MARCHER
À L’OMBRE
DES FANTÔMES
troisième marche
P H U O C
En arriver à ce que Phước se confie à moi ne fut pas une mince tâche. Parler de lui est ardu, il faut bien le comprendre, étant plutôt un expert à négocier avec les questions philosophiques ou d’expliquer en long et en large les subtilités de la technique photographique.
Le pont qu’il m’invitait à emprunter, et au bout duquel se retrouve Fanny, n’était pas tout à fait ce que je souhaitais traverser. Je devais fatalement le placer face ou à côté d’elle pour arriver, un tant soit peu, à en apprendre davantage sur sa vie antérieure et sa conception de la vie. Il n’est absolument pas question pour le Narrateur que je suis de se lancer dans l’aventure sans avoir une assez juste perception de lui et de son acolyte. Cela posait problème, puisque mon jeune interlocuteur semble davantage intéressé à me raconter des événements pris au hasard au fil de nos échanges ou bondir sur quelque chose lui rappelant un incident survenu dans son passé plus ou moins lointain, chinant la chronologie. Rapidement je me rendis compte que sa vie d’enfant et d’adolescent n’aura été, au bout du compte, qu’une suite d’événements vécus de façon solitaire.
Est-ce le lot du Vietnamien moyen que de s’enfermer telle une huître dans une carapace difficile à ouvrir ? Comme il est ici particulièrement pénible de vivre sa propre intimité, généraliser les choses tout en invoquant des éléments culturels pour les excuser semble la voie à suivre.
On vit en famille au Vietnam, pivot d’une société manichéenne depuis des siècles bien qu’une brèche semble poindre sous la nouvelle réalité que représente l’urbanisation. La population du Vietnam s’est accrue de manière exponentielle depuis 1955 ( fin de la colonisation française ) alors qu’on dénombrait environ 28 millions d’habitants, passant à 48 millions en 1975 (début de l’unification du pays à la suite de la chute du régime pro-américain du Sud-Vietnam ), 75 millions en 1995 ( moins de 10 ans après la politique du Renouveau - Đổi mới - ) pour atteindre en cette année 2006 près de 88 millions.
La ruralité compose toujours majoritairement la réalité démographique de ce pays où la population féminine est légèrement supérieure à celle des hommes et la moyenne d’âge se situe autour de 28 ans avec une espérance de vie qui tourne autour de 73 ans.
Les chiffres ne peuvent tout démontrer, je suis davantage porté à avancer le fait que cette société en mouvance à bien des égards depuis 1986, alors que le gouvernement lança sa politique du Renouveau, est à la recherche d’un fragile équilibre entre le collectivisme, le lot du Nord et du Centre et l’ouverture au libre marché que connaissait le Sud du pays et qui tente, depuis et tant bien que mal, à s’installer sur l’ensemble du territoire.
Le gouvernement s’appuie sur une Constitution à saveur socialiste n’autorisant pas la création de partis politiques autre que le Parti communiste du Vietnam qui repose sa légitimité sur une armée solide et une police omniprésente, régissant la vie communautaire.
Sans que cela puisse tout expliquer, le fait que les individus soient ambivalents dans leur rapport avec les autorités les incitent à ne pas manifester ouvertement leurs allégeances, à maintenir une certaine retenue, les amènent à ne pas exprimer leurs croyances et les fassent vivre sous une certaine forme de vassalité.
L’histoire de ce pays tissée d’invasions, de guerres et sa volonté d’émancipation galvanisée par Hô Chi Minh s’est inscrite dans une longue démarche sous le drapeau communiste avant de parvenir là où il se trouve maintenant, c’est-à-dire devant une tentative d’amalgamer l’intimité personnelle à l’espace collectif.
Phước se construit à partir de ces ingrédients, surtout qu’il naît après la chute de Saïgon (1975), la création d’un pays s’étendant du Nord au Sud façonné par la présence d’ethnies (54) ayant des racines diverses, issues de différents pays asiatiques, possédant une langue, une religion et une culture qui leur sont propres.
N’ayant vécu qu’à Saïgon, sa ville natale, il ne connaîtra d’autres espaces vietnamiens qu’à partir du moment où, à pied, il traversera le pays. Oui, ce projet avenu à son esprit comme un rêve à concrétiser, il m’en a abondamment parlé. Il ne se doutait certainement pas qu’une fois de retour, et préparant sa rentrée universitaire, une récidive se profilait tout près de lui sous la forme d’une femme âgée désireuse de connaître de pays toujours envahi de fantômes.
Sa première rencontre avec Fanny débouchera d’abord sur de l’accompagnement dans sa découverte des alentours de Saïgon, puis surgit cette bombe qu’elle lui lança, chamboulant sa vie. Il repartirait vers les terres et les montagnes découvertes quelques mois auparavant, lui servant de guide.
J’ajoute immédiatement et pour ne pas l’oublier, que Phước subit de ma part une pression énorme que je promets de ne pas desserrer, à savoir de mettre son “ diary “ à jour : le traduire de sa langue maternelle vers l’anglais. À le lire jusqu’à maintenant, je puis noter, en plus de l’itinéraire suivi, autant dans le premier que le second voyage, des notes capitales pour mon travail.
Mais, je reviens à ce voyage qu’il fit seul afin de particulariser le personnage, surtout que ce sera strictement à partir de cette expédition un peu surréaliste que je peux lire ce bonhomme intrigant.
Six mois de préparation pour sept mois d’exécution. Qui était-il ou du moins quelle perception entretenait-il de lui-même alors qu’il scrutait les cartes du pays, marquant les routes qu’il souhaitait emprunter ? Parfois, rarement je l’avoue, il utilisera le premier pronom personnel, d’abord au singulier puis au pluriel et très peu de passages furent caviardés.
Il l’écrira lui-même en ces mots :
“ Je ne me connaissais que superficiellement avant de partir. Déjà le mot lui-même, celui de partir, ne définissait pas mon projet, n’étant que le moyen à employer pour atteindre un but. Je sortais d’une rupture amoureuse que rapidement j’ai évacuée et qui, jamais, n’aura été la raison fondamentale me poussant vers le Nord. Étrangement, l’histoire du Vietnam a longtemps été une quête vers le Sud alors que moi j’envisageais le contraire. Pourquoi ? J’aurais très bien pu m’aventurer vers le Mékong, c’est-à-dire plus au Sud. Cette civilisation ne me rejoignait pas et la raison est bien simple à comprendre : j’étais à la recherche d’une expérience philosophique diversifiée et ce coin de pays n’allait pas me le permettre."
Un jour il progressa, très légèrement j’avoue, à m’en dire plus sur le climat régnant dans sa famille lorsque, annonçant cet éloignement, ses parents en furent choqués. Était-ce strictement de le voir s’évaporer dans la nature, ce qui risquait inévitablement de les priver de revenus qu’il devait déposer sur la table de façon régulière ? Peut-être, mais il fut un peu plus précis. Nous étions réunis dans le même petit café tout à fait inconfortable de la rue Ly Phuc Man, situé à quelques pas de mon appartement.
