jeudi 28 janvier 2021

LA PESTE

 

Albert CAMUS (1913-1960)

 

Alors que nous vivons une période de l’histoire moderne qui sans doute marque et marquera longtemps les années 2019 et suivantes, il m’est apparu intéressant de retourner vers Albert Camus, principalement son roman LA PESTE.

Dire de cette oeuvre qu'elle est d’actualité relève du pléonasme ; chaque page, chacune des interventions des différents personnages tout comme le portrait quasi journalistique que le Nobel de littérature 1957 trace de la situation sévissant dans cette ville aux prises avec cette maladie qui accumule morts par-dessus morts, nous démontre comment l'humain, devant un fléau, se retrouve face à lui-même et son devenir. 

Ce roman se situe dans le " cycle de la révolte " qui, pour l’auteur, est la manière utilisée par l'homme pour vivre l’absurde. 

Je vous invite à y retourner et pour susciter intérêt et curiosité, voici quelques citations que j’en conserve.

 

-.-.-

 


. Les fléaux, en effet, sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours dépourvus. Le docteur Rieux était dépourvu, comme l’étaient nos concitoyens, et c’est ainsi qu'il faut comprendre ses hésitations. C’est ainsi qu'il faut comprendre aussi qu’il fut partagé entre l’inquiétude et la confiance. Quand une guerre éclate, les gens disent : “ Ça ne durera pas, c’est trop bête. “ Et sans doute une guerre est certainement trop bête, mais cela ne l’empêche pas de durer. La bêtise insiste toujours, on s’en apercevrait si l’on ne pensait pas toujours à soi. Nos concitoyens à cet égard étaient comme tout le monde, ils pensaient à eux-mêmes, autrement dit ils étaient humanistes : ils ne croyaient pas aux fléaux. Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c’est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent, et les humanistes en premier lieu, parce qu’ils n’ont pas pris leurs précautions. Nos concitoyens n’étaient pas plus coupables que d’autres, ils oubliaient d’être modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux, ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. Ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient des voyages et ils avaient des opinions. Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu’il y aura des fléaux.


. La seule chose qu’il ne veuille pas, c’est être séparé des autres. Il préfère être assiégé avec tous que prisonnier tout seul. 


. On se fatigue de la pitié quand la pitié est inutile.


. ... l’évidence a une force terrible qui finit toujours par tout emporter.


. ... l’habitude du désespoir est pire que le désespoir lui-même. 


. La seule chose qu’il ne veuille pas, c’est être séparé des autres. Il préfère être assiégé avec tous que prisonnier tout seul.


. Oui, ils avaient tous l’air de la méfiance. Puisqu’on les avaient séparés des autres, ce n’était pas sans raison, et ils montraient le visage de ceux qui cherchent leurs raisons, et qui craignent. Chacun de ceux que Tarrou regardait avait l’oeil inoccupé, tous avaient l’air de souffrir d’une séparation très générale d’avec ce qui faisait leur vie. Et comme ils ne pouvaient pas toujours penser à la mort, ils ne pensaient à rien. Ils étaient en vacances. “ Mais le pire, écrivait Tarrou, est qu’il soit des oubliés et qu’ils le sachent. Ceux qui les connaissaient les ont oubliés parce qu’ils pensent à autre chose et c’est bien compréhensible. Quant à ceux qui les aiment, ils les ont oubliés aussi parce qu’ils doivent s’épuiser en démarches et en projets pour les faire sortir. À force de penser à cette sortie, ils ne pensent plus à ceux qu’il s’agit de faire sortir. Cela aussi est normal. Et à la fin de tout, on s’aperçoit que personne n’est capable réellement de penser à personne, fût-ce dans le pire des malheurs. Car penser réellement à quelqu’un, c’est y penser minute après minute, sans être distrait par rien, ni les soins du ménage, ni la mouche qui vole, ni les repas, ni une démangeaison. Mais il y a toujours des mouches et des démangeaisons. C’est pourquoi la vie est difficile à vivre. Et ceux-ci le savent bien.

