mardi 30 août 2016

5 (CINQ) (CENT UN) 01


Voici à qui pourrait ressembler la mère de Dep. Elle lui écrit une première lettre au lendemain de son agression.

Nous en sommes au dixième épisode du récit ILS ÉTAIENT SIX...

Vous savez où trouver les précédents.





1i) la première lettre de Dep.  '' C’est difficile de croire que ce sont les mêmes étoiles que je contemplais quand j’étais petite, dans la prairie. Elles me paraissaient fraîches et argentées, infiniment lointaines et éthérées. Ici, elles semblent solides et brûlantes, trop proches. Je rêvais autrefois qu’elles étaient habitées d’êtres transparents, délicats, des fées. Mais ici, on a l’impression qu’elles sont peuplées d’humains – de gens violents, mauvais. Regardez Orion suspendu au haut de la pagode.''     Dep savait que les mots de Pearl Buck, ceux-ci, allaient introduire la lettre qu'elle se préparait à écrire pour sa mère.

''  Mère. Votre fille vous écrit et vous écrira beaucoup au cours des prochains jours. Elle ne vous informera ni du temps qu'il fait à Hanoï ni de cet oncle qui me reçoit dans sa maison. Votre fille puisera sa force à la source que fait couler Pearl Buck pour me rafraîchir, attendant de recevoir vos mots. Mots qu'elle souhaite voir se transformer en un baume sur la plaie, fraîche encore, qui la fait souffrir. D'abord vous dire qu'elle vous aime, que vous lui manquez énormément. Nos soirées, aussi, toutes deux assises sur le balcon de notre maison, lui font défaut. Le silence et la douceur du vent dans les feuilles de nos grands arbres, ses yeux les cherchent ici. Sans les trouver. Tout est si différent comme le dit notre auteure préférée dans le passage d'un de ses livres qui démarre cette première missive. ''

Chacune des phrases écrites par Dep sont relues, corrigées, les imaginant entre les mains de sa mère. Comme elle voudrait la regarder les lire... soupirer aux bons endroits... déposer les feuillets sur ses genoux... retirer ses lunettes embuées depuis trois lignes... puis reprendre exactement là où elle les avait laissées. Sa mère ne saura pas que Dep écrit les mains gantées; les gants de couleur beige reçus au départ du village. 

'' Mère, recevez votre fille dans sa souffrance. Sans qu'elle l'eut voulu et encore moins provoqué, un garçon l'a violée. Sauvagement. L'a brutalisée. L'a laissée nue comme au jour de sa naissance, seule sous un bougainvillier. Elle s'était protégée, buvant quelques gouttes de citronnelle qui l'endormirent sur le champ. Réveillée, votre fille s'est retrouvée ensanglantée telles les fleurs rouges de l'arbre qui légèrement la couvrait. Péniblement, après un arrêt au puits de la place, elle est rentrée chez son oncle. Il dormait. Elle s'est prosternée devant l'autel des ancêtres. De toute la nuit, celle qui vient de s'achever, elle n'a point dormi. ''


2i) la première lettre de Dep. La jeune fille qui vend des ballons multicolores remettra la correspondance à son amie couturière. Postée demain, lundi, il lui faudra moins d'une semaine pour parvenir à sa mère. Elle attendra au moins dix jours avant de recevoir une réponse. Dep est certaine que sa mère lui répondra; qu'elle aura même envisagé venir directement la rejoindre. Mais elle ne peut pas. Quitter le village signifiera un mauvais augure inquiétant tout le monde. L'échange se fera par facteurs interposés.

Dep place une mèche de ses cheveux dans l'enveloppe. Sa mère verra, dans ce gage, la preuve que tout ce qui s'y trouve ne camoufle rien. N'en dira rien à son mari. Elle ne souhaite pas être blâmée pour son insistance à voir leur fille quitter le village. Il avait admonesté son épouse lors des nombreuses conversations qu'ils eurent quant à l'avenir de Dep. Pour lui, vivre ailleurs qu'au village ancestral était une trahison. Ça n'entrait pas dans sa tête. Ne ressemblait en rien aux traditions qui l'ont toujours guidé dans ses décisions. Il envisageait plutôt sa fille prendre mari puis la charge du commerce de grenouilles que de peine et de misère il tente de maintenir à flot.

La jeune vendeuse de ballons multicolores, une fois les avoir accrochés, écrit sa lettre, se dit qu'elle allait lire. Mais la douleur au ventre se faisait, depuis le matin, de plus en plus intense. Elle ne saigne plus, c'est déjà cela de gagner, se dit-elle. Se concentrer sur le livre de Pearl Buck lui est impossible. Dans sa tête, trop de mouvement qu'elle en oublie même de répondre aux salutations des commerçants dans les kiosques adjacents au sien. Elle se rappelle que la nuit dernière, on l'a vue revenir dont on ne sait trop où, seule et bizarrement préoccupée.