“ Il existe dans toute famille vietnamienne une différence majeure entre un fils et une fille. Le fardeau déposé sur les épaules de l’un et de l’autre n’est absolument pas le même. La fille sera amenée à trouver un mari qui la prendra en charge alors que le garçon, avant que lui-même ne se marie, doit obligatoirement se préparer à devenir le bâton de vieillesse de ses parents. Plusieurs nouveaux mariés s’installent dans la famille de l’épouse, mais ce n’est pas la généralité. Exemple, mon frère, le premier fils, vit avec son épouse dans un appartement du District 7 ce qui ne l’exempte pas d’obligations qui n’incombent pas à moi, né le deuxième. Cela ressemble à une forme d’imputabilité envers les parents vieillissant. Je ne sais pas comment j’aurais réagi si l’inverse s’était produit. Je ne suis pas du genre familial que ce soit la nucléaire ou l’élargie. À toutes les fois que je dois accompagner mes parents dans l’une ou l’autre, je ne suis pas à l’aise. Oui, alors que je fréquentais l’école primaire, même chose durant mes études secondaires, le seul intérêt qu’on me manifestait, continuellement revenait autour de mes résultats scolaires et mes projets d’avenir : quel travail est-ce que j’envisageais afin d’aider mes parents ; on me suggérait de me lancer le plus rapidement possible dans quelque chose de payant. On juge beaucoup les gens à partir de ce critère : l’argent. Imaginez leurs réactions lorsque je leur dis qu’à l’université, je fréquente la faculté des sciences humaines, section philosophie. ”
Lorsqu’il abordait ce type de réflexion, je devais y aller d’une écoute la plus active possible afin qu’il ne s’éloigne pas trop, de sorte qu’il m’apparut évident que son enfance et son adolescence - je fais ici un parallèle avec Fanny pour qui la vie a véritablement débuté à l’âge de 20 ans, au moment où elle quittait Varsovie pour se rendre étudier à Paris - ne l’ont pas façonné complètement, ce fut plutôt comme une longue période de latence. Freud la situe entre la fin de l’Oedipe et la puberté, modèle qui ne correspond pas à ce que Phước a vécu. Ceci m’amène à une phrase prononcée par ce jeune homme incomplet, allant même jusqu’à dire “ ce jeune homme en quête d’une nouvelle naissance ” :
“ Ma mère n’a toujours eu, et encore maintenant, qu’une seule et unique passion, la propreté. Je ne crois pas me tromper en avançant l’idée qu’elle fut davantage une femme de ménage qu’une mère. “
Je reviendrai sur cet énoncé qui me semble primordial dans son développement socio-personnel.
“ Toutes les excuses et détours que j’utilise pour éviter d’accompagner mes parents à des réunions familiales, il vous faudrait un cahier complet pour les noter. Le coup de grâce aura été d’annoncer mon départ prochain lors des fêtes de Têt ( le Nouvel An lunaire ), moment immensément important dans la vie vietnamienne. C’était en février dernier. Je crois qu’encore maintenant on ne me le pardonne pas et très honnêtement, cela ne m’atteint pas du tout. Un deuxième coup dur, celui d’abandonner l’université pour repartir à nouveau. Malgré le fait que mon choix scolaire ne plaise à personne, cette décision m’a valu le titre “ d’inconscient “ et “ d’instable “. Lorsque je reviens de l’aventure avec Fanny, je ressens que ce mur installé entre la parenté et moi s’est épaissi, devient comme une protection contre eux. Plus je m’éloigne d’eux, plus je me rapproche de moi et plus je me rapproche de moi, plus je cimente l’idée que je ne suis absolument pas un membre à part entière de cette famille. J’y vis un peu comme en attente d’autre chose qui ne saurait tarder à venir. Ça m’amène à dire deux mots sur les quelques rares amis qui me restent. La seule chose qui les anime, c’est l’idée de pouvoir, un jour, quitter le Vietnam pour s’installer à l’Ouest. Ils ne perçoivent aucun avenir dans ce pays et ailleurs leur objectif. Je ne partage pas cette idée, mais je rêve un jour de me rendre en Inde là où je pourrai rejoindre ma pensée philosophique. “
- Permets-moi une question. Est-ce que le fait de devenir sans famille, parfois te fait souffrir “
- Aucunement.
- Tu ne te sens pas au ban de la famille ?
- J’avais 10 ans le jour où je me suis réellement libéré d’eux. Les contacts avec mon frère se résument à si peu de choses et jamais je me suis permis de discuter avec lui de notre situation filiale. Pour lui, la tradition est essentielle - Fanny dirait importante, mais comme cette idée est profondément ancrée en lui, que rien ne pourra la modifier, alors ce mot est assez juste - au point qu’il ne lui est jamais venu à l’esprit qu’une autre manière d’exister puisse résider dans la réalité. Un fait anodin illustre ma pensée quant à ma relation avec la famille, il remonte à cette période. Revenant de l’école, je suis renversé par une motocyclette qu’un homme complètement ivre conduisait dans de tourbillonnants zigzags. Le policier appelé à constater les dégâts, ceux de la moto il va sans dire, c’est moi qu’on accuse d’avoir provoqué l’accident. On me ramène à la maison et exige que mon père défraie les coûts afin de réparer le véhicule ; dans un élan de colère incontrôlée, il m’a fouetté avec sa ceinture. Les voisins, témoins de sa rage, ont rappelé le même constable qui m’avait remmené à la maison ; celui-ci a conseillé à mon paternel de ne plus me frapper de cette façon. Il a écouté l’avis du représentant de la loi à l’effet que battre les enfants devait se faire de manière retenue et mesurée ; il s’est mis à me corriger à coups de poings. J’ai 10 ans et réalise qu’il existe une sorte de coalition entre l’autorité familiale et celle de la société que représentait le flic. C’est à ce moment-là qu’associant les deux, je me suis mis à les abhorrer du plus profond de mon âme.
- Tu m’as dit que ton père vous frappait ta mère et toi. En était-il de même pour ton frère ?
- Oui, il cognait sur tout ce qui bouge, mais principalement le rebelle que je représentais à ses yeux. Comme - il le répétait sans cesse - je suis le fils de ma mère à qui physiquement je ressemble, elle aussi a eu droit à la même médecine.
- Comment on se sort d’une telle situation ?
