Mon frère Pierre, ma belle-soeur Claire Pelletier et moi-même, nous nous sommes lancé un défi ; un défi écriture. Il consiste à pondre un texte à partir d'un déclencheur qui peut être une image, une photographie, une phrase, un extrait de musique ou tout autre chose que l'un de nous propose à notre imagination. Aucune règle autre que celles auxquelles nous voulons bien nous astreindre.
Le premier projet " ÉCRITURE " part de cette oeuvre de Sébastien Laval, photographe professionnel à Poitiers depuis 1993.
Voici ce que cela donne.
Et si Rodin…
Et si Rodin
En esquissant son dessin
Avait assis son penseur
Les ischions posés sur la culasse
Glacée d’un canon,
De quelles pensées
Son esprit aurait-il été saisi ?
Et si Rodin
Avait modelé la glaise
De son esquisse
Fin 2020
Et en avait vu le bronze hissé
Sur la bouche d’un canon,
Sa pensée aurait-elle hurlé :
Feu !
Aurait-il déploré :
Feux, feux… tous les feux !
Fous furieux
Infinie folie
Flammes, toutes les flammes
Déflagrations, explosions, détonations
Depuis le début des temps,
Depuis la première étincelle
Entre les doigts de l’homme
Feux, flammes, fours
Crépitant, rugissant, brûlant, étouffant,
Dévastation, ravages, saccages
Provoqués impunément
Mises à feu et à sang
Et morts
Incalculables morts
À petit feu
Ruines, innombrables ruines
Croisades enflammées
Insupportablement répétées
Par d’impitoyables pyromanes
De pouvoir repus
Feux, feux rampants, incendies,
Brasiers de coupes à blanc
Vents suffocants, tourbillons torrides, tornades funestes
Terres de cendres
Embrasements, émeutes, insurrections
Engouffrement aux portes de l’enfer
Et stupéfaction de la pensée !
Et si Rodin
Observant la silhouette
Songeuse sur la culasse refroidie d’un canon
Noyée dans cet embrasement d’afflictions,
Aurait-il alors été empoigné
Par une pure pitié ?
Aurait-il souhaité
Insuffler dans l’esprit de son penseur
Recueilli sur la culasse d’un canon
D’autres desseins
Que ceux de méditer l’immonde ?
Lui aurait-il instillé
Le dilemme de songer à d’autres feux ?
Le doux feu de la flamme
D’une bougie
À peine vacillante
S’élançant dans le silence de la paix
Le feu flamboyant
D’un soleil d’aube
S’étirant dans la beauté du monde
Le feu crépitant d’étincelles
Luisant au fond des prunelles
De regards aimés
Le feu qui réchauffe
Le feu qui rassemble
Le feu qui anime l’amour
Le feu
Feu !
Et si Rodin…
(Claire, décembre 2020)
Après la guerre, la paix! Vraiment?
« Quand les hommes vivront-ils d’amour ? », semble se demander ce jeune asiatique, pensif et recueilli. Cet engin de guerre m’est en effet si spontanément rébarbatif que je projette probablement sur ce garçon ma répulsion. La maison basse en arrière-plan me fait penser à quelque campagne du sud-est asiatique, la seule région d’Asie que j’aie visiter hormis le Liban. Elle m’apparaît d’ailleurs tellement triste, ayant la même couleur que ce canon qui occupe outrageusement la plus grande partie de l’espace sur cette photo. Métal gris et béton terne, et même le kaki soldatesque du veston de ce jeune, rien qui ne vienne égayer l’atmosphère lugubre de cette méditation solitaire. Sauf peut-être le blanc de la chaussette?
Quel titre donner à cette image? Après la guerre, la paix. Vraiment?
Certainement pas celle de l’âme. Comme si le photographe avait voulu laisser le doute envahir son champ de vision.
Que reste-t-il en effet à la jeunesse, à cette génération post-cataclysmique ? Où est l’espoir?
En regardant de nouveau cette image, je m’attarde cette fois au jeune homme. Pourquoi s’est-il hissé sur ce canon? Peut-être comme pour les chats, afin de voir le paysage d’un peu plus haut que sur le sol. Sa main sur son menton m’amène à y voir une attitude pensive, dépourvue de tout sentiment de regret ou de jugement en lien avec l’objet sur lequel il s’est assis. Et d’ailleurs, que représente ce canon pour lui? Un instrument de la libération de son pays de quelque envahisseur? Je vois que la couleur blanche de sa chaussette m’amène à voir cette photo de façon moins lugubre. Voici en effet que je vois le gazon vert, sous et autour de l’engin de métal. Comme si le gazon avait repoussé sur une terre brûlée, la nature reprenant ses droits au-delà et malgré les horreurs humaines. Bien sûr les vêtements du personnage rappellent ceux des soldats. Sûrement sont-ils des surplus réutilisés par la population pauvre, étant gratuits; cela leur redonne une deuxième vie au moment où justement la vie revient.
Finalement, en conciliant ces deux dimensions de ma lecture de cette photo, tristesse de la guerre d’abord, puis espoir de la paix, je termine ce petit essai en pensant à l’œuvre magistrale de Tolstoï : Guerre et Paix, un roman qui « se veut une histoire vraie de la guerre patriotique de 1812 contre l'invasion napoléonienne, telle que l'a vécue la génération des parents du romancier. »
Comme pour Tolstoï, le thème de la guerre m’amène à reconsidérer toute l’importance vitale de la vie qui bat, celle pour laquelle les générations précédentes se sont battues.
