samedi 8 décembre 2012

Les chroniques du Café Riverside



LES CHRONIQUES DU CAFÉ RIVERSIDE

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Le crayon coupe-papier et le harem de Khadafi



Le temps est lourd, pesant. À l’orage. Sans doute en raison du typhon Bopha qui détruit  actuellement une partie des Philippines. Tellement lourd, tellement pesant qu’un seul petit courant d’air circule au Café Riverside; il provient du ventilateur qui s’enrage à vouloir le distribuer partout sur la terrasse. Quelques rayons de soleil ce matin puis ces nuages qui enveloppent Saïgon ne laissant au firmament aucune chance de se pointer le bout du nez. Sur la rivière plusieurs feuilles rassemblées en touffes suivent le courant. Un lotus rouge parmi elles donne de la couleur à ce brun sur gris. 

J’étais ici hier soir, non pour écrire mais y achever la lecture du roman d’Amos Oz, SEULE LA MER. Absolument bouleversant. Quelques chapitres troublent par leur sincérité, leur sensibilité; ils décrivent sur un ton poétique le quotidien de ceux qui, après la mort, restent, de ceux pour qui l’en-allée sera toujours restante. En fait, les chapitres qui s’éloignent de la ligne continue du livre - le double deuil, d’un mari et d’un fils, de cette femme atteinte du cancer et qui brodait à la dentelle tout en regardant la mer - ces chapitres enveloppent l’idée maîtresse cherchant à nous en éloigner comme si le deuil pouvait s’intégrer (se vivre) plus aisément par le mouvement, le départ ou le changement dans nos habitudes quotidiennes. Cette femme souhaitait achever son ouvrage avant que l’oiseau du matin lui annonce que ça allait advenir aujourd’hui; elle ne croyait pas à l’espoir que médecin et famille entretenaient sur son état. Elle savait. Aura raison, celle qui deviendra «leur sommeil».

Le roman se situe quelques années après la fin de la deuxième guerre mondiale, écrit par un israélien critique du sionisme qui prend forme. Si je vous disais que l’on y retrouve deux phrases sur les camps de concentration, sur les misères dans lesquelles les Juifs se complaisent parfois, eh bien j’exagérerais. Pas du tout dans cette thématique si souvent abordée par plusieurs auteurs au cours des cinq dernières années.

Après ce roman et le fait de réaliser que je suis ici depuis plus de trois semaines déjà, je me rends compte que la distance s’amuse à réveiller certains souvenirs, comme si des grands coups de mémoire fracassaient tout, les faisant surgir d’un inoffensif détail. Est-ce que ça existe la mémoire émotionnelle?

Le crayon coupe-papier en est un exemple.

J’étais à la plage de Phan Thiet, près de Muiné. Le lunch achevé, se présente le garçon du service aux tables, facture en main, nous demandant de la signer pour qu’il puisse l’assigner aux frais de notre chambre. Pour se faire, il nous présenta un stylo blanc . Je suis demeuré stupéfait, un instant. Ce crayon blanc était la copie exacte, couleur en moins, du stylo qui reposait sur le petit secrétaire de la salle d’entrée chez mon grand-père Bergeron. Le crayon d’Eudore (le prénom de mon grand-père) était brun. En plus d’être un stylo à bille, il pouvait servir de coupe-papier en raison de sa forme.

Le crayon coupe-papier brun d’Eudore, placé tout à côté du téléphone n’était utilisé que par lui. Personne d’autre n’y touchait. Eudore ne savait écrire que son nom, il s’en servait donc rarement. Jamais ne l’ai-je entendu interdire à qui que ce soit d’approcher ce crayon coupe-papier mais par une sorte de convention non dite et non-écrite, personne n’y touchait. Je m’en souviens parfaitement bien manifestant pour cet objet presque mythique une attirance particulière. Aujourd’hui, rationalisant la situation, je dirais qu’en raison de l’analphabétisme d’Eudore, toucher à ce crayon eut été comme violer l’intimité de cet homme qui croyait que le travail valait davantage que l’éducation. Écrire son nom - il ne disait pas «signer mon nom» - voilà jusqu’où l’école l’avait mené.

J’utilise le mot éducation mais le terme instruction conviendrait mieux, car de l’éducation il pouvait en vendre et en revendre alors que de l’instruction se résumait à fort peu.

