mardi 5 janvier 2021

Projet ÉCRITURE ( 2 )

Voici notre projet " Écriture ", le deuxième.

Le déclencheur a été proposé par Pierre.


  

Le don du vertige

En s’infiltrant par l’interstice de la fenêtre mal refermée, le vent de janvier sifflait et sa plainte se faisait entendre comme un long gémissement entre les murs du bureau. Elle était d’autant lancinante que l’homme, prostré, continuait de se terrer dans le silence. Le médecin l’observait patiemment, l’attention partagée entre l’attente d’une réaction et le sifflement de la bise.

Il était remué, bouleversé en fait, par l’état du malade, qu’il n’avait jamais vu si affligé. Celui-ci avait les traits émaciés, le teint cireux, les cheveux épars et graisseux. Son regard chassieux était éteint. Ses ongles longs et recourbés avaient jauni. Comme il était loin l’homme d’autrefois, à la silhouette vigoureuse, au tempérament de feu, à l’imagination créative, qui accumulait les exploits en montagnes et qui maniait une plume si juste, aussi habile à approfondir les idées complexes que la subtilité du monde émotif!    

La plainte du vent continuait à s’engouffrer dans l’esprit du médecin tandis qu’il attendait une réponse à la question qu’il avait adressé, une quinzaine de minutes plus tôt, à l’être effondré devant lui. Persévérant dans l’espoir d’une interaction, le professionnel enveloppait l’homme déprimé d’un regard doux et bienveillant, cherchant personnellement à ne pas basculer dans l’impuissance.  

Ce dernier finit par relever ses yeux bleus délavés d’où toute étincelle s’était éteinte, en murmurant : «Un vertige…»

Un vertige? Un vertige… voilà donc ce que le malade croyait qui pourrait le sauver. «Mais quelle forme pourrait prendre ce vertige?» poursuivit le médecin, encouragé par ce fragile sursaut de vitalité.

Le malade avait rebaissé la tête et de nouveau battu en retraite dans un silence de plomb. Respectueux de la temporalité de l’être dépressif, le médecin avait espoir qu’une précision viendrait. Mais son esprit ne pouvait s’empêcher de figurer une réponse. Il aimait ce patient. Au fil des années, il avait accompagné cet homme dans les fluctuations de ses humeurs, dans ses chutes et ses relèvements. Il avait été impressionné par ses projets et ses idées, sa capacité de rebondissement; sans compter qu’il partageait plusieurs de ses valeurs.

Le malade, engoncé dans son marasme, semblait chercher la source d’un nouveau vertige. Son soignant eut alors une intuition folle, un flash incongru, parce que l’idée qu’il représentait faisait entorse à l’éthique. Pour lui, le lieu du vertige existait absolument! Et il en avait les clés.

Son phare lui apparut alors, érigé dans l’immensité de l’océan du Nord, symbole d’un rempart contre l’adversité des forces déchaînées. Le médecin avait acquis un droit d’accès à ce site improbable par l’entremise d’un ami islandais rencontré lors d’un colloque international.  Il se revoyait y être transporté par hélicoptère et se remémorait des journées grandioses de juin, alors que le jour rejoignait le jour sans nuit, dans un mouvement de couleurs entremêlant des ambres dorés et des voiles opalins; alors que les vagues fouettaient de toute leur force les anfractuosités du piton rocheux de basalte formant des murailles d’écume dansante; alors que le vent, sans obstacle pour freiner sa course, s’époumonait autour de l’humble pièce de guet. Un irrésistible sentiment de liberté solitaire l’avait alors transporté, dans une ivresse jamais ressentie autrement.

Oui, réfléchissait-il, il pourrait offrir ce lieu de vertige pour raviver une étincelle de vie chez celui qu’il aurait aimé appeler son ami. Il imaginait que cet endroit enchâssé dans les franges de l’infini était de nature à aiguillonner de nouvelles ardeurs. L’idée de lui proposer une retraite d’une semaine, au prochain solstice, se consolidait. Il pourrait même s’avancer à prendre en charge les dispositions pour assurer le déplacement. Il imaginait son patient, autrefois aguerri aux ivresses de la montagne, amant de littérature, écrivain à ses heures, reprendre vie, perché comme un oiseau, dans ce nid austère mais plein, posé au milieu d’horizons sans bornes. Rien de moins qu’un bain d’absolu, telle était sa prescription!