- On n’en sort pas, on tente simplement d’éviter le pire. Je dois dire quelque chose au sujet de ma mère, fille d’une Vietnamienne et d’un officier français qui s’est enfui après la déconfiture de l’armée coloniale de France à Dien Bien Phu, en 1954, laissant ma grand-mère seule avec huit enfants. Cette femme que je n’ai pas connue, a souffert comme il est impossible de l’imaginer. Je n’ose pas penser à ce qu’aurait pu être son sort si, au lieu de vivre à Saïgon par la suite, elle soit demeurée dans le Nord du Vietnam. Une de ses soeurs a réussi, je ne sais trop comment, à quitter Hanoi pour la rejoindre ici et s’installer chez elle. On appelle ces gens qui s’enfuirent du Nord, la “ Famille 54 “. Majoritairement catholiques, ils sont arrivés dans le Sud qui les a reçus sur la pointe des pieds. Cette frangine beaucoup plus jeune que ma grand-mère souffrait de problèmes psychologiques graves. Elle se réfugiait dans une activité qu’elle a certainement transmise à ma propre mère : l’obsession pour la propreté.
- As-tu connue cette grand-mère ?
- Vous comprendrez qu’une fois ma mère mariée, ne pouvant pas demeurer dans le foyer familial qui vivait bien en-dessous du seuil de la pauvreté, les rarissimes contacts qu’elle a pu entretenir avec ses proches, elle n’aura conservé que cette manie de toujours tout nettoyer autour d’elle. Elle se lève encore la nuit, à trois heures du matin, pour reprendre le ménage là où elle l’a laissé avant d’aller se coucher. Bizarrement, la propreté elle la destine aux choses, non aux personnes. Je pouvais passer, mon frère également, des jours et des jours sans prendre un bain. Constatant notre puante malpropreté, elle prenait un malin plaisir à le signaler à mon père qui se chargeait de nous pousser sous une douche froide, nous récurant énergiquement, muni d’une brosse à plancher.
- Cela doit marquer à tout jamais ?
- Les enfants sont affectés par les gestes des parents. Pour moi, un père à la fois violent et agressif...
- Il y a une différence entre les deux ?
- ... la violence, c’est un climat alors que l’agressivité, c’est une attitude. Pour moi, donc, l’atmosphère est rapidement devenue insoutenable, mais je devais plier l’échine et pour ce faire mon paternel y mettait tout son poids.
Lorsque Phước s’élançait, au début c’était particulièrement rare, dans ce genre de détails, j’avais la mauvaise habitude de lui couper la parole afin de l’interroger sur ce qui se déroulait autour de lui. Je suis convaincu d’avoir perdu certains éléments importants de son évolution familiale et personnelle.
Sa situation était-elle exceptionnelle ou plusieurs de ses rares amis vivaient-ils la même chose que lui ? Est-ce qu’il était en mesure de me dire si le fait d’avoir vécu une période d’après-guerre alors que les survivants revenaient à la maison pouvait expliquer de tels agissements ? Même je craignais qu’en l’éloignant de la question, cela le détourne de mon objectif premier, j’y allais tout de même, ne sachant trop me retenir.
- Tu m’as dit que ton père n’a pas été soldat, crois-tu qu’il aurait pu être davantage violent et agressif s’il y avait participé ?
- Je n’aime pas la guerre pour une foule raisons, mais parfois elle est inévitable.Le cas du Vietnam est patent. Sans elle, je ne sais pas exactement où le pays en serait aujourd’hui. Mais je vais plutôt centrer ma réponse à ce qu’a vécu ma famille. Cela a été un grand secret qui, une fois dévoilé, a scindé la micro société dans laquelle nous vivions. Mon père n’y a pas participé en raison de l’intervention de sa seconde épouse, se camouflant à gauche et à droite afin que les autorités ne puissent l’enrôler. Ses frères, au nombre de trois, n’ont pas eu droit au même sort et aucun d’eux n’est revenu une fois libérée la ville de Saïgon. Lorsqu’il réapparaît, on cherche à le glorifier pour s’en être sorti vivant, mais lorsque la vérité éclate, vous ne pouvez imaginer tous les sobriquets qu’on lui colle à la peau. Tous allaient dans le sens de la lâcheté, de la pleutrerie ou encore de la couardise. On va même jusqu’à l’accuser d’avoir indirectement servi à l’entrée des communistes dans l’ancienne capitale du Sud-Vietnam. Alors que mère n’est pas encore au courant de la double vie qu’il mène et accepte de l’épouser, nous sommes en 1978, il s’établit dans la famille comme un silence sur le passé de cet homme sans fierté et sans courage. Je veux tout de suite éclaircir ce mariage. Déjà il vivait avec celle que j’appelle la seconde épouse, mais le mariage officiel est celui qui le lie à ma mère biologique. On laissait entendre que mon père avait combattu du côté des forces nord-vietnamiennes alors que ses frères défendaient le gouvernement sud-vietnamien pro-américain. Il revenait non pas en vainqueur, mais plutôt comme un vil personnage alors que les troupes sud-vietnamiennes ont été anéanties. Il a donc profité du climat pour mieux caché sa triste réalité. Par je ne sais trop quel subterfuge, les épouses de mes oncles - je précise ici qu’elles sont du côté de ma famille paternelle - ont réussi à quitter le pays comme “ boat people ” en direction, a-t-on dit, de la liberté. Pour ce qui est de ma mère issue de racines nord-vietnamiennes, l’installation d’un gouvernement communiste aura été comme une seconde et douloureuse défaite. En 1954, arrivée au Sud pour échapper aux communistes, ceux-ci s’installaient en rois et maîtres dans l’ensemble du pays quelque vingt ans plus tard. A-t-elle épousé mon père afin de retrouver une sorte de tranquillité politique, je ne le sais pas. Toutefois, mon géniteur revint de sa cachette en conquérant, feignant la présence dans sa vie d’une autre femme lui ayant déjà donné deux enfants. Existait donc un sujet tabou parmi tout ce beau monde : parler de la guerre ou de politique. J’ai beaucoup cherché au cours de mes années scolaires à comprendre les entrelacs qui ont tissé notre histoire, mais tout me semblait orienté dans une seule et même direction. Pour revenir directement à votre question, à savoir si la violence et l’agressivité sont innées ou le résultat de situations vécues par la suite, je m’aventurerais à dire que chez mon père c’est un amalgame des deux. On ne peut pas envisager dans toute société en mutation profondément ancrée dans des traditions qui remontent à si loin, comme la nôtre, qu’un homme manifeste autre chose que de la rudesse dans ses rapports avec autrui, de la famille ou ailleurs. Comme cet adulte mâle le plus proche de moi ne m’a jamais parlé ni de lui ni de ses années cachées je ne sais trop à quel endroit, il ne m’a manifesté autre chose qu’une brutale rudesse, j’ai choisi de m’éloigner de ce modèle. La guerre, il n’en a soufflé mot à personne et lorsque par inadvertance le sujet tombait sur le tapis, il escamotait la discussion au point que l’on occultait le comment il en était revenu.
- Quand la vérité a-t-elle éclatée ?
- Lorsqu’une lettre nous est parvenue des USA ?
- De qui est-elle parvenue ?