Bonne relecture !

lundi 18 janvier 2021

De " Projet Écriture " à O T I U M...

 L'otium est un terme latin qui recouvre une variété de formes et de significations dans le champ du temps libre. C'est le temps durant lequel une personne profite du repos pour s'adonner à la méditation, au loisir studieux.

Désormais, notre " Projet Écriture " entrepris à trois (Claire, ma belle-soeur, mon frère Pierre et moi-même) s'intitulera ainsi : OTIUM.

Le troisième (3e) est parti d'une proposition de Claire qui a suggéré trois photos parmi lesquelles nous avions à choisir. 

Voici le résultat.


Promenade après la pluie

L’orage avait cessé. Le vent chassait les derniers nuages. Des parfums moites montaient de la terre et les oiseaux recommençaient à pépier. Une des amies proposa d’aller marcher pour s’immerger de la paix après la pluie. Elles étaient quatre. Elles avaient coutume, tous les étés, de se retrouver à l’occasion d’une retraite amicale dans le chalet que possédait l’une d’entre elles. « Oui, sortons ! » avaient approuvé les trois autres à l’unisson.

Elles s’engagèrent à la queue leu leu dans l’étroit sentier forestier qui descendait vers le lac. Des gouttes de pluie étaient suspendues aux aiguilles des épinettes, et de timides rayons de soleil, perlaient leur transparence. L’humus de la terre saturait l’air d’un suave parfum. L’atmosphère était encore gorgée d’humidité. La nature semblait se détendre en absorbant le surplus d’eau déversé par l’abondante ondée.

Elles atteignirent un terreplein au centre duquel une mare s’était formée, en réceptacle des eaux affluant des sommets. S’y jouait un spectacle, fait de reflets, d’ombres et de mouvements. Il avait capté l’attention d’une d’entre elles. 
« Arrêtons-nous, suggéra-t-elle enthousiaste. Et plaçons-nous autour de cette grande flaque pour que chacune dise ce qu’elle y voit ! »



Toujours complices, les trois autres ne se firent pas prier.
Alors, commence, intima l’une d’entre elles à l’initiatrice de l’idée.
D’accord, dit-elle, en posant son regard sur l’étendue d’eau. Je vois la création d’un univers et l’extinction d’un autre peut-être, suggéra-t-elle après un moment. J’ai l’impression d’assister à la formation d’un monde : une voie lactée naissante qui s’organise dans un vaste dynamisme giratoire. Et au centre, en arrière-plan, j’aperçois dans un état gazeux, ce qui pourrait représenter l’explosion d’une super nova ou la pépinière d’un tout nouveau système. C’est fabuleux et mystérieux.
J’imagine l’émergence d’une création sans bornes, entrainée dans un mouvement
majestueux, sur laquelle agit une force insubstantielle.

Le groupe fixait le plan d’eau avec l’émerveillement que commandait cette vision
des origines. Puis l’amie passa la parole à sa compagne de droite pour qu’elle
témoigne de ce qu’elle discernait dans ce miroir. 

- Oh mon Dieu ! Je suis si loin de percevoir ce que tu vois! Je n’arrive pas à me détacher les yeux d’une horrible silhouette qui prend forme dans ce nuage. C’est une paréidolie dont j’aimerais bien me dispenser. Malheureusement, ce n’est que le profil de ce visage haï qui s’impose à mon cerveau. Je reconnais la fameuse houppe d’un jaune douteux, le menton en galoche et j’entends presque la voix grossière professer ses insanités mensongères, ses incitations aux débordements et à la haine. Je me console en imaginant que ce visage est balayé dans la nuit des temps : des vagues de lumières l’encerclent et l’enserrent. Elles finiront par noyer le souvenir de cette tache immonde.



L’image était devenue très claire dans l’esprit des amies qui avaient été horripilées par les déplorables évènements survenus au Capitole de Washington, fomentés par la langue de vipère de cette silhouette.