Après qu’il eut rompu le silence, le médecin continuait patiemment de plonger son regard dans celui du naufragé.  Comme il croyait y déceler un semblant d’aube au fond des prunelles, son cœur fit alors un bond. Car dans son imaginaire, une autre scène venait de faire effraction : il vit un corps s’élancer du haut du minaret de mer, chuter en vol plané comme une voile décrochée de ses attaches ou tel un Icare aux ailes fondues, pour se fracasser dans les remous glacials de l’océan.

Mais il était trop tard, la proposition avait été formulée et le vertige, offert en don.

Claire (janvier 2021)

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L’appel de Thridrangar

 

Il était un homme de peu de mots; il fut ensuite un être de peu de déplacements quand il devint gardien du phare à Thridrangar. C’est en visitant le sud de l’Islande que j’ai entendu parler de cet homme qui avait choisi de vivre en permanence au phare installé sur cette flèche avancée de l’Atlantique nord. Pourtant un héliport installé près du phare pouvait lui permettre de joindre l’île principale. Il préférait vivre dans le plus total isolement de ce piton rocheux. On l’appelait Kjetan l’ermite. Plusieurs rumeurs circulaient à son sujet : certains parlaient de peine d’amour inconsolable, d’autres de santé mentale fragile ou même de misanthropie morbide. Chacun savait qu’il était fils de pêcheur des fjords de l’ouest, arrivé ici en remplacement du vieux gardien Guðmundsson, devenu une légende chez les gardiens de phare de l’Atlantique nord. En fait, comme il avait pris ses fonctions sans avoir réellement pris contact avec la population locale du sud de l’île, et héliporté en fin de journée d’un automne particulièrement pluvieux, cela ajoutait au mystère entourant le nouveau gardien du plus célèbre phare islandais.

En fait, seule la belle Yrsa Jonasdottir de la région de Vestfirðir, là où habitent les pêcheurs les plus téméraires du pays, connaissait vraiment son histoire. Yrsa était une amie d’enfance de Kjetan; ils avaient fréquenté l’école ensemble et ne s’étaient jamais perdus de vue, liés d’une amitié d’autant plus solide qu’elle était la seule personne à qui il se confiait. D’un naturel plutôt taciturne, il lui avait avoué sa peur et aussi son amour pour la mer. Cette peur de la mer était inavouable pour un fils de pêcheur des fjords de l’ouest. C’est avec empathie et respect qu’elle avait accueilli cette confidence, ce qui avait d’autant plus consolidé leur alliance. Elle avait aussi bien saisi tout son amour pour la mer ; elle avait donc évoqué qu’il puisse devenir gardien de phare, une occupation très vénérée dans leur pays, et particulièrement dans leur région où de nombreux naufrages emportaient la vie de nombreux valeureux capitaines et marins. Elle lui avait offert ce beau poème de Victor Hugo traduit en islandais:

Ô combien de marins, combien de capitaines

Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,

Dans ce morne horizon se sont évanouis!

Combien ont disparu, dure et triste fortune!

Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune

 

Chaque fois qu’elle lui récitait ce poème, des larmes lui montaient aux yeux. Il résolut donc de s’inscrire auprès des autorités maritimes afin d’obtenir un poste de gardien phare. On lui répondit très rapidement qu’un poste serait bientôt disponible dans le sud du pays, afin de remplacer le gardien du fameux phare de Thridrangar qui allait prendre sa retraite. Comme il s’agissait d’un phare totalement inaccessible autrement que par les airs (un héliport y était d’ailleurs installé), aucune candidature n’avait encore été reçue. C’est avec un grand enthousiasme qu’il en parlât à sa grande amie Yrsa. Elle accueillit cette nouvelle avec stupeur, sachant que c’était le phare le plus inaccessible d’Islande.