- Il m’est impossible d’oublier ce jour. Ma mère ne sait ni lire ni écrire, elle ne sait que faire reluire sa maison sans jamais en être rassasiée. L’ayant reçue d’une belle-soeur vivant aux USA je crois, elle la fait lire par mon frère. J’ai souvenance que nous n’étions que trois à la maison, mon père devant sans doute être chez la seconde épouse. Plus la lecture avançait, plus elle voulait que son lecteur se taise. Mais il s’est rendu jusqu’au post-scriptum. Je m’en souviens par coeur. On y détaillait l’attitude de mon père durant la guerre, le fait qu’il se soit tapi comme un rat. Cela l’a rempli d’une sourde colère que les coups de mon père ont tue lorsqu’elle demanda qu’on la relise en sa présence.Une fureur incontrôlable toute d’injures et de sévices nous a littéralement massacrés. J’ai compris à ce moment-là toute l’impétuosité de la guerre et de ses conséquences, qu’elle se déroule entre soldats sur les champs de bataille ou encore par la résultante qu’elle engendrait dans l’âme de ceux qui en sont les victimes parfois innocentes. Il nous a obligé à n’en jamais souffler un mot, ce que ma mère n’a jamais respecté. Elle a crié la vérité dans les deux familles, ce qui a ouvert une blessure peinant à se cicatriser, une fracture immédiatement implantée entre ce que je peux nommer les Nordistes et les Sudistes. La guerre revenait tyranniser et c’est toujours palpable aujourd’hui, trente ans plus tard. Mon frère et moi sommes devenus à ce moment précis les fils d’un renégat. Par chance pour moi, ce qui n’a pas été son cas, je me suis tu, m‘éloignant de ces tremblements domestiques facilité par le fait que mon faciès rappelait davantage celui de ma mère que de mon paternel. Me taisant et m’éloignant, cela n’a quand même pas chassé de mon esprit cette brutale question : allais-je devenir une copie conforme de mon géniteur ? Allais-je hériter de sa personnalité égoïste et sa vilenie ? Je le craignais. Pour me protéger, je me suis retourné vers la philosophie afin d’y trouver des réponses. J’avais un important besoin de comprendre ce qui pousse parfois l’être humain dans des retranchements abominables.
Cet entretien s’arrêta sur ces mots, sur l’amorce de questions existentielles. Avant de nous quitter, il m’annonça avoir reçu un message de Fanny qu’il voulait partager avec moi. Il me lut son courriel :
“ Jeune homme, je t’envoie ces quelques mots alors que je viens tout juste de rentrer à New York. Mon second arrêt en Chine m’a permis d’achever la mission qu’on m’a confiée. Tu te rappelles la dame vietnamienne que je t’ai présentée, Tình, eh bien je vais te demander d’entrer à nouveau en contact avec elle. Ne tarde pas trop. Comme elle est allergique à Internet, au portable aussi, et que la poste est d’une lenteur inimaginable, pourrais-tu lui signifier ceci et en ces mots ? “ Tout n’est pas exactement comme nous l’avions prévu, mais sache que le chemin que j’ai parcouru autant à l’aller qu’au retour, les imprévus dont tu m’avais instruit, tout cela m’a conduite là où je devais arriver. Elle comprendra. F. “
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* - le sixième texte - *
Une fois rentré à l’appartement sous une pluie torrentielle, le courriel de Fanny adressé à Phước me tracassait. Pourquoi ne pas me l’avoir envoyé en copie conforme ? Qu’est-ce que lui sait et que moi, j’ignore ? Pourquoi notre conversion si bien engagée s’achevait-elle sur cette énigme qui devait, cela me semblait évident, être en lien direct avec ce dont j’ai à écrire ?
( Je ne veux pas tout mêler et comme vous en êtes toujours qu’au début des années ‘90, ce message n’aurait pu que vous écarter du travail sur lequel vous planchez actuellement. Sachez qu’une fois arrivé au jour de ma retraite - cela ne devrait trop tarder compte tenu d’où vous vous en êtes arrivé - des informations nouvelles qui ne se retrouvent pas dans la liasse de documents déjà fournis parviendront. Je vous ai répété à de nombreuses reprises que tout allait venir en temps et lieu, eh bien nous n’en sommes pas encore là. Oui, Phước connaît une bonne partie de l’histoire et je compte sur son entière discrétion pour vous discriminer certains détails qui feront de votre récit quelque chose de plus que des éphémérides de quarante années de travail à l’ONU... quand le temps sera venu. Vous savez maintenant que mon séjour à Saïgon m’aura permis de retrouver Tình, qu’elle a un rôle très important à tenir dans ce qui bientôt s’ouvrira sur... l’aventure. Ma relation avec elle est de l’ordre de la fraternité, mais son passé vietnamien et son long séjour aux USA, elle n’aura pu les évacuer du revers de la main. Si quelqu’un, et ici j’exclus l’amant chinois, a une charge fondamentale dans la poursuite de ma requête, c’est bien elle. Il ne faudra pas l’éloigner du décor, au contraire. Nous arrivons maintenant aux années ‘90, mais je souhaite qu’avant d’y entrer à pieds joints, vous preniez quelques lignes pour parler de cette femme tout à fait extraordinaire que j’ai rencontrée et qui m’a beaucoup influencée ; je parle de Simone Veil qui fut présidente du Parlement européen de 1979 à 1982. Énormément de choses changèrent à la suite de nos deux trop brèves rencontres. Bonne suite. )
Il y a, dans la retenue des Vietnamiens, quelque chose comme une certaine économie. “ Et si ce que j’apprends n’allait pas être tout à fait identique à la réalité... “ semblent-ils se dire. Une réserve également. Pour eux, du moins selon ma courte expérience, ce qu’ils savent, à la limite, permet de mieux connaître les gens et des situations disparates. Si longtemps ils eurent à sa taire et à dissimuler des choses que cela ne peut s’effacer en un coup de brosse.
Ce peuple ne cessera jamais de m’étonner et Phước ne déroge pas de cette ligne. Je devais donc accepter d’attendre qu’il revienne sur le sujet et l’éclaircisse. Tout ce dont je sais et que le courriel confirme, c’est que Fanny a rencontré Tình lors de son séjour à Saïgon et qu’elle semble vouloir maintenir le contact par l’intermédiaire de son guide.
Je laisse la suite des choses à Fanny.
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Les années ‘80, principalement les dernières, ont été fertiles en rebondissements à tous les niveaux, et particulièrement pour moi : le départ, en 1986, de la nounou de Marie vers son pays d’origine aura été, à n’en pas douter, un événement fort triste qui assez bizarrement m’aura affecté davantage que celui de l’amant chinois quelques années plus tard. Du moins, pour lui, j’en connaissais la raison : la Chine le rappelle et l’affecte au Tibet.
Je me doutais bien qu’un certain atavisme poussait Tình à revenir vers sa terre natale. Quelques inquiétudes me torturaient l’esprit : allais-je définitivement la perdre ? Disparaîtrait-elle de ma vie et, par extension, celle de Marie qui se maria en 1989, trois ans exactement après que sa nounou ne prenne l’avion, direction Saïgon ?