(Pierre, décembre 2020)
Il fait gris...
... si gris qu’aucune ombre n’escorte le vieil homme et l’enfant qui s’avancent dans ce champ de ruines. Un peu de vert soutient le jaune des herbes oscillant au gré d’un léger vent poussiéreux.
- Grand-père, pourquoi m’amènes-tu ici ?
- Pour que tu puisses voir les cendres.
- Lesquelles ? Je ne vois qu’un canon.
- Les cendres sont des débris, comme des spectres mélancoliques, reprit le vieillard dont le regard terne s’attriste à chacun de ses pas boiteux.
Les deux visiteurs s’avancent sur ce terrain stérile.
- Tu connais cet endroit, grand-père ?
- Regarde le canon.
- On dirait une statue, répond le jeune garçon se précipitant vers l’arme de fer.
- On érige des statues après la guerre alors que les canons, eux, on les utilise lorsqu’elle sévit. Pour chaque chose existe un avant et un après subsiste.
- C’est quoi la guerre ?
- Des moments qui assombrissent les gens.
- Pourquoi fait-on la guerre, demande le jeune garçon s’assoyant sur la morne carcasse.
- C’est lorsque les gens ne s’aiment plus.
- On ne la fera pas nous, n’est-ce-pas grand-père ?
Le vieil homme cherche à fuir la grisaille du jour de laquelle quelque morosité remonte en lui. Il surveille son petit-fils. Les enfants d’après la guerre ne voient dans les canons silencieux que des statues, des bustes de plomb sans savoir qui les a abandonnés dans leur profond mutisme.
- Prends-moi en photo ?
- Ça laissera un trace de plus, mon enfant, reprend l’homme taciturne.
Quels souvenirs raniment ces silencieuses ruines, alors qu’au plus fort des combats les bruits de la guerre assourdissaient ce champ devenu stérile, l’immortalisant au milieu de ces épaves amères ?
- Parle-moi de la guerre.
- Tu le souhaites vraiment, mon garçon ?
- Oui, car je ne sais pas pourquoi les gens ne s’aiment pas. Toi et moi nous nous aimons, alors on ne fait pas la guerre. Mais d’autres l’ont menée.
- Parfois il semble plus facile de haïr.
- Et quand on ne s’aime plus, on fait la guerre, c’est ce que tu veux dire, grand-père ?
Le vieil homme se déplace, pose sa tête à l’embouchure du canon. Il passe une main veineuse sur la poussière qui s’y est déposée, puis, regardant le jeune garçon qui balaie les alentours d’un regard penaud, entreprend, après l’avoir pris en photo, de lui raconter, dans des mots pouvant l’atteindre, la brumaille de cette journée semblable à celles qu’il a vécues, ici, dans cette vétuste aire de bataille, revêtu de son uniforme kaki .
- Il fait gris aujourd’hui, mon petit. Durant la guerre, tous les jours sont gris. Personne ne réussit à détacher ses yeux de cette morne couleur qui enveloppe tous vos membres. Même quand le soleil resplendit, que les champs sont verdoyants, c’est encore gris. Les hommes qui font la guerre ne savent pas toujours pourquoi ils enfournent dans la gueule des canons ces pièces d’artillerie dont le but est de tuer. La guerre, c’est tuer. Avant. Pour éviter d’être tué.
- Toi, tu n’es pas mort à la guerre.
- J’ai été privilégié.
- Tu as fait comment pour ne pas mourir ? Interroge le garçon qui, tout d’un coup, sans tout à fait comprendre, mesure l’étroite distance entre la vie et la mort ; entre le bleu et le gris.
Le vieil homme, doucement, à pas lents et feutrés, glisse sa main de la bouche du canon jusqu’à l’extrémité du tube, s’approche de son petit-fils fièrement dressé tel un cavalier solitaire.
- Tous les jours pouvaient être le dernier jour. Les camarades qui ont survécu à la veille se levaient ; certains allaient, dans le même gris qu’hier, vers leur dernier repos ; plusieurs autres aussi dans des champs pareils à celui-ci Moi, à mon réveil, je pensais à ta grand-mère, tes parents, tes oncles et tes tantes, me disant que je devais absolument passer à travers les plombs qui tombaient comme une pluie rageuse. C’est l’espoir de les retrouver qui m’a permis de ne pas mourir. En fait, je ne savais pas comment faire pour mourir. Quand tu te poses cette question - comment fait-on pour ne pas mourir ? - tu mises sur la chance et risques qu’elle soit de ton côté.
Le jeune garçon ne semble pas bien saisir les paroles de son grand-père qui s’appuie sur le silencieux engin de guerre. À califourchon sur cette arme de combat que le temps a rendu muette, il est difficile de percevoir dans ses yeux interrogateurs si vraiment il conçoit les mots du vieil homme.
- Et nous nous cachions.
- Vous vous cachiez de la mort à l’ombre du canon.
- C’est un peu cela.
Et les deux, main dans la main, reprirent la route en silence dans ce gris amer ; un vieil homme boite plus qu’à son arrivée...
(Jean, décembre 2020)