Revoir un crayon coupe-papier… plus de cinquante ans après … m’a amené à penser qu'un objet ayant en soi fort peu d’importance peut signifier beaucoup. Un évènement aussi, j'imagine. Une couleur, une odeur, un visage, une voix. Je sais que ce stylo coupe-papier presque jamais ne servait; signer un document parfois, occasionnellement. S’en départir, jamais pour rien au monde car sa seule présence, toujours au même endroit, était pour le grand-père, l'assurance qu’avec quelques lettres mises bout à bout on peut obnubiler l’ignorance.

L’ignorance va au-delà du manque d’information. Ignorer c’est se rendre esclave de préjugés, de qu’en-dira-t-on; ne pas se fier à son opinion, ne pouvant en formuler aucune; se résoudre à percevoir et comprendre le monde à partir de ce que les autres nous disent être la vérité; vérité et foi se confondent souvent.

J’en ai pour exemple un reportage qui m’a ému et troublé à la fois. Pour entendre parler français à Saïgon j'ai bien peu d’options. La plus simple : TV5 MONDE. Comme je ne suis pas amateur de télévision, je m’astreins à n’écouter que les informations présentées en «flash» ou en bulletins provenant de France, quelques fois du Québec.

Je ne me souviens plus exactement quel soir on diffusait sur TV5 MONDE un reportage sur la Libye de l’après Khadafi. Passons rapidement sur les analyses des spécialistes de la région pour en arriver à mon propos : l’ignorance.

Un journaliste français a réussi le coup fameux de retrouver une jeune fille ayant fait partie du harem du Colonel Khadafi. Elle a accepté de suivre la télévision française en route vers le palais personnel du dictateur, aujourd’hui en ruine, tout en racontant son histoire.

Elle fut enlevée par des membres de la garde rapprochée de l'ancien maître incontesté de Libye alors que celui-ci, visitant une école, la remarqua. Elle avait à peine 16 ans. Il en fit sa préférée. À un point tel que son appartement, qu’elle parvint à retrouver dans les ruines de ce palais sous haute surveillance, était directement situé sous la chambre du colonel. Elle fondit en larmes.

C’est à ce moment que des hommes armés font irruption, sous l’œil de la caméra, exigent des explications qu’elle leur donne le souffle coupé comme si elle revivait ces moments où on l’arrachait à son petit réduit pour la conduire dans le lit de l’ogre affamé. On ne la croit pas. On lui dit que cet endroit est interdit, que si elle connaît si bien les lieux, c’est qu’elle entretient toujours des liens avec l’ancien régime. Elle réplique, élaborant sur le type de liens qu’elle devait obligatoirement avoir avec le dictateur. On l’arrête, la fait grimper dans une jeep et elle sera conduite dans un lieu secret pour un interrogatoire. Plus personne n’a entendu parler de cette jeune fille, la préférée parmi toutes celles qui s’entassaient dans le harem du Colonel Khadafi.

Je relie cette courte histoire à l’ignorance. Non pas celle d’Eudore, mon grand-père, mais celle qui prévalait en Libye. Ailleurs également. On est tous des ignorants à certain niveau. Maintenir les gens dans cet état c’est les empêcher de réfléchir par eux-mêmes, pire encore, leur induire des concepts, par la force et par la peur, afin qu'ils les multiplient inconsciemment. Ils deviennent comme un stylo coupe-papier reposant sur un secrétaire. Plus rien ne bouge. On ne touche à rien. On arrive même à oublier, on fait partie d'un environnement qu'on ne questionne plus.

Ceux qui ont arrêté cette jeune fille l'ont victimisée une deuxième fois: victime du système initial, maintenant de celui qui s'installe. Ignorant ce qu’elle a vécu, ce qu’elle a subi, ils sont convaincus qu’ayant côtoyé l’ancien régime, elle en fait  encore partie. Et ils ont exécuté le protocole les yeux fermés tout comme on le faisait à l'époque où l'ignorance faisait la loi.

On a fait la révolution en Libye. Tué le tyran. Mais a-t-on éradiqué l’ignorance? Les concepts qui font agir maintenant sont-ils si différents que ceux que l’on a voulu voir disparaître avec cet homme rapidement enterré dans le désert?

La véritable révolution, encore à faire, sera sans doute celle contre l’ignorance : de l’analphabétisme au péché contre l’esprit.

À la prochaine

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