Quelques mots sur ce mariage. Du haut de ses 19 ans, je la trouvais un peu jeune lorsqu’elle m’annonça son intention d’unir sa vie à un type guère plus âgé. Enceinte, tous deux jugèrent incontournable cette décision. Ma fille est faite d’un seul bloc : tout ou rien. Cette maternité, jamais ne l’a-t-elle prise au dépourvu, bien au contraire, Marie s’y lança à bras le corps et avec toute la fougue qui la caractérise. Elle étudiait encore à la faculté des lettres d’une université indépendante de New York et son plan de carrière, formel, devait la mener vers le monde fascinant de l’édition.
Dévoreuse de livres comme rarement j’en connus dans toute ma vie, elle avait déniché un boulot dans une des plus prestigieuses librairies de la Big Apple : Strand Book Store, sur Broadway. Partageant son temps entre études et travail, rapidement je ressentis qu’elle était plus heureuse, plus à l’aise à la librairie que dans les salles de cours.
Depuis toute jeune, familiarisée à la langue française par moi alors que son père l’inondait de mandarin, il était convenu qu’une fois réunis tous les trois, c’est en anglais que nous communiquerions. Ces atouts lui furent extrêmement profitables lorsqu’elle appliqua au poste d’assistante-libraire. Son patron reconnut dès l’entrevue pour son embauche les qualités qu’il recherchait : assiduité et disponibilité, mais principalement une grande curiosité. Il ne fallut que quelques mois avant qu’elle ne prenne en charge la responsabilité de promouvoir les nouveautés et les best-sellers pouvant intéresser le grand public. Elle transforma rapidement les kiosques de présentation, organisa quelques séances de signatures qui connurent un succès retentissant.
C’est là qu’elle fit la connaissance de celui qui devint son amoureux, puis son mari ; un étudiant d’origine tibétaine, ce qui n’allait pas me déplaire : Choïdzin, ce qui signifie en français “ détenteur du dharma ”. Un jeune homme d’une trop grande humilité, à mon point de vue, dont l’étendue des connaissances dans le domaine du bouddhisme et son extraordinaire capacité à synthétiser les dominateurs communs entre les différentes religions me le rendirent immédiatement sympathique. Je savais que le choix de ma fille, elle n’allait pas me l’imposer puisque une fois sa décision prise, plus personne ne saurait l’en dévier.
Mon amant chinois était un peu plus récalcitrant quoique respectueux du jugement de Marie sur les gens, ce qui atténua une certaine réticence. Le temps m’aura appris que pour un Chinois, ce mélange aussi intime entre sa propre fille et un Tibétain entrait frontalement en contradiction avec l’état des relations sino-tibétaines.
Lorsque nous nous voyions en absence de son père, le futur époux, sachant que mon travail d’interprète m’avait amenée à croiser le Dalaï-lama à plusieurs reprises, me posait une foule de questions à son sujet, portant principalement sur sa personnalité, sa vitalité et sur comment il entrevoyait l’avenir du Tibet.
Les relations entre le gendre et le beau-père furent correctes, sans plus. Cet homme qui allait quitter New York d’ici quelques semaines à peine, pour une rare fois, ressentit un profond déchirement. Nous étions toujours amoureux, sa fille comptait tellement pour lui que son annonce nous surprit autant par sa rapidité que son côté inattendu. Ici également, je me suis interrogé sur ce qu’allait devenir d’hypothétiques prochains contacts. Lorsque par courriel, il me fit part de son affectation au Tibet et qu’il ne croyait pas être en mesure de revenir en terre américaine, les hauts dirigeants du ministère des Affaires internationales de la Chine l’en avaient informé, je dus me convaincre que nos derniers jours à titre de couple étaient arrivés.
Bien avisée des tensions existant entre les deux pays et le fait que je sois officiellement la traductrice-interprète du Dalaï-lama, la dernière conversation qui eut lieu dans notre restaurant préféré s’étendit sur une soirée tout aussi délicieuse que celles qui nous furent données auparavant, mais elle me stupéfia.
Cet homme, celui qui nous quittait, fit une synthèse des années que nous nous préparions à voir s’achever. Son attachement pour Marie et moi fut à un point tel évident qu’il songea, un jour, quitter sa carrière diplomatique et demander à son gouvernement l’autorisation de s’installer à demeure aux USA. C’est par amour pour sa patrie que je perçus plus fort que tout qu’il s’en est abstenu. Les derniers mots qu’il prononça restent toujours gravés à mon esprit.
“ Nous avons marché sur deux routes parallèles et avons su camoufler notre relation. Je veux que tu saches qu’il existe parfois, souvent même, une croisée des chemins. “
Je ne pouvais, à ce moment-là du moins, mesurer correctement la portée de ses paroles. Notre relation, cachée à la vue de mes confrères du service d’interprétation de l’ONU n’a pas su échapper à la perspicacité de mon patron. Il m’apostropha à l’occasion du banquet offert pour le mariage de Marie.
- Le départ pour d’autres fonctions fait intimement partie de la vie diplomatique. Vous le savez aussi bien que moi. Le fait que Giuji rentre en Chine - je sais pertinemment qu’il n’y restera pas très longtemps - m’amène à vous parler à coeur ouvert. Vous êtes, et de loin, notre meilleure interprète-traductrice. Je sais que vous arrivez au dernier droit dans votre carrière, que bientôt vous allez quitter l’institution que nous chérissons vous et moi, de sorte que ces paroles doivent vous être adressées à titre non officiel, mais je vous les dois en raison de notre amitié. J’ai été mis au courant de la relation que tous les deux avez réussi à dissimuler et dont votre fille est le fruit, mais la diplomatie est un monde de compromis, d’accommodement et comme sait si bien le dire la langue anglaise de “ give and take ” bien emprisonné dans ce qu’il faut garder pour soi, informer nos supérieurs et mettre en réserve si jamais il faut se résoudre à des transactions facilitant différents accommodements. Les Chinois l’ont eux aussi appris lors de votre voyage chez eux et n’ont pas été dupes des exégèses fournie par leur diplomate. Ils l’ont laissé croître pour une seule et unique raison : vous êtes la traductrice du Dalaï-lama. Ils laissèrent filer cette liaison afin, au bout de la piste, de pouvoir récupérer des informations pertinentes sur le Tibétain. Votre amant, permettez-moi d’ainsi le nommer, et je sais que je vous l’apprends, sera affecté au Tibet afin de calmer le jeu, mais principalement pour fomenter un piège contre lui. Vous sachant professionnelle jusqu’au bout des ongles, je me rassure en me disant que les privilèges obtenus de vos entretiens avec le chef spirituel du Tibet, vous n’en avez jamais divulgués la teneur à qui que ce soit et surtout à Giuji. Je me permets, avant de vous laisser retourner auprès de vos invités, un conseil : demeurez éloignée de cette affaire. “
Il m’était difficile de lui répondre car je n’avais pas abordé ces points avec les deux intéressés. Je m’en suis tenu qu’au contenu des discours de mon client, comme le surnommait l'amant chinois, et à l’éloignement qui devait me distancier de ce dernier.