- Oh !, amène-nous vite ailleurs, supplia celle dont les neurones étaient saturés par la détestable vision, en s’adressant à l’amie postée à sa droite. 
La jeune fille soupira pour se donner le temps de chasser le personnage de sa rétine, en attente d’une nouvelle représentation.
Elle se concentrait sur les serpentins d’écume qui bordaient l’étang du lieu où elle se trouvait.

- Je vois quelque chose de très doux, comme une frange de dentelle, un rideau de mousseline peut-être qui frémit au vent, par un soir de pleine lune. Je sens la brise sur ma peau et je suis captivée par le mouvement de la voile qui ondule dans le souffle de la nuit. Tout est délicatesse. Et dans le ciel noir, constellé de quelques étoiles clairsemées, un fantôme prend forme : le fantôme d’un songe, l’embryon d’un ange, peut-être, qui aura toute la nuit pour affirmer sa silhouette et déployer ses ailes.

Elle espérait que sa vision avait effacé l’infâme portrait de l’esprit de ses amies.
Puis connaissant le souffle imaginatif de la compagne à son flanc, elle l’invita à prendre la parole, certaine que son intervention imposerait une nouvelle configuration.

Dans un geste théâtral, cette dernière, après avoir plongé son regard dans la flaque, redressa fièrement la poitrine, inspira profondément et déclama :

Eau
Je dis eau
Eau germinale
Eau origine de vie
Fontaines des fleurs, fruits, forêts
Nectar clair et cristallin
Soif étanchée

Eau
Je dis eau
Métamorphoses de l’eau
Flocons virevoltants, fleuves de cristal
Neige craquante sous les pas
Brumes d’aubes, crachin d’automne
Cirrus, altocumulus, nimbostratus

Eau,
Je dis eau
Eau destructrice
Crues, inondations
Trombes diluviennes, torrents, tsunamis
Avalanches, fracas d’iceberg
Engloutissement, dévastation, putréfaction

Eau
Je dis encore eau
Eau symbolique, eaux dormantes
Reposoir de nos inconscients
Reflets de nos cœurs…

Un grand éclat de rire mit abruptement fin à son élan oratoire. 




- « Oui les amies, cette flaque nous reflète bien toutes. Elle agit comme un tain qui nous renvoie notre personnalité. Je nous ai reconnues chacune dans nos propos respectifs : toi, la scientifique et ta création du monde, toi la conseillère média et le profil de ce politicien véreux, toi la jardinière d’enfants et l’univers délicat des songes et moi l’artiste fantasque qui se plait à improviser ! Quelle belle collection d’âmes réunie autour de ce miroir naturel, n’est-ce pas ? Merci pour
cette pause créative !... On descend au lac maintenant ? »

(Claire, janvier 2021)


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Eau vive

L’eau vive, c’est d’abord ce trou de verdure de Rimbaud…

où chante une rivière accrochant follement aux herbes

des haillons d’argent

 

L’eau vive, c’est aussi la vie qui chemine, recouvrant par immersion de son trop plein les obstacles, incompressible, éternelle présence.

L’eau vive, c’est ce ruisseau qui murmure, se laissant emporter inéluctablement dans le courant qu’il génère lui-même.

L’eau vive, c’est ce qui couve et coure sous la glace : c’est l’être au sein l’existence, par-delà le Temps.

L’eau vive, c’est l’eau en action, imprévisible source d’infinis possibles.

L’eau vive, tu es comme la flamme d’une chandelle : tu hypnotises et nous projette dans l’âme.

Eau vive, être de changement, tantôt cristal, bientôt éther.

L’eau vive, c’est l’enfant qui commence à se mouvoir et qui veut explorer.

Merci à toi, eau vive, par toi, voilà que la vie peut être : à l’infini.

 

 

Pierre, janvier 2021


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Au bout du chemin, le miroir des songes

 

Au bout du chemin, le marcheur découvre un ruisseau qu’il n’avait jamais surpris auparavant. Pourtant, il y passe tous les jours et cela depuis que son médecin lui a prescrit l’exercice physique quotidien.

Depuis l’annonce fatidique - il souffre d’un cancer incurable - sa décision, devenue aussi inflexible que le verdict médical, en plus de s’être mis à la marche, il s’est invité à créer un jeu original, celui de façonner de nouveaux mots qu’il appliquerait à ce qu’il voit.

