagnie de la belle Maryse, me «courriellisait», après avoir admiré mon vélo
«Baby», un lien vers la chanson d’Yves Montand, À bicyclette. Il y a du
soleil dans cette chanson, tellement de chaleur dans la voix de Montand qu’elle
m’est devenue ver d’oreille chaque fois
que je me balade dans mon quartier et son arrondissement.
En
fait, partout il y a du soleil, sans être tout à fait le même selon l’endroit où nous nous
trouvons. On ne devrait donc pas, si l’on se fie au grand petit Charles,
ressentir outrageusement la misère. Va pour la Floride et le Vietnam, où sa présence
dépasse les limites si calculée en heures/année, alors que le
soleil québécois doit actuellement se désâmer à tenter de faire fondre la neige.
Associer soleil et misère tient donc un pari difficile à soutenir. Si j'examine la question, verres fumés aux yeux et caquette sur la tête, du point de vue de mon soleil vietnamien, celui qui se lève vers
6 heures le matin, recouvre le pays durant les douze heures suivantes avant de
disparaître vers 18 heures, je dois dire qu'il compose tout un monde autour de lui. Monde fascinant.
Longtemps
au Québec, on a associé la misère à la couleur «noire», au pauvre monde, aux
malheurs qui empoisonnent la vie. On parlait très peu du soleil. Misère et
noirceur furent même considérée comme synonymes à l’époque de la grande noirceur québécoise (la «black
nun» comme le disait Les Cyniques). Et pour seul espoir, non pas le soleil mais
la grande clarté libératrice d’une vie future dans un autre monde duquel on ne
savait rien, même pas s’il y fait soleil.
Tous
les matins, à vélo, il m’est permis de savourer la fraîcheur du temps, heureuse
rencontre d’un léger vent du sud-est s’associant au soleil pour former un microclimat
unique, difficile à exprimer correctement, peut-être une forme très avancée de
bonheur paradisiaque. Pendant que je roule à bicyclette, autour de moi ça
grouille d’odeurs de petit déjeuner, ça sent la besogne que déjà on a
entreprise, ça roule et ça marche, ça jase et ça rit… sous un soleil que
certains évitent, que d’autres font avec; je vous jure que la misère n’est pas
au rendez-vous. Même scénario tous les matins avec de petites variantes dans
les odeurs, mais le même quel que soit le quartier dans lequel je me retrouve.
Parler soleil serait ne plus envisager la misère? Dans ce Vietnam
continuellement abrité sous le soleil, malgré que je puisse, et cela tous les
jours, constater les différences frappantes entre ce qu'on appelle richesse et pauvreté, je ne perçois pas de misère. Misère des riches (celle
de ne plus savoir quoi posséder en plus) misère des pauvres (celle de ne plus savoir comment assurer l’essentiel). Elle semble se
diluer dans l’atmosphère. Être autre chose. J'entends par là que les Vietnamiens habitent leur
territoire avec une immense affection: territoire de terre, d’eau, d’air et
de soleil. Pas surprenant que le gouvernement actuel, tout comme ceux qui l’ont
précédé, interdisent la commercialisation de la terre. Elle est vietnamienne,
le restera. Impossible d’acheter un lot, même un petit lopin de terre. Propriété publique. Il y a dans cette décision une volonté évidente de s’enraciner
davantage sous le soleil. Ne devrait-on pas envisager une telle mesure dans
notre Québec qui semble ne pas se reconnaître sur son propre sol, sous son
propre soleil?
La
misère peut mener au malheur. L’écrivain vietnamien Nguyen Du associe, en bon
taoïste qu’il a été, bonheur et malheur : «La base du malheur et du
bonheur est semblable à quelque chose qui se maintient sans qu’on ait besoin de
soutenir.» Selon lui, leur origine est similaire de sorte que d’aucuns sarclent
du bonheur, d’autres le malheur. Difficile alors de se plaindre ou rendre les
autres responsables de ce que le destin dépose dans nos mains; on doit utiliser
les instruments reçus pour sarcler ce que l’on a à sarcler. Et je vous le
confirme, on sarcle sous le soleil. Tôt le matin jusqu’au moment où la lune,
toute claire et chaude de la couleur de son grand frère prenne le relais pour la nuit.
L’astre du jour fabrique également toute une palette de couleurs là-haut dans son atelier brûlant: de celle de la peau qui basane si vite à l’éclat immobilisé du firmament; celle de l’ombre, terrible alliée
souvent recherchée afin de respirer autre chose que cette chaleur utérine; celle des cheveux des femmes transformés en miroir; des verdures qui tranchent sur l'eau brune de la rivière; toutes ces couleurs métamorphosées en un instant quand deux nuages obstruent le soleil... Le ventre de cette femme, porteuse encore d'un enfant à venir, mère couleur «chaleur
solaire», couleur qui permet à l’enfant à venir de savoir, déjà, que la misère n’existe
pas ou n’existera pas.
Mes
balades à vélo, ici tellement différentes de celles dans ma
campagne saint-pienne, se changent en antennes enregistrant les battements du cœur de
ce petit coin de Vietnam. Par la suite, j’écoute ces sourires sincères, ces
regards surpris, ces coups de chapeau conique, ces mains qui lancent de grandes
salutations, ne pouvant m’empêcher de penser que la misère est peut-être moins pénible au
soleil, mais surtout que la misère, ici, c’est beaucoup comme la neige
québécoise par une journée d’hiver qui frôle les 10 degrés Celcius.
Me
dire également que certaines personnes, politiques ou autres, profitent de cet abandon à la chaleur d’une population dont le souci
premier, primaire, reste celui d’apprécier le fait d’être encore, aujourd’hui,
vivant sous le soleil. Il y aura toujours deux éléments dans la beauté: son en-soi et son exploitation.
Je
ne sais trop si c’est en raison du type de régime social ou autre chose enfouie dans
les gênes vietnamiens, mais vivre ici semble se résumer à manger, et bien
manger, à dormir, et bien dormir, travailler pour la famille, et être bien en famille,
cette cellule essentiellement fondamentale.
Vous
trouverez certainement ces paroles naïves mais je crois que le Vietnamien moyen
pourrait les dire à ma place : être heureux c’est répondre à ses besoins de
base ainsi qu’à ceux de la collectivité proche; ne pas se soucier du lendemain, il y a de
fortes chances qu’il soit tout comme la veille. De toute manière, prendre du
temps pour souffrir une quelconque misère ne génère aucune énergie positive. Il
me semble que la volonté vietnamienne tient beaucoup de l’énergie solaire.
La
misère est moins pénible au soleil. En fin de compte, je suis tout à fait d’accord.