Je découvrais un autre aspect du métier de diplomate et compris que pour accéder à un poste de responsable d’un crucial comité de l’ONU que remplissait mon patron, il fallait être aussi rusé que l’est Giuji. Savoir jouer du coude, mais principalement être en mesure de décoder un langage parfois sibyllin.
La réponse que je lui offris n’est pas l’entière vérité. Je tus le contenu personnel de mes rencontres avec l’un et l’autre, sans imaginer à cette époque qu’un jour l’affaire que j’appellerais celle de “ la double lettre “ se présenterait à moi comme une aventure pouvant impliquer chacun d’eux. Le silence atteint souvent plus d’auditeurs que les paroles, c’est la leçon que je retins de cet échange.
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Choïdzin n’est jamais apparu à mes yeux comme un gendre, davantage comme l’homme dans la vie de ma fille. Elle me parlait de lui avec une telle affection que je reconnus une certaine similitude avec la relation entre son père et moi. Il venait tout juste d’achever des études en théologie - choix assez surprenant de nos jours chez un jeune de son âge - et, comme Marie, partageait son temps entre l’université et un boulot de garçon de table dans un restaurant français très réputé sur la 46e rue, Le Rivage où j’avais déjà eu le privilège d’apprécier la gastronomie.
Lorsque nous nous entretenions du Dalaï-lama, c’est avec beaucoup de vénération que mon gendre le faisait. Sans entrer dans tous les détails qui menèrent sa famille aux USA, j’ai cru déceler que des fantômes logeaient dans leur histoire. Il nous apprit qu’ils apparurent chez ses parents une fois qu’ils eurent quitté un petit village situé à quelques kilomètres de la capitale Lhassa.
Ces histoires de fantômes, comment pouvais-je imaginer à ce moment-là qu’elles me pourchasseraient bientôt, enfouies dans une lettre à deux volets écrite de la main même du Dalaï-lama et m’y plongeraient jusqu’à risquer de m’anéantir. Cela reviendra un peu plus tard, sachez attendre un peu.
Le mariage, donc, de ces deux tourtereaux mènerait quelques mois plus tard à la naissance de ma petite-fille Léa, vers la fin de l’année 1990. Avant de m’y attarder, il m’apparaît majeur de parler d’une femme que j’ai eu le plaisir de rencontrer à deux reprises, Simone Veil.
Notre premier contact remonte au début des années 1980 lors de son passage à l’Assemblée générale des Nations Unies à titre de présidente du Parlement européen. Le second, plus tard en 1992, à l’occasion du Sommet de la Terre à Rio alors que le service de l’interprétation de l’ONU m’y affecta.
La bonne entente et une sorte de belle camaraderie s’étaient installées entre nous lors de sa venue à New York. Sa connaissance de la langue anglaise qu’elle jugeait inadéquate, son allocution fut prononcée en français et j’avais à la traduire en anglais. Tout de suite elle m’a plu, pour une foule raisons.
À sa demande expresse j’ai accepté, en 1992, de me rendre à Rio de Janeiro afin de lui servir, à nouveau, de traductrice puisqu’elle tenait absolument à faire une déclaration en français alors que la langue officielle choisie pour les débats de la conférence était l’anglais.
Son passé de magistrate, avoir piloté l’adoption de la loi sur l’avortement au parlement français, sa qualité de ministre de la Santé sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, puis sous le gouvernement du Premier ministre Édouard Baladur à titre de ministre d’État, ministre des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville - c’est sous ce chapeau qu’elle se présenta au Sommet de la Terre de 1992 - le plus important demeure d’avoir été la première présidente du Parlement européen élue au suffrage universel, tout cela auréolait le personnage dont je garde un profond souvenir.
Je sus que par la suite elle a été membre du Conseil constitutionnel de France ; elle y siège toujours en ce moment.
Ma méthode de travail lui plut, à savoir de privilégier une rencontre préparatoire au discours afin d’en bien saisir les nuances, de sorte qu’elle m’invita à dîner dans un restaurant de mon choix. Nous nous sommes donc retrouvées au restaurant Le Rivage. Mon gendre, lorsqu’il m’annonça quelques années plus tard qu’il y travaillait comme garçon de table, fut enchanté de l’apprendre.
Le fait que je relate remonte à 1980. Je fus surprise de la voir entrer dans ce restaurant aux murs de brique et de tables rondes, sans aucun garde du corps. Une femme énergique aux yeux pers se présenta à moi qui l’y avait invitée. Immédiatement j’ai vu dans son regard perçant une détermination hors du commun.
- Vous ne craignez pas de vous amener ici sans un gardien de sécurité ?
- Fanny, vous connaissez mon passé, alors comprenez que peu de chose ne m’inquiète. D’ailleurs personne ne me connaît dans cette immense ville.
- Il n’existe pas de règles précises entourant la présidente du Parlement européen, j’entends par là un certain décorum quant à vos déplacements ?
- Je l’instaure moi-même et ne juge pas utile d’être accompagnée par un chaperon.
Son sourire me séduit et en quelques phrases elle me mit au courant de l’essence de son discours. Sachant très bien qu’il s’agissait d’une première dans les annales de l’ONU, à savoir que l’Europe, cherchant à y faire sa place, déléguait sa présidente et que tous ses mots seraient scrutés à la loupe. Rapidement je me rends compte que cette femme réside à une autre adresse ; rien à voir avec les politiciens que je classerais dans la catégorie des “ habituels “.
Mon patron m’avait bien instruit sur la biographie de celle qui trônait devant moi avec une simplicité déconcertante. Je m’attendais à tout sauf ce qui s’y déroula.
- Vous savez madame Veil...
- Appelez-moi Simone, s’il vous plaît.
- D’accord. Vous savez Simone que j’étais à Paris de 1955 à 1960 et que la loi sur l’avortement m’aurait été indispensable à cette époque.
- Vous n’êtes pas la seule et c’est beaucoup en raison du fait que des milliers de femmes quittaient la France pour se faire avorter dans d’autres pays européens que le Président de l’époque m’a investi du devoir, oui le mot est assez fort pour illustrer la nécessité d’adopter cette loi le plus rapidement facile.
- Cela n’a pas été facile. Je me rappelle bien votre discours à l’Assemblée nationale afin de défendre ce projet de loi et toutes les attaques que l’on a menées contre vous autant que sur le projet lui-même.
- La politique est malheureusement menée, et c’était particulièrement le cas dans ces années-là, par des hommes aux idées obtuses.
- Cela n’a pas tellement changé, si je ne m’abuse.