La rumeur en pays vietnamien voyage à la vitesse de la lumière. En peu de temps, devenue vérité, elle saute d'une personne à une autre, se modifiant au fur et à mesure. Dep le sait. Elle ignore l'étendue de celle qui la touche personnellement. En saura davantage par l'amie couturière qui a l'habitude de lui apporter un bol de phở à l'heure du lunch et les derniers potinages. Ne reste qu'à attendre. Il est 7 heures déjà. Le brouillard tombe, la chaleur doucement s'installe.

3i) la première lettre de Dep. Elle a achevé la missive. La boucle de cheveux noirs déposée dans l'enveloppe adressée. Préparé les sous pour les timbres. Toutefois, son coeur n'est pas apaisé. Il lui semble que certaines paroles manquent afin de  bien la conclure. Dep connaît sa mère. Elle la sait forte, ouverte et profondément attachée aux préceptes du Bouddha. Aucune journée ne passe sans qu'elle ne se rende à la pagode. Au jour de la livraison de la lettre, la première depuis que sa fille l'a quittée, elle entendra le gong espérant qu'il puisse adoucir sa peine. Dep cherche dans sa mémoire une parole de Pearl Buck qui puisse bien exprimer son état d'âme. 

Elle a trouvé: '' Les souffrances supportables sont celles que la vie peut couvrir et guérir. Les autres sont celles qui modifient la vie. Les tristesses qui se traduisent par la mort sont supportables, les autres sont inconsolables parce qu´elles changent le cours de l'existence. On peut les comparer à une pierre lancée dans une rivière: l'eau continue à couler mais en la contournant et elle doit s'en accommoder, car elle ne peut retirer la pierre. ''

Mille et une réflexions jaillissent. Son cerveau récapitule tout ce que sa mère lui a enseigné. Jamais rien qui puisse ressembler à de la fausse morale. Ni réprimandes, ni exhortations. Des avis, des conseils, oui. Toujours, il apparaissait essentiel à cette femme qui aima fréquenter l'école, y réussissait bien, d'imprimer dans le coeur et l'âme de sa fille une idée maîtresse: le combat entre la tradition et la modernité est éternel. Parsemé, ce combat, de victoires surprenantes et d'humiliantes défaites. Il empruntera différents visages, se maquillera à la mode du temps, usera d'artifices complexes et fallacieux mais, toujours, restera le même.

Le rappelait encore à quelques heures du départ de sa fille pour Nha Trang, insistant sur le fait qu'elle allait devoir, maintenant et toujours, se rappeler son statut de femme. Une femme qui devra s'assumer pour devenir qui elle souhaite être. Elle sera confrontée à plusieurs idées contraires. On voudra toujours que ce qui a été soit ce qui doit être. Ne rien changer. Ne pas bouger des préceptes d'une société qui a peur du changement. Être femme n'a rien de facile, exigeant quotidiennement ce que certains appellent des sacrifices, d'autres des efforts de lucidité.

4i) la première lettre de Dep.      - Y a-t-il un café tout près d'ici?      La question ramène Dep à la réalité de ce dimanche. Elle n'a ni entendu arriver, ni remarqué qu'un ''étranger'' vient de s'arrêter devant son kiosque. Grand, presque élégant, il porte un sac en cuir à l'épaule. Attendant une réponse, sans doute se dit-il que cette belle jeune fille, celle qui pose un livre sous le petit tabouret, ne parle que vietnamien. Sa question flotte dans l'air. Pour mieux se faire comprendre, il esquisse le geste de porter une tasse à sa bouche. Il lui sourit. 

Elle lui répond en indiquant de la main que ce qu'il cherche peut se trouver un peu plus loin, au bout de cette rue toute en gravier fin, près du carrefour. Il la remercie d'un ample mouvement des bras tout en baissant la tête. Elle remarque que cet homme d'âge mûr porte une petite calotte reposant sur l'arrière de sa tête. Sans doute s'est-il perdu, se dit-elle. Il y a de la résignation dans le visage de la femme vietnamienne, se dit-il.

L'étranger reprend sa route d'un pas lent. Dep retourne à ses introspections. Elle avait prudemment déposé livre et lettre sous le tabouret. Pourquoi, alors que remuent en elle tous les dires de sa mère sur l'influence qui peut survenir lorsque l'on se met en contact avec l'inconnu, le différent et parfois l'inaccessible, pourquoi cet étranger se présente-t-il à elle tout d'un coup? Les Vietnamiens d'un certain âge ont ce vieux réflexe de dire: ce qui est différent, crache dessus, tu verras bien... Si ça ne disparaît pas, lance une pierre.

En plus d'être superstitieux, parfois à outrance, ils tentent également de découvrir un sens aux événements de la vie lorsque des signes leur apparaissent. Dep n'y croit pas mais l'irruption de cet étranger, juste au moment où elle songeait aux enseignements de sa mère, en ce dimanche... lui plait.




