photographe professionnel, lors de notre passage sur l'île de Phu Quoc
du 8 au 15 février 2021.
Traversée
L’homme élancé au teint cuivré balaie la pièce du regard. Il fixe les aiguilles de l’horloge. Ce sera bientôt le moment de tamiser la lumière pour signaler aux derniers badauds que l’heure de la sortie a sonné. L’homme presse avec émotion le trousseau de clés qu’on lui a confié il y a quelques semaines. Le creux de sa poitrine est envahi d’une douce chaleur. Il lui tarde de voir partir les visiteurs retardataires pour se consacrer à son rituel de reconnaissance.
Depuis qu’il est gardien au Rijkmuseum et responsable de la fermeture des salles d’exposition, Yémané attend l’heure où il se retrouve seul, dans la pénombre, en contact intime avec les originaux des grands maitres. Le silence du lieu, le sentiment d’un espace et d’un temps sacralisés par la présence des chefs-d’œuvre l’ancrent dans sa nouvelle réalité pacifiée, qu’il aurait crue impossible il y a quelques mois. Il passe l’îlot des porcelaines de Delphes et s’approche alors de deux tableaux — la toile craquelée du maitre du clair-obscur et l’œuvre obtenue en prêt d’un peintre contemporain de la marine néerlandaise — pour y plonger son regard et s’y absorber, afin de se souvenir du chemin parcouru. Et pour honorer le moment présent.
L’image des rameurs et de la rivière le ramène malgré lui au début de son infernal périple, lorsqu’il prit la résolution de s’évader de la terre natale corrompue pour échapper à un service militaire sans issue. Il se revoit aux abords de la rivière Mareb coulant entre son pays et l’Éthiopie. En franchissant ce cours d’eau avec les passeurs, pouvait-il soupçonner l’accablant cortèges d’afflictions qui se mettait en branle, alors qu’il n’avait pour unique but de se donner la chance d’un meilleur destin ? Si, à ce moment-là, il avait entraperçu la trame d’horreurs dans laquelle il s’engageait, aurait-il continué à marcher ? De l’Éthiopie à la Libye, il se revoit avancer jour et nuit, comme un automate écartelé entre la chaleur et le froid, la peur au ventre, les intestins noués, la bouche asséchée, la peau craquelée, les pieds saignants dans les tongs de caoutchouc, le sommeil délirant. Encore loin d’imaginer, hélas, l’ampleur des cauchemars qui l’attendaient au camp libyen : eau souillée et pain sec, promiscuité puante, latrines insalubres, hurlements des jeunes filles violées, extorsions, enlèvements ou disparitions de ses compagnons migrants, coups de fouet, lacérations, menaces à la baïonnette, terreur, toux, éreintements, diarrhées, soif, famine. Et désespoir. Jamais n’avait-il éprouvé un tel sentiment d’abandon, un tel ahurissement face à tant d’inhumanité. Jamais n’avait-il ainsi basculé dans la perte de sens.
Est-ce grâce au montant de la rançon obtenu d’un ami harcelé ou à cause de ses incalculables heures de travail dans les exploitations libyennes qu’on le précipita de nuit, dans une embarcation de fortune, sous les coups et les cris des miliciens, en direction de l’Italie ? Ça, il ne le saura jamais.
Il pose maintenant ses yeux noirs sur la représentation du grand voilier gitant dans la houle d’une mer menaçante et se remémore cette effrayante traversée, en surnombre, agglutiné sur ces jeunes depuis longtemps désenchantés, trop épuisés pour être apeurés. Il se souvient qu’il avait la sensation de se laisser flotter, dériver, emporter comme un débris, un détritus à la surface des flots déchainés d’un tsunami. La nausée au cœur et le néant en tête. Inch Allah !
Yémané fixe d’un regard halluciné les toiles qui évoquent un passé par lui seul traversé. Et se ressaisit en se rappelant le sens de son rituel. S’il se recueille en silence dans la tranquille pénombre de ce lieu d’art et de culture, c’est pour ressentir la reconnaissance qu’il a envers une personne angélique. Ce cœur battant qui l’aura remarqué au camp de réfugiés italien, puis aidé et secouru. Grâce à ce parrainage inespéré, s’est finalement ouvert à lui un présent libéré des anciens jougs, dans le bas pays des moulins à vent.