- Vous avez raison, mais je ne suis pas certaine que la lutte que mènent les mouvements féministes, je l’ai souvent dit d’ailleurs, puissent aider à faire progresser la cause. Il m’apparaît difficile d’accepter le fait que les conflits, de quelque nature qu’ils soient, fassent avancer les choses.
La voix de cette femme m’est immédiatement apparue, dans ses tons hachurés, celle d’une personne déterminée. L’avantage que possède un ou une interprète sur le public auquel il ou elle s’adresse réside que la voix leur parvient directement à l’oreille sans être parasitée par les bruits ambiants ou encore certaines réactions que l’auditoire manifeste.
J’avais à traduire en anglais les propos d’une femme hardie, au passé collé à la figure au point qu’elle m’affirma que souvent cela lui portait préjudice.
- Vous savez, Fanny, tout personnage public transporte dans son sillage les aléas que la vie inscrit dans l’imaginaire des gens. Je suis tout à fait consciente que ma venue ici à l’ONU, que le discours que vous saurez traduire, sera teinté de ma descendance juive. Tous savent que je suis une survivante des camps de concentration, que j’y ai perdu des parents intimement proches, mais je me suis fait un devoir de n’en parler que lors de manifestations rappelant ces tristes événements.
- En sort-on vraiment ?
- Cette question est d’une telle vastitude qu’en parler exigerait plus de temps que celui de notre repas.
- Je ne veux pas m’attarder sur le sujet, mais seulement vous dire que j’ai épousé un homme dont les parents, partis du ghetto de Varsovie, ont été victimes des chambres à gaz d’Auschwitz.
- S’en-t-il sorti, si je peux me permettre de vous retourner la question ?
- Je ne le crois pas. Toutes les années que nous avons passées ensemble en furent embrunies, pour ne pas dire empoisonnées.
- J’ai trop vu de femmes servant de cobayes à des expériences médicales à saveur eugénique pour, encore maintenant, taire, non pas ma colère, mais une volonté de rappeler ces barbaries.
- Je reconnais bien là votre formation de magistrate.
- La magistrature c’est l’outil de la justice. Et la justice doit s’étendre à tout l’humain, non seulement qu’à rendre le droit applicable à tous et à chacun.
Notre conversation dura plus longtemps que prévue et ne désirant pas étirer indûment un dîner qui fut fort agréable, je me suis permis une dernière question.
- Croyez-vous en l’influence ?
- Vous voulez sans doute signifier si je crois que les choses peuvent changer.
- Plus précisément.
- Dans ma conception du mot “ génocide “, je crois que la Shoah fut un des plus dévastateurs. On ne peut pas éliminer six millions de personnes sous le seul motif qu’ils appartiennent à une catégorie de gens, soit le fait d’être né juif dans le cas qui nous préoccupe, sans que ce vocable ne puisse résonner de manière criante. Je me suis longtemps interrogé, et encore maintenant je le pense, sur les motivations qui animent certains êtres de pouvoir en quête de plus contrôle encore, d’agir de la sorte. L’Histoire abonde de tels exemples et à chacune des fois, déposant des gerbes de fleurs, prononçant des discours larmoyants, élaborant des édits afin de les prévenir et les éviter, l’homme ne s’y attarde que le temps d’une cérémonie réitérée d’une année à l’autre. On nous gave d’expressions insignifiantes car les gestes ne suivent pas. Y a-t-il dans le coeur de l’homme plus de haine que d’amour ? Je ne le sais pas, mais une chose m’apparaît certaine, sa mémoire lui fait défaut. Nous avons, autant les victimes que les bourreaux, autant les spectateurs apathiques que les moralisateurs, nous avons un devoir de mémoire. Oui, nous soulignons tous les ans l’Armistice le 11 novembre, mais combien d’autres guerres ont suivi. Nous demeurons beaucoup trop dans le discours et l’apologie, jamais dans l’action.
- Où réside la solution ?
- J’espère que ce n’est dans la solution... finale.
Nous nous quittâmes sur ces mots et le lendemain, Simone Veil prononça un discours qui, encore, est présent à mon esprit. Est-ce que cela me permit de mieux décrypter la personnalité de mon ex-mari ? Je ne le saurai jamais, toutefois je constatai que l’homme qui fut à mes côtés durant quelques années ne pouvait être que ce qu’il a été, un homme marqué au fer rouge de la brutalité et de l’inhumanité.
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J’entrai donc dans les années ‘90, incertaine s’il me fallait frôler l’amour davantage que la haine, toujours liée à un passé combien accablant. Je ne veux pas revenir sur le sujet, toutefois la conversation avec Simone Veil avait semé en moi les germes de quelque chose qui, en plus de m’être inconnue, ne réussissait pas complètement à faire sa place ; trop d’expérience dans des situations sans amour que le concept lui-même peinait à trouver du sens dans mon esprit.
Est-ce véritablement de l’amour qui me liait à ma fille, à mon amie vietnamienne et l'amant chinois ou bien ce sentiment s’était-il évanoui lorsque je suis entrée dans cette pièce froide et rude qui fit disparaître l’enfant qui devait naître de ma relation avec Daniel Bloch ? Peut-on avorter l’amour ? Je ne le saurai jamais... Faux, je le sais parfaitement bien. Ce foetus arraché de mon utérus représentait le plus simple et le plus clair refus de ne jamais être comme ma mère. Je ne voulais tellement pas devoir à agir comme elle le fit pour moi. Je ne voulais tellement pas implanté chez un autre être vivant ce qu’elle avait été et l’idée que la seule personne importante à qui on devait respect, eh bien c’était soi-même tout en faisant fi des autres ; l’égoïsme à l’état pur.
Cet égoïsme lui aura permis de combattre sa souffrance et sa dépendance à quelqu’un d’autre, mais elle le généralisa de manière excessive. Le bombardement du Gand théâtre de Varsovie qui l’obligea à demeurer chez son mari, elle le prit comme une opération dirigée expressément contre elle. Elle réalisait que sans son mari, à cette époque, elle se serait vue à la rue, à la merci d’elle ne savait trop quelle obligation autre que d’être répétitrice de musique ; situation que jamais elle accepta.
Était-elle une artiste ? À sa manière sans aucun doute, mais la bohème ne lui convenait pas. De se retrouver tous les jours en présence des plus grands ténors d’Europe, des cantatrices que tout le monde adulait, cela joua sans doute sur son orgueil, mais la vie qu’ils menaient en aucun cas lui ressemblait. Refusant tout voyage que mon père lui proposait, se campant perpétuellement devant son piano, elle m’utilisa comme excuse. “ Nous pouvons l’amener avec nous, cela lui ouvrirait des espaces inconnues...” l’argument de mon père, ne modifia pas sa décision.
J’ai souvenir encore de sa figure lorsque annonçant ma décision de m’inscrire à la Sorbonne, aujourd’hui je puis dire sans risquer de me tromper, cela aura été pour elle une libération. Mon père fut plus circonspect allant jusqu’à insister pour que je ne quitte pas la Pologne pour un pays que dans son âme et conscience il ne portait pas dans son coeur. J’eus choisi la Suisse qu’il aurait été davantage heureux. Ce pays neutre lui convenait beaucoup plus.