Ce ruisseau provient d’on ne sait trop , probablement d’une source plus ou moins distante du sentier habituel qu’il emprunte. Il s’achève ici, se transforme en un étang que notre marcheur appellera désormais... le miroir des songes.

La branche qui plonge dans le verre pellucide deviendra... le bâton du pèlerin excitant des “ frémissures “ sur l’onde calme.

Le bleu du ciel, pourquoi pas le nommer ... une cellulose s’écroulant dans le gris qui hésite entre la verticale et l’horizontale.

Tout frémit, “ frimousse “ sous ses yeux qui tentent de rendre immortels les feuilles devenues... papier translucide.

Notre marcheur s’amuse, ajoute à cet exercice quelques incongruités semblables aux errements de langage d’un enfant qui apprend à parler.

La forêt, ce lieu parfait pour l’abandon, pour la recherche du silence, sous sa baguette magique qui transforme les mots, se métamorphose en... “ ofrêt “ collectant les ombres et la lumière.

De jour en jour son vocabulaire s’enrichit de nouveaux mots qu’aucun dictionnaire ne contient : “ bérar “ pour l’arbre... “ brechan “ pour dire la branche... l’ombre devient “ bermo “ dans sa nouvelle langue... la lumière s’appellera désormais “ mièlure “... l’étang devenu “ ganté “... et ainsi de suite pour tout ce que ses yeux repèrent.

À la suite de plusieurs escapades, utilisant la nouvelle terminologie de son glossaire personnel, lui, le marcheur répond maintenant au vocable... “ charmeur “.

Eh bien il s’en lasse ! Cela ne le pousse pas hors du sentier vers un lieu inconnu que son jeu de scrabble cherche à circonscrire. Il se dit que le fait de seulement bouger les différentes lettres de chaque mot ne suffit plus.

Quelques randonnées plus tard, il s’invita à dépasser cet endroit au bout du chemin, là  peut-être se dissimule un autre “ ganté “ moulé dans la “ mièlure “ et le “ bermo “... La marche acquiert la capricieuse idée de toujours vouloir se dépasser.

Sur un bout de papier, il nota, au-delà des mots réformés, une nouvelle sémiologie pour composer un poème.

Au bout du chemin,

la rare clarté dormant sur les “ bérars “

repus de la “ mièlure “ du jour

tombe dans le miroir des songes

y cherche la lucidité de l’eau

que brouille un gris “ brechan “...


Au bout du chemin,

la réalité des “ brémos “ de “ l’ofrêt “

écarte nos regards

de l’essentielle couleur...

 

Tu marches, essoufflé toujours

d’avoir tant avancé

devant l’irrémédiable destin

qui se mire dans le “ ganté “...

 

Tu peux,

oui tu peux, et sans misère,

déplacer les cellules des choses

mais resteront,

immortellement vivantes,

les couleurs de la mort...

 

Le marcheur, insatisfait de ses strophes, perçut entre les branches se mirant dans l’eau de l’étang et la “ faufileuse “ lumière , l’image de qui il est...

un homme mortel pour qui le glas n’attend que l’heure pour carillonner ses derniers instants...

celui qui, encore un peu, savoure la magie de jouer avec les mots, bien que bouleversés dans leur état primitif, continuent et continueront encore à bredouiller le réel.

On peut s’amuser à remuer des syllabes, ébranler leur arrangement, mais on restera continuellement troublé par leur sens initial, immuable reflet stationnaire des choses ; il n’y a que notre regard qui puisse les enchevêtrer...

L’histoire ne dit pas combien de temps encore le marcheur s’est rendu au bout de ce chemin, sauf qu’une fois franchi l’étang-miroir et la lumière bleue entre les branches des arbres de cette forêt, il aura, peut-être, à inventer un nouveau lexique.

Jean (janvier 2021)


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mardi 5 janvier 2021

Projet ÉCRITURE ( 2 )

Voici notre projet " Écriture ", le deuxième.