Le migrant érythréen est toujours absorbé par les deux chefs-d’œuvre. Il les scrute, mais à présent, il n’y projette plus son propre périple. Il est plutôt saisi par la lumière immanente irradiant de chacun d’eux. Il se recueille dans cet embrasement d’espérance. Sa main presse à nouveau le trousseau de clés attaché à sa ceinture. Ses yeux s’embuent. Il se dit qu’il serre les clés du paradis !
(Claire, février 2021)
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Mémoire du crépuscule
Bien sûr la lumière de l’aube fut magnifiée par les poètes de toutes les cultures; ainsi, certains pourraient voir dans cette œuvre de Rembrandt le moment magique de la levée du jour. Pour moi, j’y vois plutôt le crépuscule, un moment de la journée qui me plonge parfois en de troublantes réminiscences : j’en évoquerai ici quelques-unes. Et pour cela, j’emprunterai à Baudelaire un peu de son Harmonie du soir :
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;
Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige.
Comme pour l’auteur des Fleurs du Mal, le crépuscule semble être synonyme à la fois de beauté et de tristesse… C’est d’ailleurs au crépuscule que Patricia, ma première épouse s’en est allée tragiquement, lors d’un ciel subitement obscurci de sable par le vent de mer du golfe de Guinée, au Ghana. C’est aussi à la fin du jour, une semaine plus tard, que je suis allé sur les lieux de la tragédie. Quand j’ai aperçu le grand car bleu-ciel d’où Patricia s’est envolée vers les cieux, je me suis penché pour toucher au sol. Potière, son métier était de transformer de la terre en art. Un homme, endeuillé comme moi sûrement, s’est alors approché de moi et après un long moment de silence mutuellement honoré, me dit : « It’s too big to be bad ».
La lueur du jour s’estompait doucement en cette heure exquise en Afrique où le jour laisse hâtivement place à la nuit. Rentré à l’hôtel j’ai pu alors écrire un dernier hommage à celle qui fut mon épouse et qui était devenue mon amie. Ce soir-là, il me semble, le soleil s’est noyé dans son sang.
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !
Le crépuscule, c’est aussi ce moment chéri pour le paysan lorsque son labeur se termine : le foin est coupé, engrangé et le troupeau, rassasié. C’est alors qu’il peut s’arrêter et profiter de la fraîcheur du temps et peut-être, s’il n’est pas trop fourbu, ressentir la satisfaction du travail accompli. Ces vers du chantre du Spleen peuvent ici traduire la sensation de
l’harmonie de la vie du paysan avec la nature
Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Adolescent, j’ai eu ce privilège de vivre ces brefs instants de grâce, pendant les étés passés sur la ferme de mes oncles. Je vivais de la fierté de pouvoir ressentir la même fatigue corporelle de ces hommes de la terre. Comme eux, et avec eux, j’avais œuvré sous le soleil sec et ardent de juillet pour engranger les foins qui nourriraient les bêtes au cours des longs hivers. Je ressentais à ma mesure les douleurs aux mains et les courbatures aux reins au moment de me déposer sur la véranda après un copieux repas. Les vaches laitières broutaient goulument l’herbe grasse du champ à côté de la maison; ce champ plus riche leur était offert quelques heures par jour avant de les rediriger plus tard vers le grand pré menant jusqu’à la forêt et où il fallait dès l’aube aller les chercher pour la traite du matin.
Assis à côté de mon oncle dans la fraîcheur du soir, j’humais à satiété cette odeur agréable du foin fraîchement coupé qui se mêlait aux fragrances particulières des bêtes dans le champ adjacent à la maison. S’ajoutait à ce délice sensitif le chant strident des cigales qui profitaient de la douceur de l’été pour chanter leur joie, ne se souciant pas de la bise automnale qui viendrait. Un couple d’hirondelles qui nichaient dans la corniche du toit de la galerie, virevoltaient encore dans ce ciel vespéral, soucieuses de nourrir leur progéniture: nous nous reposions lors même qu’elles œuvraient encore. Le ciel, pour elles, n’était pas comme pour nous, un grand reposoir.
Aujourd’hui, chaque coucher de soleil, quelque que soit la saison, est pour moi source de douce et aussi d’amère mélancolie. Une tristesse comme une réminiscence me revient chaque 23 décembre au crépuscule
Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige,
Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir !
Depuis que Claire est là, avec moi, mon crépuscule est une aube perpétuelle.
Pierre (février 2021)
Harmonie du soir
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Vogue ! Vogue !
Jean (Février 2021)
Trudeau et Freeland Le CRAPAUD ne pouvait absolument pas laisser passer une telle occasion de crapahuter en pleine politique fédérale cana...