À suivre

lundi 29 août 2016

5 (CINQ) CENTS (00) - 500 - Cinq cents













5 0 0
                        cinq cents
                                      (5) (00)
________________________________

En fait, il y a beaucoup plus que 500 sauts... 
avec les chroniques... les humeurs...
les spéciales...
on arrive à 780 sauts sur: 


LE CRAPAUD GÉANT DE FORILLON
depuis septembre 2005. 



Les sauts de crapaud ont été écrits à divers endroits: 
Montréal, Saint-Pie, en France, à Cuba, 
différents pays d'Asie du Sud-Est mais
principalement au Vietnam.



. Au-delà de 152 000 pages vues à partir de la mise en marche du compteur en 2008;

. des lecteurs dans plus 60 pays du monde.




Le premier ne contenait aucune photo... 
La mise en page, plutôt rudimentaire...
Mais le contenu m'a toujours plus intéressé que le contenant...


Il existe qu'une copie papier du blogue, reliée...
Suite à plus de 10 ans de présence, je crois m'approcher davantage des objectifs fixés au départ...





Merci aux fidèles lecteurs et lectrices.






À LA PROCHAINE

samedi 27 août 2016

QUATRE (4) CENT-QUATRE-VINGT-DIX-NEUF (99)




Quelques épisodes attendent sur ma table de travail, ce qui me permet d'en publier un nouveau quelques jours à l'avance.  Celui-ci, le neuvième de la série, vous permettra de connaître les noms (en vietnamien) des principaux personnages. 

Je rappelle que les précédents se retrouvent sur le blogue aux numéros suivants: 486; 488; 490; 492; 494; 495; 496 et 498.

Bonne lecture.




     1h) Un dimanche comme les autres. Profitons de ce dimanche tranquille, chacun s'affairant de son côté, pour faire une petite pause avant de reprendre l'histoire. Histoire qui, jusqu'à maintenant, nous a présenté les personnages suite au geste horrible dont la jeune fille vendeuse de ballons multicolores, Dep, fut la malheureuse victime.

Le groupe des six, les xấu xí, vous leur connaissez une caractéristique propre. Maintenant, voici le nom de chacun, celui que j'utiliserai pour la suite des choses. Afin de bien les distinguer lorsque apparaîtra leur nom, il sera imprimé en caractère gras. D'abord, le plus âgé: (Cao Cấp) qui possède un ascendant naturel sur les autres, principalement le plus jeune (Trẻ). Tous deux forment un duo inséparable, au travail comme ailleurs.

Une seconde paire, beaucoup moins soudée que la première, se compose du visage ravagé (Khuôn Mặt) et du nerveux (Thần Kinh). Ici se rejoignent les extrêmes. Le premier n'a que la beauté en tête - celle de Dep surtout - le second, on pourrait le qualifier de délinquant, de caractériel. Leurs rêves aussi se démarquent: le beau... l'horreur.

Le dernier tandem, bizarre et disparate, comprend le grêle - celui qui pousse comme du bambou -  (Cây Tre) et le bouc émissaire musicien, (Tùm), le Mozart assassiné. Nous les voyons fermer la marche du groupe, cavalcade répétée tous les soirs, sauf le dimanche.


2h) Un dimanche comme les autres. Et il y a Dep. Un point sous la lettre ''e'', et une barre sur le ''d'', puis le mot prend tout son sens: đẹp qui signifie beau ou belle en langue vietnamienne. La mère de la vendeuse de ballons multicolores ne pouvait mieux choisir. Elle dût insister auprès de la famille car souvent elle s'interpose dans les choix des noms; on n'y voyait pas là un prénom significatif. La famille, au Vietnam, forme la base de la société. Il n'y a pas encore très longtemps, les parents s'occupaient même de marier leur fils ou leur fille selon leur gré. Les choses ont changé mais elle demeure toujours fondamentale.

Si nous regardons nos différents personnages, nous remarquons que tous, sauf Dep, demeurent chez leurs parents. Cao Cấp (le plus âgé) vit en compagnie d'on ne sait trop combien de frères et soeurs. Sa mère semble conserver en elle un secret quant à cette grossesse alors que le paternel, un homme taciturne, beaucoup plus intéressé par sa bouteille de vin de riz qu'autre chose. D'ailleurs, si par un hasard inimaginable, il parlait, personne ne saurait que les paroles viennent de lui.

Pour Trẻ (le plus jeune) sa famille relève de la plus grande simplicité. Tellement rien à dire, c'en devient presque gênant. Si nous devions décrire ce type de famille, on aurait rien d'autre à dire que... rien à dire. Tous à  leur affaire. Le papa au boulot, la maman tient un petit restaurant de rue où elle propose de la soupe (phở) aux passants. Plusieurs disent que c'est là le meilleur à Hanoï où c'est la recette nationale.