Le déclencheur a été proposé par Pierre.


  

Le don du vertige

En s’infiltrant par l’interstice de la fenêtre mal refermée, le vent de janvier sifflait et sa plainte se faisait entendre comme un long gémissement entre les murs du bureau. Elle était d’autant lancinante que l’homme, prostré, continuait de se terrer dans le silence. Le médecin l’observait patiemment, l’attention partagée entre l’attente d’une réaction et le sifflement de la bise.

Il était remué, bouleversé en fait, par l’état du malade, qu’il n’avait jamais vu si affligé. Celui-ci avait les traits émaciés, le teint cireux, les cheveux épars et graisseux. Son regard chassieux était éteint. Ses ongles longs et recourbés avaient jauni. Comme il était loin l’homme d’autrefois, à la silhouette vigoureuse, au tempérament de feu, à l’imagination créative, qui accumulait les exploits en montagnes et qui maniait une plume si juste, aussi habile à approfondir les idées complexes que la subtilité du monde émotif!    

La plainte du vent continuait à s’engouffrer dans l’esprit du médecin tandis qu’il attendait une réponse à la question qu’il avait adressé, une quinzaine de minutes plus tôt, à l’être effondré devant lui. Persévérant dans l’espoir d’une interaction, le professionnel enveloppait l’homme déprimé d’un regard doux et bienveillant, cherchant personnellement à ne pas basculer dans l’impuissance.  

Ce dernier finit par relever ses yeux bleus délavés d’où toute étincelle s’était éteinte, en murmurant : «Un vertige…»

Un vertige? Un vertige… voilà donc ce que le malade croyait qui pourrait le sauver. «Mais quelle forme pourrait prendre ce vertige?» poursuivit le médecin, encouragé par ce fragile sursaut de vitalité.

Le malade avait rebaissé la tête et de nouveau battu en retraite dans un silence de plomb. Respectueux de la temporalité de l’être dépressif, le médecin avait espoir qu’une précision viendrait. Mais son esprit ne pouvait s’empêcher de figurer une réponse. Il aimait ce patient. Au fil des années, il avait accompagné cet homme dans les fluctuations de ses humeurs, dans ses chutes et ses relèvements. Il avait été impressionné par ses projets et ses idées, sa capacité de rebondissement; sans compter qu’il partageait plusieurs de ses valeurs.

Le malade, engoncé dans son marasme, semblait chercher la source d’un nouveau vertige. Son soignant eut alors une intuition folle, un flash incongru, parce que l’idée qu’il représentait faisait entorse à l’éthique. Pour lui, le lieu du vertige existait absolument! Et il en avait les clés.

Son phare lui apparut alors, érigé dans l’immensité de l’océan du Nord, symbole d’un rempart contre l’adversité des forces déchaînées. Le médecin avait acquis un droit d’accès à ce site improbable par l’entremise d’un ami islandais rencontré lors d’un colloque international.  Il se revoyait y être transporté par hélicoptère et se remémorait des journées grandioses de juin, alors que le jour rejoignait le jour sans nuit, dans un mouvement de couleurs entremêlant des ambres dorés et des voiles opalins; alors que les vagues fouettaient de toute leur force les anfractuosités du piton rocheux de basalte formant des murailles d’écume dansante; alors que le vent, sans obstacle pour freiner sa course, s’époumonait autour de l’humble pièce de guet. Un irrésistible sentiment de liberté solitaire l’avait alors transporté, dans une ivresse jamais ressentie autrement.

Oui, réfléchissait-il, il pourrait offrir ce lieu de vertige pour raviver une étincelle de vie chez celui qu’il aurait aimé appeler son ami. Il imaginait que cet endroit enchâssé dans les franges de l’infini était de nature à aiguillonner de nouvelles ardeurs. L’idée de lui proposer une retraite d’une semaine, au prochain solstice, se consolidait. Il pourrait même s’avancer à prendre en charge les dispositions pour assurer le déplacement. Il imaginait son patient, autrefois aguerri aux ivresses de la montagne, amant de littérature, écrivain à ses heures, reprendre vie, perché comme un oiseau, dans ce nid austère mais plein, posé au milieu d’horizons sans bornes. Rien de moins qu’un bain d’absolu, telle était sa prescription!