C’est avec grande émotion qu’elle lui avoua avoir peur de ne plus le revoir, n’osant, par trop grande timidité, lui avouer son amour.

Il n’en sut rien, n’ayant pu ressentir cet élan du cœur d’Yrsa. Trop emballé par ce projet de vie qu’il considérait à la fois comme un cadeau du ciel, il y vit une façon providentielle de faire une profession si essentielle aux yeux des pêcheurs des fjords de l’ouest, afin que son nom soit à la hauteur des plus grands capitaines de Vestfirðir. Jamais il ne quittait son piton rocheux, s’investissant totalement à sa mission d’éviter tout naufrage dans la région dont il avait la responsabilité de faire briller la lumière par temps de brume comme de nuit australe. Quitter son poste ne serait-ce qu’une demi-journée, était perçue par lui comme une trahison envers les siens. Ysla devint guide touristique et quand elle me parlât en privé du gardien du fameux phare de Thridrangar, elle me fit promettre de n’en rien dire aux gens de son pays. Je publie ce texte en priant les lecteurs de ne pas le traduire, ni en anglais, ni en islandais afin de participer à leur façon à cette mission de Kjetan, l’ermite… philanthrope.

 

Le Bison fier (janvier 2021)

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La légende du phare

     Cette histoire se déroule à l’époque pas si lointaine durant laquelle les enseignants d’une école se voyaient attribuer un local de classe pour une longue période de temps ; ils le disposaient à leur goût, le décoraient afin de le rendre accueillant pour les élèves qui leur étaient confiés.

 Aujourd’hui, c’est l’occasion d’exprimer un hommage à ce vieux professeur qui passe le relais au nouveau venu dans l’établissement scolaire. À la fin de la chaleureuse cérémonie, les deux éducateurs se retrouvent en tête-à-tête dans ce local dénudé qui vit passer toute une ribambelle d’enfants pendant des décennies. Ne reste, épinglée au mur du fond de la salle de classe, qu’une image jaunie par le temps.

- De cet environnement, je ne laisserai que cette image surannée qui m’a observé tout au long de mes trente années d’enseignement. Elle n’a pas bougé d’un millimètre. J’aimerais te raconter la légende qui lui est jointe. Je l’ai communiquée à un très grand nombre d’enfants et avant de quitter définitivement ces lieux pour partir à la retraite, je te la confie ; tu en feras ce que tu veux bien, elle est à toi désormais.

 Le vieil enseignant se place devant l’image vétuste, s’ébroue puis s’élance.

 Tous les contes, toutes les légendes débutent par... Il était une fois. Celle-ci fait exception car elle peut très bien se dire au présent autant qu’au passé. Donc... il était une fois, dans ce pays aux allures de presqu’île, une légende qui circule depuis des lunes. Dans ces temps-là, les phares ne sont pas encore inventés, de sorte que, on s’en doute bien, de nombreux navires voguant sur la mer, lorsque vient la nuit, soit ils perdent le nord, soit ils s’échouent lamentablement sur la rive. Un jour, quelqu’un dont le nom reste toujours inconnu eut l’ingénieuse idée de construire une tour qu’il édifia sur la côte, au sommet de la montagne... tour surmontée d’une source lumineuse puissante servant à guider la navigation maritime pendant la nuit. Après d’incalculables années et les ressacs de la mer, doucement, petit peu par petit peu, la côte fut grignotée par l’eau salée, de sorte que le phare se retrouva à trôner sur un immense rocher triangulaire dont la ressemblance avec un iceberg saute aux yeux. Il fonctionne toujours sans qu’on puisse vraiment savoir ce qu’il advient du gardien réfugié dans la tour. Chose cocasse, la source lumineuse, d’année en année, conserve sa force initiale. Plus personne n’escalade ce rocher planté à quelques centaines de mètres du rivage, la montagne originelle ayant disparue sous les coups répétés des vagues tumultueuses qui la frappent, la corrodant du même coup. Il fallut, un jour, le courage exceptionnel d’un premier de cordée qui, en l’absence d’une échelle au pied du beffroi se trouvant à plus de cent mètres des vagues furieuses gangrenant les flancs du récif, l’escalada. Pas de deuxième de cordée, car on craint, y montant, d’être étourdi et de basculer dans le vide. Le bruit des vagues l’étourdissait sans pour autant ralentir sa montée vertigineuse. Il parvint à la tour... entra. Un très vieil homme s’y trouvait. Son sourire permit à l’alpiniste de reprendre son souffle.