Parler de la famille de Thần Kinh (le nerveux) serait parler d'une famille morte. Depuis sa sortie de prison, il s'est réinstallé chez un homme et une femme complètement défaits, détruits par les agissements de ce fils qui déversa honte et déshonneur en la demeure. Ils ne purent lui refuser son accès suite à l'emprisonnement mais plus jamais ils ne lui adressent la parole tout comme ils évitent d'être vus en sa compagnie par les voisins. Pour lui, ça ne semble pas du tout l'émouvoir.

3h) Un dimanche comme les autres. Khuôn Mặt (le visage ravagé), obsédé par sa manie à chercher le beau, la maison familiale se résume en un lieu de passage, un refuge pour la nuit. Jamais il n'y prend ses repas, préférant se rendre au café Con rồng đỏ, s'y installer régulièrement, toujours à la même place comme s'il s'agissait d'un poste de guet d'où il agirait à titre de seule sentinelle. La propriétaire du café, madame Quá Khứ (on pourrait traduire son nom par ''dame du passé'') le connaît sous toutes ses coutures; elle sait qu'il mange toujours la même chose, qu'il joue avec son cellulaire lui servant d'appareil photo.

Avant de parler de la mère de Tùm (le trapu) celle qui alimente des rêves ambitieux pour lui, deux mots sur l'acariâtre maman de Cây Tre (le grêle). Son mari, n'en pouvant plus de supporter cette femme, l'a quittée alors que le fils n'avait que quelques mois. Cette naissance survint après plusieurs fausses couches. Les ragots faisaient mention d'une femme incapable de garder quoi que ce soit en elle, encore moins un enfant. Ce fut la surprise générale alors qu'enceinte depuis quelques semaines, la grossesse se poursuivit. Vint à terme et naquit ce fils devenu l'objet de toutes ses attentions. Le mari disparût. On n'en entendit plus jamais parler. Une information parvenue il y a quelques années, trois ou quatre peut-être, annonçait son décès. Ni la mère ni le fils ne s'en intéressèrent.

La mère de Tùm (le trapu) est la femme d'un homme qui travaille dans le port de Haïphong. Depuis toujours. Selon les rumeurs - pas de Vietnam sans rumeurs, c'est quasi un dicton - il se serait amouraché d'une femme originaire de l'île de Cat Ba. Formidable chanteur, il ferait chavirer les têtes féminines avec ses ritournelles amoureuses qu'il interprète dans différents karaokés. Son fils le connaît très peu, le voyant rarement, très rarement. Ne lui reste que cette mère qui, sans cesse, déploie des efforts pour en faire le musicien du siècle. Elle partage son temps entre la couture et la distribution des tracs officiels du Parti Communiste du patelin. La mère de Tùm (le trapu), lorsqu'elle coud ou lors de ses marches interminables dans les rues, n'alimente qu'un rêve: applaudir un jour son fils, le flûtiste le plus renommé du Vietnam.

Ne reste que Dep dont la famille vit très loin de Hanoï, dans un petit village situé tout près de la ville de Lang Son. Mais d'abord, voici ce à quoi le Professeur Didier Bertrand de l'Université de Toulouse Le Mirail dans une étude ethno-psychologique arrive à dire sur le pivot de la société vietnamienne: ''c'est à travers la famille que sont non seulement transmis mais aussi mis en oeuvre les grands enseignements. La famille vietnamienne traditionnelle est élargie aux grands-parents, oncles, tantes et cousins qui participent à un système hiérarchisé au sein duquel se prennent toutes les décisions importantes.''     J'ajouterai que cette cellule de base est en pleine mutation en raison de divers facteurs: la guerre, la mondialisation, l'adoption de l'économie de marché, l'influence de la culture occidentale, la politique de la porte ouverte, les migrations urbaines, régionales et internationales. 


4h) Un dimanche comme les autres. Ceci étant posé, portons notre regard sur l'environnement familial de Dep.      '' Dep quittera son village, celui qu’elle n’a jamais abandonné depuis sa naissance; elle s’expatriera sans trop savoir pour combien de temps, laissant derrière elle cette terre qui l’a vue naître et que sa famille maintiendra fertile encore afin de lui permettre de nouveaux horizons.

On avait songé à Hanoï, puis Saïgon pour finalement choisir Nha Trang. Un vieil oncle y vit. Veuf. Il saura la recevoir, la protéger et rapporter aux parents chaque pas de sa nouvelle aventure. Dep y est attendue. Là, on souhaite qu’elle puisse faire de demain un jour meilleur qu’hier, meilleur que tous les lendemains incertains d’une campagne de moins en moins propice à l’avenir.

La mère et le père de Dep en ont longtemps discuté. Ils ont vu que leur maison n’allait pas éternellement répondre aux besoins d’une jeune fille dont les yeux, rapidement, se sont retourné vers l’avenir.