Toute ma vie polonaise fut enrubannée de l’égoïsme et l’orgueil de cette femme et la fragilité de mon père ne me servit pas de rempart.
Comme je m’éloigne de mon propos qui est celui de résumer les années ‘90, les dix dernières de mon contrat me liant au service d’interprétation de l’ONU !
Revenons-y.
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D’abord, et comme je l’ai fait pour les autres décennies, examinons l’aspect géopolitique. Ces années connurent des guerres - Yougoslavie, Tchétchénie, Congo, Indochine - la dislocation du bloc soviétique et la fin de la guerre froide, le génocide des Tutsis au Rwanda, mais principalement la mise en place de la mondialisation. Cela allait même s’ébrouer jusqu’en Chine amenant à une redéfinition de l’équilibre mondial. Dire que ce sillage plutôt imprévu, l’importance des technologies transforma le type de relations entre les pays et surtout entre les humains, serait un euphémisme.
C’est l’histoire de Tình qui me le fit réaliser par le fait qu’elle reprenait contact avec sa famille vietnamienne qui avait bien changée depuis son départ. Il est exact de dire qu’elle ne s’est pas tellement captivé au portable, à Internet, mais son père, lui, y fut friand et comptait sur cet outil pour renouer des contacts et mettre à jour l’état familial.
Pourquoi a-t-elle délibérément choisi de ne pas s’y intéresser ? Marie a bien essayé de la convaincre, mais sans résultat probant. C’était comme si elle craignait de recevoir, de la part de ceux qui n’eurent pas la chance ou l’occasion de quitter le pays, un blâme ou pire encore, ne recevoir aucune réponse. S’y rendre lui apparut la solution à adopter.
Lorsque ma fille lui demanda si elle avait toujours des amis dans son pays natal, sa nounou se fit évasive. Un jour, elle me parla d’une institutrice dans la classe de qui elle fit son stage d’enseignante, une jeune femme qui l’avait encouragée dans ses études. Cette femme, à l’opposé des membres de sa famille, manifestait une profonde sympathie pour un Vietnam décolonisé, indépendant, libre et en marche vers la paix, qui selon elle n’arriverait à son but qu’en appuyant la lutte de Hô Chi Minh.
Lorsque ses parents eurent l’opportunité de s’évader, son père se vit soulagé de voir sa propre fille s’éloigner de la situation qui progressivement s’installait dans un Vietnam qui ne serait plus coupé en deux parties.
À l’arrivée des années ‘90, le Vietnam ne représentait plus le point de rupture entre le monde capitaliste et communiste, la réunification de l’Allemagne lui ayant damé le pion. Il faut dire que la venue du terrorisme allait faire porter l’attention du monde sur un nouveau type d’inquiétude. L’attentat d’Oklahoma City nous préparait-il à celui de 2001, en plein coeur de New York ? Chose certaine, les dix dernières années du XXe siècle n’annonçaient rien de bon et les moyens pour parvenir à se faire entendre prenaient une tangente bizarre.
Je dois dire que du début de 1990 jusqu’à la fin de cette décennie, mon travail à l’ONU prit une tournure qui n’allait pas me déplaire. Mon patron se faisait vieillissant et son Laos natal l’attirait de plus en plus, il me proposa de superviser les stages des nouveaux arrivants, se délestant d’une tâche qui l’accablait. Il jugeait que la nouvelle génération de traducteurs-interprètes ne possédait pas suffisamment d’ouverture d’esprit, ne cherchait pas à approfondir leurs connaissances à un point tel qu’il devait parfois les obliger à lire les notes que lui-même rédigeait afin qu’ils puissent, un tant soit peu, comprendre les propos qu’ils devaient traduire.
Il me raconta que parmi la nouvelle cohorte, certains n’avaient aucune idée de qui étaient les politiciens qui s’annonçaient et devaient prendre la parole devant l’Assemblée générale. Je note ici que Nelson Mandela, élu président de l’Afrique du Sud, proclamant la fin de l’apartheid en juin 1991 leur était plus inconnu que U2 et Freddy Mercury. J’en passe et non des moindres.
Un événement survenu en 1990 mérite d’être souligné : la Convention internationale des droits de l’enfant. Le monde apprend le triste sort des enfants-soldats ainsi que ceux travaillant dans les pays sous-développés au profit des grandes entreprises multinationales américaines et européennes.
J’achève ce bref survol en mentionnant, sans vouloir m’y attarder outre mesure, que le monde ne pourra plus jamais être le même en raison de la révolution du numérique. Apprendre, en direct, ce qui se déroule à l’autre bout du monde, y assister même, ce qui ne pouvait être imaginable quelques années plus tôt a modifié en substance le rôle du traducteur-interprète. Maintenant, il devient possible d’écouter qui que ce soit avec l’aide d’un robot-interprète.
Je ne pouvais me résoudre à accepter cette situation et sans me mettre à compter les mois me séparant de la retraite, j’y songeais sans appréhension, davantage comme une espèce de délivrance.
De plus en plus l’ONU devenait une assemblée de familles disparates s’abritant sous différents chapeaux idéologiques, un endroit permettant aux grands de ce monde de venir prononcer des discours sachant pertinemment qu’ils ne pourraient rien changer à la réalité. Le Conseil de sécurité, de plus en plus le lieu des veto d’un membre ou d’un autre, supplantait l’Assemblée générale devenue un détour obligé pour les nouveaux maîtres du monde.
Vous comprendrez que le travail d’interprète n’a plus la cote et je m’en suis plaint auprès de mon patron de moins en moins au-dessus de la mêlée :
“ Il nous faut s’adapter au changement et admettre que l’ONU s’étiole. “
Nous sommes partis tous les deux la même année, lui pour le Laos et moi, une lettre entre les mains, celle que le Dalaï-lama m’avait confiée. Il le fit lors de son dernier voyage à New York, fin 1999.
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Alors que l’année 2000 se pointe avec son cortège d’inquiétudes et d’alarmes, j’ai 65 ans, Marie, 30 ans et ma petite-fille Léa, 10 ans. Comme la naissance des jumeaux, mes deux petits-fils, n’aura aucun impact sur la suite de cette histoire, j’éviterai d’en parler plus qu’il ne faut. Souligner leur venue et le fait qu’ils sont, encore maintenant, des Américains dans la plus pure définition du terme peut suffire.
La distance entre eux et leur soeur porte à croire qu’aucun lien de parenté ne les relie. Une seule façon d’agir pour leur faire plaisir, c’est les conduire chez MacDonald’s ou les accompagner à un match de baseball. Mais je reviendrai sur l’atmosphère familiale qui règne chez Marie, Choïdzin et leurs enfants tout en précisant la relation tout à fait particulière qui me joint à Léa.
* - la fin du sixième texte - *