Le SAUT :217 est offert à mon frère Pierre qui célèbre aujourd’hui ses 60 ans. Nous avons signalé l’événement le dimanche 22 juin dernier et à cette occasion, Jacques, mon autre frère, a lu avec brio et beaucoup d’émotion ce poème.
Le voici. Il devient, depuis, symbolique : symbole des Trois Mousquetaires (c’est ainsi qu’on nous surnommait Pierre, Jacques et moi à Sherbrooke, sur la 10ième avenue); symbole de la fraternité si essentiellement importante et cela à tous les âges de Pierre, à toutes les occasions où il est ou sera question de sommet.
Mon bras au sommet de ton épaule
Je revois les planches brûlées
Deux gamins y sont grimpés
Mains noires, les yeux au loin
Je m’apeure du sang qui tache le chandail jaune
Deux errants loin de la maison
Défrichant un parc Victoria
J’entends les odeurs de l’automne
Derrière la fenêtre ouverte
Deux enfants attendent le chat en allé
Je remarche la route vers l’école
Petits sentiers de bitume et de graviers
Que deux «jean-de-brébeuf» empruntaient
Je défonce les bancs de neige
Hauts comme deux fois trois pommes
On s’en éloignait armés de nos sacs en cuir
Je regarde un enfant blessé
Paralysé aux jambes, coupé aux yeux
Il part dans une noirceur étranglée
Je retrouve, grêle et faible, un frère
Que l’on dépose, livide, dans un lit double
Main gauche à son épaule, il fait grincer les ressorts
Je découvre un camarade malade
Anémié, silencieux, inquiet
Immobilisé devant un mur froid qu’il observe
Il est loin… plus loin que les planches brûlées…
Perdu dans un parc Victoria pharmaceutique…
La fenêtre fermée… sans chat pour revenir…
Et cela dure, perdure, trop et encore…
Lui, engouffré dans sa camisole de médicaments,
Moi qui fouille un regard en exil
Je le sens s’isoler, noctambule de jour
Fantôme obscur de nuit… j’entends ses rêves
Ceux qui cauchemardent un appel à la vie
Sa claustration l’enclave, m’éloigne…
Sa solitude demande à être respectée…
Déjà, je m’ennuie dans ce désert qu’il construit
On parle peu dans les moments d’entre-vie
On ne sait quoi écouter pour entendre, à mi-voix,
Ces mots lourds qui camouflent la peur
Il est à gauche sur le lit
On nous demande des silences d’adulte
Nous refoule dans des champs stériles
Tu sais mettre du temps… comme un chat
À te recomposer dans ton corps
Tu sais jeter ce regard complice que j’attends
Tu as su comme un chat recroquevillé
Te déplier quand il le fallut
Te lever… nous regarder… et partir
Tu as quitté ce lit double, à gauche,
Pour ouvrir les portes blindées à double tour
Et respirer… l’air des sommets…
(Une fois arrivé au sommet, que l’on regarde derrière soi, en bas…
qu’est-ce ce que l’on voit?
les difficultés de la montée, du voyage,
les bons moments,les silences et les cris, les pleurs et les rires…
toute une vie déployée sur le brouillard du temps…)
«Quand vous cherchez votre frère, vous cherchez tout le monde!»Jacques Poulin
Ta main jeta les streptocoques de groupe A
Les rhumatismes articulatoires cherchant un cœur
Puis tu t’avanças… différent mais tellement le même…
Nous, on se croyait Bob Morane au visage osseux
Aux cheveux coupés en brosse et aux yeux gris
Ballantine, Bill, le géant roux, l’infatigable ami
Les ombres jaunes nous éclairaient placidement
Nous projetaient tellement loin
Nous, à nouveau, l’un près de l’autre
Elles déployaient héroïquement les aventures
Que nos imaginations à la fois prudentes et insouciantes
Avaient déposées dans nos gestes d’enfants téméraires
Et tu passas, la santé résolument ancrée
À ce qui fut, d’abord, de la non-maladie
Vers une entreprise exceptionnelle
Tu revivrais, fier Herzog, un Annapurna scout
Où l’originalité, l’exemplarité, la visibilité, la difficulté
Allaient arracher ce carcan enroulé en toi
De la loi à la promesse scoute, tu fixas ta vie
Aux principes d’ouverture à l’autre qui allaient
Pour longtemps façonner ta silhouette
Jusqu’au théâtre… Arlequin et Peer Gynt…
Jusqu’En Lutte!... au Kampuchea…
Jusqu’à Edgar Morin… la Sorbonne et Paris…
Puis cette Afrique, potière de complexité,
De relations humaines, de bonheurs et de souffrances
Prit des allures de soleil couchant se levant sur l’avenir
«les si froids janviers de la vie sont des chemins dans les plaines enneigées…»
Arriva Claire, âme infatigable que l’Univers cueillit
Pour te l’offrir comme un azimut fixé vers les sommets
Alors, comme deux mains du côté du cœur
Comme deux mains du côté gauche
Le fils suivit, un 29 si près du 30
Mon bras au sommet de ton épaule
Ton bras au sommet de mon épaule
Allait se déposer sur des cous d’hommes
Hommes au regard hébété, hommes coupés d’eux-mêmes
Comme des générations de sans-papiers,
De sans-mots, de sans-habits, de blessés au coeur
Hommes fêlés en leur centre, en leur milieu
Hommes de poings et de sang aux tempes
Ces hommes que tu allais choisir de nommer
Ton bras au sommet de leurs épaules
Comme une médecine de l’âme
Tu le poses, pour qu’ils puissent se reposer
Mon frère de soixante fois la fin de juin
Mon frère de six jours après, de l’éternel chemin…
Reçois et garde mon bras au sommet de ton épaule
(Les photos prises le 22 juin le furent par notre beau-frère Roger Mongeau.)