Lui croyait que l’école avait changé Dep; elle, que l’école avait ouvert les yeux de sa fille. Lui, l’imaginait s’installer avec un jeune homme, un local comme il aimait bien le nommer sans le connaître; avec eux, pour y élever leurs enfants comme lui l’avait fait à une époque encore proche. Elle, ne voulait surtout pas que Dep répète un scénario qu’elle a vécu et trop longtemps regretté.

Ils en ont discuté souvent et chaque fois, leurs arguments étalés sur la table de la cuisine donnant sur cet étang à canards dans lequel il cultivait, péniblement, des grenouilles qui par la suite seraient vendues à la coopérative, les mêmes arguments que l’un répétait et que l’autre réfutait.

On ne vivait plus à l’époque de la Révolution, disait-elle. La famille restera toujours la famille, arguait-il. Toutefois, et avec l’assurance que chacun allait respecter l’entente, ils avaient choisi de ne pas engager la famille élargie dans le débat. On ne souhaitait nullement que leur fille devienne un sujet à controverse, que de trop rapides jugements caricaturent une situation s’envenimant.

Avait-on demandé l’opinion de Dep? Lui a-t-on imposé ce choix ou relève-t-il d’elle-même? Était-elle destinée à ne pas demeurer dans sa famille en raison de son rang?

Le culte des ancêtres s’avère l’un des piliers sur lequel repose la culture vietnamienne. Selon que l’on pratique un bouddhisme, appelons-le intégral, ou celui qui épure délicatement certaines coutumes millénaires, chaque famille entretient un autel des ancêtres que l’on retrouve dans chacune des maisons. On y place tous les jours des offrandes; on brûle de l'encens. Ce rite que la mère de famille voit à ne jamais oublier est répandu. Dep a toujours vu sa mère s’y astreindre avec une attention soutenue. Il allait lui revenir une fois devenue orpheline. Ne jamais laisser les âmes seules, ne jamais les oublier, au risque de voir se déchaîner sur eux la malchance, le malheur, pire la malédiction.

Lorsque ses parents, utilisant une multitude d’arguties, scrutaient l’avenir de leur fille, la seule dans cette famille, Dep se voyait éloignée de la maison, incapable de perpétuer la mémoire de celle qui souhaitait qu’elle voie autre chose que les limites de son village. Cela la rendait à la fois malheureuse et admirative du courage, de l’abnégation de cette dernière.

Dep peinait à imaginer le Têt Trung Thu (la fête des enfants à la mi-automne) sans qu’elle n’y participe. Elle était toujours de corvée lors de la confection des gâteaux de circonstance, des fruits et des légumes confits tout comme lors de la fête du nouvel an lunaire, le Têt. Pour consolation, elle s’imaginait chez cet oncle de Nha Trang décorant de fleurs en papier la maison du frère de sa mère, arroser l’abricotier ou le prunier; elle allait le découvrir une fois arrivée.

Ce que sa mère souhaitait pour elle, très jeune déjà Dep avait découvert que rien ne pouvait en empêcher la réalisation. Mais pourquoi? Pourquoi tant s’acharner à la voir partir? Pourquoi lui avait-elle remis, en précisant de ne les porter qu’une fois arrivée là-bas, cette paire de gants de couleur beige? Ces gants qui la protégeraient du soleil, lui assurant de conserver la couleur blanche de sa peau de pêche; ces gants ayant appartenu à cette femme déterminée à voir changer les choses.''  *

*  Tiré de ''elle est en route'' saut publié le 15 février 2015.



À SUIVRE

mardi 23 août 2016

humeur vietnamienne


Chenille verte





Cas grave de zona
















Le zona est une maladie virale due à une réactivation du virus varicelle-zona ou VZV, pour Varicella Zoster Virus responsable de la varicelle.

Les trois principales formes de zona sont la forme intercostale, notable par sa fréquence, et les formes ophtalmique et otitique, remarquables par le risque important de complications.

Celle qui m'atteint est du premier type. On traite avec une médication (acyclofir) et de la crème antiseptique. Et de la patience... beaucoup de patience.

Je ne le souhaite à personne. Au moins, ça permet un arrêt momentané des activités et un plongeon dans l'introspection. Revoir son rythme... le ralentir.

Je suis à lire une biographie romancée de Ho Chi Minh, AU ZÉNITH de Duong Thu Huong. Livre passionnant écrit par celle qui maintenant est interdite de séjour au Vietnam et qui vit à Paris. Elle nous présente une autre facette du héros de la Révolution vietnamienne. Facette moins officielle, de sorte que je comprends bien pourquoi les apparatchiks du Parti, ceux-là même qui ont évacué le Général Giap, le grand héros de Dien Bien Phu, l'ont assignée à résidence durant quelques années.