 - Vous êtes brave, jeune homme. Peu de gens auraient pu réaliser ce que vous venez de réussir.

- Comment faites-vous pour survivre seul, si haut ?

- Je suis la vie, plus solide que cet esquif qui éloigne les aventuriers. Vous constatez que cette tour munie d’un phare qui existe afin de guider les capitaines au long cours, eh bien, c’est l’oeuvre issue de mon rêve. Lorsque vous parvenez à atteindre votre rêve, ni le temps ni l’espace vous importent. Je serai ici tant et aussi longtemps que sur la mer circuleront des navires. La mer peut flageller le roc, le gruger, je serai toujours ce quelqu’un qui alimentera le faisceau lumineux balayant les eaux. Apprenez que la vie c’est comme être installé sur un point de vue qui doucement s’érode, arrache sous vos pieds le point d’encrage que vous croyiez solide et inépuisable ; vous devez organiser votre alentour afin de protéger les limites de votre utopie.

Vous redescendrez alors que je continuerai d’alimenter la torche luminescente afin que les bateaux ne s’échouent pas sur le littoral. Trouvez votre chimère... croyez en elle... et réalisez-la. Sachez que cela nécessitera toute votre énergie, celle qui la nourrit.

 - Je raconte cette légende à tous mes élèves depuis qu’on m’a confié ce local de classe. Plusieurs enfants n’en comprennent pas le sens, mais au fil des mois, ils y accostent. La vie est comme cette montagne qui lentement s’est dégradée, devenue cet immense rocher au sommet duquel résiste la tour munie d’un phare qui illumine, au soleil couchant et toute la nuit, des bateaux engagés sur la mer. Il faut bâtir, chacun d’entre nous, une tour munie d’un phare. Certaines fois, il ne fait qu’illuminer les eaux tranquilles, alors que d’autres nuits il devient utile pour ceux qui s’avancent sur la mer parfois déchaînée. La maison-phare au sommet de cet escarpement a été bâtie alors que le terrain n’a pas encore été grugé par l’océan ; être découragé par l’érosion de la montagne, abandonner son rêve d’être à la fois utile ou oiseux, que ce soit pour un seul navire, sera la démonstration que le phare ne sert à rien. De grands oiseaux à l’occasion s’y perchent n’ayant autre chose à faire qu’être là. La vie est spoliée, petit peu par petit peu, tout comme cette montagne le fut durant de nombreuses années, léchée par le sel de la mer. Il nous faut devenir un signal, un sémaphore... alimenter l’objectif que l’on se fixe si nous souhaitons être profitable à quelque chose ou à quelqu’un.

 Le jeune enseignant osa une question:

- Est-ce que les enfants à qui vous racontez cette légende ont l’impression qu’eux aussi, tout comme l’indestructible gardien du phare, peuvent vivre dans un nid haut perché sans jamais trop savoir s’ils seront utiles ou futiles ?

 Le retraité esquissa un sourire semblable à celui d’un vieux sage et répondit :

- La montagne a été dépouillée, croquée par des millions et des millions de vagues cherchant à la déposséder, devenant une ruine de jour en jour, de plus en plus, mais l’important demeure le fait qu’elle s’est transformée en un roc solide que rien ne peut abattre. Tout comme la vie qui nous étiole, les vagues n’ont pas pour but de détruire, elles sont ce qu’elles sont, des forces incontournables... inévitables. Certains jours, nous les craignons, d’autres, elles deviennent une magnifique musique confondue aux sons ondulatoires des remous. La vie s’amuse à nous lancer des peurs et des consolations, il faut savoir composer avec cette dualité.

Les deux enseignants quittent le local vide duquel des odeurs de craies blanches voltigent encore entre les bureaux abandonnés.

Jean ( janvier 2021 )


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