Après qu’il eut rompu le silence, le médecin continuait patiemment de plonger son regard dans celui du naufragé.  Comme il croyait y déceler un semblant d’aube au fond des prunelles, son cœur fit alors un bond. Car dans son imaginaire, une autre scène venait de faire effraction : il vit un corps s’élancer du haut du minaret de mer, chuter en vol plané comme une voile décrochée de ses attaches ou tel un Icare aux ailes fondues, pour se fracasser dans les remous glacials de l’océan.

Mais il était trop tard, la proposition avait été formulée et le vertige, offert en don.

Claire (janvier 2021)

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L’appel de Thridrangar

 

Il était un homme de peu de mots; il fut ensuite un être de peu de déplacements quand il devint gardien du phare à Thridrangar. C’est en visitant le sud de l’Islande que j’ai entendu parler de cet homme qui avait choisi de vivre en permanence au phare installé sur cette flèche avancée de l’Atlantique nord. Pourtant un héliport installé près du phare pouvait lui permettre de joindre l’île principale. Il préférait vivre dans le plus total isolement de ce piton rocheux. On l’appelait Kjetan l’ermite. Plusieurs rumeurs circulaient à son sujet : certains parlaient de peine d’amour inconsolable, d’autres de santé mentale fragile ou même de misanthropie morbide. Chacun savait qu’il était fils de pêcheur des fjords de l’ouest, arrivé ici en remplacement du vieux gardien Guðmundsson, devenu une légende chez les gardiens de phare de l’Atlantique nord. En fait, comme il avait pris ses fonctions sans avoir réellement pris contact avec la population locale du sud de l’île, et héliporté en fin de journée d’un automne particulièrement pluvieux, cela ajoutait au mystère entourant le nouveau gardien du plus célèbre phare islandais.

En fait, seule la belle Yrsa Jonasdottir de la région de Vestfirðir, là où habitent les pêcheurs les plus téméraires du pays, connaissait vraiment son histoire. Yrsa était une amie d’enfance de Kjetan; ils avaient fréquenté l’école ensemble et ne s’étaient jamais perdus de vue, liés d’une amitié d’autant plus solide qu’elle était la seule personne à qui il se confiait. D’un naturel plutôt taciturne, il lui avait avoué sa peur et aussi son amour pour la mer. Cette peur de la mer était inavouable pour un fils de pêcheur des fjords de l’ouest. C’est avec empathie et respect qu’elle avait accueilli cette confidence, ce qui avait d’autant plus consolidé leur alliance. Elle avait aussi bien saisi tout son amour pour la mer ; elle avait donc évoqué qu’il puisse devenir gardien de phare, une occupation très vénérée dans leur pays, et particulièrement dans leur région où de nombreux naufrages emportaient la vie de nombreux valeureux capitaines et marins. Elle lui avait offert ce beau poème de Victor Hugo traduit en islandais:

Ô combien de marins, combien de capitaines

Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,

Dans ce morne horizon se sont évanouis!

Combien ont disparu, dure et triste fortune!

Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune

 

Chaque fois qu’elle lui récitait ce poème, des larmes lui montaient aux yeux. Il résolut donc de s’inscrire auprès des autorités maritimes afin d’obtenir un poste de gardien phare. On lui répondit très rapidement qu’un poste serait bientôt disponible dans le sud du pays, afin de remplacer le gardien du fameux phare de Thridrangar qui allait prendre sa retraite. Comme il s’agissait d’un phare totalement inaccessible autrement que par les airs (un héliport y était d’ailleurs installé), aucune candidature n’avait encore été reçue. C’est avec un grand enthousiasme qu’il en parlât à sa grande amie Yrsa. Elle accueillit cette nouvelle avec stupeur, sachant que c’était le phare le plus inaccessible d’Islande.

C’est avec grande émotion qu’elle lui avoua avoir peur de ne plus le revoir, n’osant, par trop grande timidité, lui avouer son amour.