Lire et aussi écrire. Beaucoup écrire. ILS ÉTAIENT SIX... ce récit qui prend de plus en plus de place dans mon imaginaire semble parti pour s'étendre sur une assez longue période de temps. L'histoire de Dep, cette merveilleuse jeune fille, me captive et me permet de mettre à jour ce que je vois ici, j'entends et m'oblige à bien des recherches. Passionnant!

Il y aussi mon balcon, là où de plus en plus s'entassent arbustes, arbres et fleurs. Le lieu devient chaque jour davantage propice à la lecture et à l'écriture. J'en ai fait mon ''bureau'' et y vit protégé de la pluie par un auvent sans lequel je ne pourrais pas y avoir accès. La mousson s'amuse férocement: vents violents, pluies abondantes et un soleil d'été qui s'affaire à tout sécher une fois effacée la colère de la météo.

J'ai vécu, il y a deux jours, une drôle d'expérience. Elle m'a amené à répondre à une bizarre de question. Voici les faits.

Je remarquais les feuilles de certaines fleurs parsemées de trous ou entièrement disparues, seules les tiges survivaient. On s'attaquait aussi à la Rose du désert, arbuste (de la famille du baobab) qui trône au centre du balcon en hommage à la mémoire de mon grand-père Eudore.

L'Hercule Poirot en moi s'est mis à enquêter sur ce problème. Des chenilles. Mais de fort belles chenilles vertes que l'on distingue seulement par un examen minutieux. Elles rampent sur les tiges et dévorent littéralement toute la feuille.

Je me suis donc mis à les enlever une après l'autre, à la main. Il y avait légion... une colonie de chenilles qui se régalaient sans être dérangées par personne. Il me restait à consulter. J'ai découvert qu'en pulvérisant la plante d'une concoction vinaigre et eau chaude, elles allaient crier ''Sauve qui peut!''. Et ça marche.

La question qui me taraude depuis cette fâcheuse épreuve: détruire une chenille c'est tuer dans l'oeuf un papillon; ne pas détruire la chenille c'est condamner les plantes à une mort à petit feu. Que faire?

Je me suis dit que mes plantes, dans un élan d'empathie, avaient elles aussi contracté le zona. Qu'avec le temps ça allait disparaître. Mais force fut de constater que leur situation pouvait dégénérer plus rapidement que la mienne. J'ai donc opté pour le camp des plantes au risque de m'aliéner tous les papillons du Vietnam.

C'est fou comme la vie, par de petites situations de tous les jours, nous poussent vers des questions fondamentales!

Je retourne donc à mes efforts pour ne pas me gratter... Ça me rappelle une époque où j'avais eu la malencontreuse idée de m'approcher un peu trop près de l'herbe à puce. Démonstration parfaite que tout se soigne...

À la prochaine

lundi 22 août 2016

QUATRE (4) CENT-QUATRE-VINGT-DIX-HUIT (98)


Nous en sommes au huitième (8e) épisode du récit ILS ÉTAIENT SIX...
Vous savez maintenant comment retrouver les précédents.




1g) enfin pointe le soleil...  5 heures. Un brouillard digne des rizières en escaliers de Sapa emmaillote le haut de la pente. La langueur du matin augure une journée moins froide que ces derniers jours. Moins qu'hier. Un dimanche où chacun vaquera à des occupations personnelles. Pas de ballade pour les xấu xí.

L'oncle de Dep exige que le kiosque soit ouvert tous les jours de la semaine. Ça lui donne  bien peu de temps pour elle, la fille vendeuse de ballons multicolores. Comme l'oncle jamais ne vérifie si elle s'acquitte correctement de sa tâche, Dep s'occupe à lire entre les rares clients qui s'arrêtent. Hier, samedi, à part l'incursion improvisée des six, elle n'aura servi que deux ou trois enfants qui suppliaient leurs parents de leur acheter un ballon.

Lire, oui. Mais écrire à sa mère devient sa priorité. Elle remettra la lettre à son amie, la couturière, afin qu'elle puisse la poster. Le bưu điện* situé en face du Lac Hoan Kiem* au coeur de la ville, une légende en soi. La mort de la tortue, il y a quelques semaines (sensée y vivre depuis longtemps), aura causé tout un émoi dans la capitale.

Le grêle, comme tous les matins et les autres encore, attendra, bien éveillé, que sa mère lui ordonne de se lever. Elle lui aura préparé son petit déjeuner, cette mère surprotectrice qui, selon quelques médisances, le nourrirait encore à la cuiller. Il a beau grandir comme un bambou, noeuds après noeuds, toujours il restera un petit garçon aux yeux de sa mère. Tous les jours, elle rôde autour du chantier où la bineuse russe creuse des trous que les six remplissent de gravier afin que la base de l'édifice à venir repose sur du solide. Trous dans lesquels plongerait le grêle sitôt qu'il voit la maternelle se pointer. Les autres ne s'en offusquent plus. Le nerveux ne s'en est jamais aperçu. Ce qui arrive aux autres ne le regarde pas, ne l'intéresse d'aucune façon. Lui, sans jamais s'arrêter, joue de la pelle, un point c'est tout.

* bưu điện     Bureau de la poste
* Lac Hoan Kiem     L'épée restituée

2g)  enfin pointe le soleil...  Parler du grêle, c'est comme parler d'une absence. Non pas de l'absence mais du vide, tout comme l'intérieur du bambou. Les six n'ont jamais eu à se culpabiliser pour quoi que ce soit, le grêle s'en charge. Il prend tous les torts sur ses épaules. Au chantier, une erreur est commise, il s'en approprie la responsabilité. Au café, on brise un cendrier, un verre, il s'accuse. Toute sa vie se partage en trois sections inégales: le travail, la maison, les six. Il ne peut concevoir autre chose: continuellement, il y aura des trous à remplir, ceux de la bineuse russe ou une autre; éternellement, il y aura sa mère qui le couvera; fidèlement, il y aura les six à ses côtés et lui, patiemment, attendra le trapu.

De la veille, ce samedi soir du rire univoque, il retient le fragile souvenir d'une fille que le plus âgé a sommé de les suivre. De ce  groupe retournant, la tête entre les jambes, vers le café Con rồng đỏ pour l'y attendre. Du retour, du regard ombrageux de celui qu'il identifie comme étant de la race de sa mère. Omniprésente dans sa vie futile. Il se souvient s'être dit que si quelque chose d'inhabituel s'était passé lors de cette soirée, le fautif ne pouvait qu'être lui. En route, le trapu ralentissant plus qu'à l'accoutumée sa marche nonchalante, le grêle avait subrepticement jeté un regard derrière. Déjà il ne voyait plus le couple près du lac.

Le dimanche, la mère du grêle inventait mille et une besognes afin de l'occuper. Le voir tous les soirs retrouver ceux qu'elle appelait ''les autres'', la rendait malade. Elle feignait une fièvre ou toute autre excuse pour le retenir à la maison. Lui, on se demande encore par quelle énergie dormante, s'évadait tout de même, revenant plus tard subir les foudres de la marâtre. Du haut de ses presque deux mètres, il courbait l'échine, partait se coucher. Convaincu que le scénario de sa vie n'allait pas changer de sitôt.  

5 heures 30... Dep se met en route vers le kiosque, les bras chargés des sacs plastiques contenant le butin à vendre. Les soupirs de l'oncle en disent long... Allait-elle revenir avec une meilleure récolte que la veille, que les autres jours? Il avait bien pensé déménager l'abri au bas de la pente, là où les touristes affluent davantage que dans ce patelin éloigné de la vue des clients. Toutefois, descendre la pente signifiait la remonter; trop lourd pour ses pauvres jambes.


3g) enfin pointe le soleil...  Il est encore 5 heures 30... On imagine le soleil cherchant à se démêler dans tout ce coton gazeux. Le trapu sonde sa mémoire pour déchiffrer l'agenda de la journée. Non, pas de bineuse, c'est dimanche. Pas de cours non plus. Deux ou trois heures à pratiquer cette foutue flûte qu'il déteste. Il la mordrait s'il le pouvait, mais elle appartient à son professeur de musique: une grande dame aux allures nobles héritées dont ne sait trop quelle aristocratie française d'avant 1954. 

Madame Nhạc Sĩ - bizarrement son nom peut se traduire du vietnamien au français par Madame la musicienne - soutient que tout bon instrumentiste doit maîtriser l'art de la flûte. Pour le trapu, sa passion c'est le violon. Son enseignante ne cesse de le décourager, lui répétant sur le même ton:   - Tu n'as pas les doigts assez longs.     Dès son réveil, il se tue à les étirer, les étirer et les étirer encore. Ils finiront bien par allonger. Comme il aimerait souffrir du mystérieux mal qui affligeait le violoniste Paganini, mal permettant à ses très longs doigts une formidable agilité. Il aimait les doigts de Paganini, sa musique encore plus. On lui interdisait de l'écouter:  - Tu perds du temps de pratique à écouter cela. Sors la flûte. Joue, serinait sa mère.

Les jours académiques, tôt le matin, il croise Dep marchant vers le kiosque; lui, il est en route vers l'appartement de Madame Nhạc Sĩ, au coeur du quartier français de Hanoï: vieille maison, meubles vermoulus, un piano que l'humidité décolore et cette odeur... L'enseignante qui loge à l'antenne des sexagénaires, raffole d'un fruit tout à fait particulier, le sầu riêng*. Ce fruit au goût exquis possède une bien fâcheuse caractéristique, il dégage une odeur... de cadavre... odeur répulsive s'il en est une. Au Vietnam, on dit que c'est le fruit de la peine de coeur.