Il n’en sut rien, n’ayant pu ressentir cet élan du cœur d’Yrsa. Trop emballé par ce projet de vie qu’il considérait à la fois comme un cadeau du ciel, il y vit une façon providentielle de faire une profession si essentielle aux yeux des pêcheurs des fjords de l’ouest, afin que son nom soit à la hauteur des plus grands capitaines de Vestfirðir. Jamais il ne quittait son piton rocheux, s’investissant totalement à sa mission d’éviter tout naufrage dans la région dont il avait la responsabilité de faire briller la lumière par temps de brume comme de nuit australe. Quitter son poste ne serait-ce qu’une demi-journée, était perçue par lui comme une trahison envers les siens. Ysla devint guide touristique et quand elle me parlât en privé du gardien du fameux phare de Thridrangar, elle me fit promettre de n’en rien dire aux gens de son pays. Je publie ce texte en priant les lecteurs de ne pas le traduire, ni en anglais, ni en islandais afin de participer à leur façon à cette mission de Kjetan, l’ermite… philanthrope.

 

Le Bison fier (janvier 2021)

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La légende du phare

     Cette histoire se déroule à l’époque pas si lointaine durant laquelle les enseignants d’une école se voyaient attribuer un local de classe pour une longue période de temps ; ils le disposaient à leur goût, le décoraient afin de le rendre accueillant pour les élèves qui leur étaient confiés.

 Aujourd’hui, c’est l’occasion d’exprimer un hommage à ce vieux professeur qui passe le relais au nouveau venu dans l’établissement scolaire. À la fin de la chaleureuse cérémonie, les deux éducateurs se retrouvent en tête-à-tête dans ce local dénudé qui vit passer toute une ribambelle d’enfants pendant des décennies. Ne reste, épinglée au mur du fond de la salle de classe, qu’une image jaunie par le temps.

- De cet environnement, je ne laisserai que cette image surannée qui m’a observé tout au long de mes trente années d’enseignement. Elle n’a pas bougé d’un millimètre. J’aimerais te raconter la légende qui lui est jointe. Je l’ai communiquée à un très grand nombre d’enfants et avant de quitter définitivement ces lieux pour partir à la retraite, je te la confie ; tu en feras ce que tu veux bien, elle est à toi désormais.

 Le vieil enseignant se place devant l’image vétuste, s’ébroue puis s’élance.

 Tous les contes, toutes les légendes débutent par... Il était une fois. Celle-ci fait exception car elle peut très bien se dire au présent autant qu’au passé. Donc... il était une fois, dans ce pays aux allures de presqu’île, une légende qui circule depuis des lunes. Dans ces temps-là, les phares ne sont pas encore inventés, de sorte que, on s’en doute bien, de nombreux navires voguant sur la mer, lorsque vient la nuit, soit ils perdent le nord, soit ils s’échouent lamentablement sur la rive. Un jour, quelqu’un dont le nom reste toujours inconnu eut l’ingénieuse idée de construire une tour qu’il édifia sur la côte, au sommet de la montagne... tour surmontée d’une source lumineuse puissante servant à guider la navigation maritime pendant la nuit. Après d’incalculables années et les ressacs de la mer, doucement, petit peu par petit peu, la côte fut grignotée par l’eau salée, de sorte que le phare se retrouva à trôner sur un immense rocher triangulaire dont la ressemblance avec un iceberg saute aux yeux. Il fonctionne toujours sans qu’on puisse vraiment savoir ce qu’il advient du gardien réfugié dans la tour. Chose cocasse, la source lumineuse, d’année en année, conserve sa force initiale. Plus personne n’escalade ce rocher planté à quelques centaines de mètres du rivage, la montagne originelle ayant disparue sous les coups répétés des vagues tumultueuses qui la frappent, la corrodant du même coup. Il fallut, un jour, le courage exceptionnel d’un premier de cordée qui, en l’absence d’une échelle au pied du beffroi se trouvant à plus de cent mètres des vagues furieuses gangrenant les flancs du récif, l’escalada. Pas de deuxième de cordée, car on craint, y montant, d’être étourdi et de basculer dans le vide. Le bruit des vagues l’étourdissait sans pour autant ralentir sa montée vertigineuse. Il parvint à la tour... entra. Un très vieil homme s’y trouvait. Son sourire permit à l’alpiniste de reprendre son souffle.

 - Vous êtes brave, jeune homme. Peu de gens auraient pu réaliser ce que vous venez de réussir.

- Comment faites-vous pour survivre seul, si haut ?

- Je suis la vie, plus solide que cet esquif qui éloigne les aventuriers. Vous constatez que cette tour munie d’un phare qui existe afin de guider les capitaines au long cours, eh bien, c’est l’oeuvre issue de mon rêve. Lorsque vous parvenez à atteindre votre rêve, ni le temps ni l’espace vous importent. Je serai ici tant et aussi longtemps que sur la mer circuleront des navires. La mer peut flageller le roc, le gruger, je serai toujours ce quelqu’un qui alimentera le faisceau lumineux balayant les eaux. Apprenez que la vie c’est comme être installé sur un point de vue qui doucement s’érode, arrache sous vos pieds le point d’encrage que vous croyiez solide et inépuisable ; vous devez organiser votre alentour afin de protéger les limites de votre utopie.

Vous redescendrez alors que je continuerai d’alimenter la torche luminescente afin que les bateaux ne s’échouent pas sur le littoral. Trouvez votre chimère... croyez en elle... et réalisez-la. Sachez que cela nécessitera toute votre énergie, celle qui la nourrit.

 - Je raconte cette légende à tous mes élèves depuis qu’on m’a confié ce local de classe. Plusieurs enfants n’en comprennent pas le sens, mais au fil des mois, ils y accostent. La vie est comme cette montagne qui lentement s’est dégradée, devenue cet immense rocher au sommet duquel résiste la tour munie d’un phare qui illumine, au soleil couchant et toute la nuit, des bateaux engagés sur la mer. Il faut bâtir, chacun d’entre nous, une tour munie d’un phare. Certaines fois, il ne fait qu’illuminer les eaux tranquilles, alors que d’autres nuits il devient utile pour ceux qui s’avancent sur la mer parfois déchaînée. La maison-phare au sommet de cet escarpement a été bâtie alors que le terrain n’a pas encore été grugé par l’océan ; être découragé par l’érosion de la montagne, abandonner son rêve d’être à la fois utile ou oiseux, que ce soit pour un seul navire, sera la démonstration que le phare ne sert à rien. De grands oiseaux à l’occasion s’y perchent n’ayant autre chose à faire qu’être là. La vie est spoliée, petit peu par petit peu, tout comme cette montagne le fut durant de nombreuses années, léchée par le sel de la mer. Il nous faut devenir un signal, un sémaphore... alimenter l’objectif que l’on se fixe si nous souhaitons être profitable à quelque chose ou à quelqu’un.

 Le jeune enseignant osa une question:

- Est-ce que les enfants à qui vous racontez cette légende ont l’impression qu’eux aussi, tout comme l’indestructible gardien du phare, peuvent vivre dans un nid haut perché sans jamais trop savoir s’ils seront utiles ou futiles ?

 Le retraité esquissa un sourire semblable à celui d’un vieux sage et répondit :

- La montagne a été dépouillée, croquée par des millions et des millions de vagues cherchant à la déposséder, devenant une ruine de jour en jour, de plus en plus, mais l’important demeure le fait qu’elle s’est transformée en un roc solide que rien ne peut abattre. Tout comme la vie qui nous étiole, les vagues n’ont pas pour but de détruire, elles sont ce qu’elles sont, des forces incontournables... inévitables. Certains jours, nous les craignons, d’autres, elles deviennent une magnifique musique confondue aux sons ondulatoires des remous. La vie s’amuse à nous lancer des peurs et des consolations, il faut savoir composer avec cette dualité.

Les deux enseignants quittent le local vide duquel des odeurs de craies blanches voltigent encore entre les bureaux abandonnés.

Jean ( janvier 2021 )


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