* sầu riêng  Durian

Les autres jours, le trapu fait équipe avec le grêle sur le chantier. N'ayant pas la rapidité des autres, il s'avère la victime idéale des moqueries du contremaître:   - Allez, allez Mozart, grouille-toi.    Le nerveux n'entend pas alors que le grêle s'excuse pour le trapu qui s'éponge le front. Les sous qu'il ramènera à la maison, sa mère les utilise pour payer ce professeur privé qui doit faire de son fils un virtuose de la flûte. Elle le voit déjà membre du «Hanoï Chamber Orchestra» né au début de ce mois de janvier et dirigé par le violoniste Nguyên Khac Thành. Mais, il a été refusé à l'Académie de musique du Vietnam alors Madame Nhạc Sĩ supplée.


4g) enfin pointe le soleil...  Il n'est plus 5 heures 30 depuis quelques minutes déjà. Dep a salué les autres commerçants qui font affaire près de son kiosque. Elle remarque leurs regards circonspects. C'est maintenant devenu un automatisme pour elle que de sortir les ballons, les accrocher, nettoyer son petit espace, replacer le tabouret puis attendre. Au début, elle devait souffler ceux en baudruche mais un voisin de kiosque lui a offert une pompe qu'elle utilise maintenant pour les gonfler. Les clients se font rares le matin mais c'est dimanche et il s'annonce chaud, elle risque d'être occupée. Son crayon est prêt. Ses gants aussi.
'' Je suis arrachée de-ci, de-là, comme un frêle prunier ballotté par un vent trop violent auquel il ne peut résister.''  Pearl Buck

Les commerçants qui déjà ont étalé leurs produits à vendre, ont développé un truc depuis belle lurette. Pour ne pas être vaincus par la concurrence, perdant ainsi des transactions, ils s'installent en rangée, mari, femme, oncle, tante côte à côte. De cette manière, malgré qu'ils offrent les mêmes choses, les profits resteront dans la famille. Les espaces tenus sont les mêmes depuis des générations. Dans le secteur qu'ils occupent, on y retrouve de la brocante, des souvenirs de Hanoï, des t-shirts, des images de Ho Chi Minh*  ou du Général Giap*.

Plus loin loge le marché, bien enfoui sous des bâches défraîchies. Ça bouge très tôt tous les matins. Le marché vietnamien, c'est le coeur de la vie du quartier. Qu'on le retrouve dans les grandes villes ou les petits villages, ça grouille toute la journée de monde et d'odeurs. Pour y dénicher ce que l'on cherche, il suffit d'arpenter la petite allée entre de nombreux étals, discuter et négocier. Il faut négocier au Vietnam, même pour les produits d'usage quotidien. La première vente du matin présage la journée, il ne faut pas la manquer que l'on soit commerçant ou acheteur.

C'est, à n'en pas douter, l'endroit idéal pour les rencontres et les échanges sur tout ce qui survient dans le secteur. Là également partent les rumeurs. On y recueille que très peu d'informations sur ailleurs dans le pays à moins que ce ne soit très important et beaucoup la propagande du Parti. Vers 7 heures résonnera l'hymne national vietnamien du haut-parleur installé au poteau central, suivi de tout ce que trompettent les dirigeants du gouvernement. Ça frise le prosélytisme mais personne n'écoute réellement.


* Ho Chi Minh     Père de la nation  vietnamienne et Président du pays de 1945 à 1969.
* Général Giap   Héros de la défaite des Français à Dien Bien Phu (1954)









À SUIVRE

jeudi 18 août 2016

QUATRE (4) CENT-QUATRE-VINGT-DIX-SEPT (97)



Mon ami Jean Choquette, un frère pour moi depuis plus de 50 ans, me disait au téléphone la semaine dernière qu'on l'avait vacciné contre le ''zona'' car, ayant franchi le cap des 60 ans, il serait préférable d'en être prémuni. On n'a que peu souvenir de nos tendres années d'enfance, impossible de se rappeler si nous avons été atteint de la varicelle, cette précaution s'avère importante.

J'étais bien le dernier à imaginer que cela puisse m'atteindre... Voilà que le virus du ''zona'' m'attaque me forçant à me médicamenter et, sur les conseils du Dr Viên, m'astreindre à une cure de repos total pour les dix prochains jours.

Les activités que je mène à brides abattues depuis un certain temps ont, en effet, affecté mon sommeil. J'ai donc entrepris la médication et aujourd'hui, dormi environ une quinzaine d'heures.

Les cours de vietnamien, les activités reliées à CAM ON...MERCI... et beaucoup l'écriture du récit ILS ÉTAIENT SIX... ont grugé mon temps de manière formidable.

On réussit mal, du moins en ce qui me concerne, à imaginer que la maladie - si on peut ainsi nommer le ''zona'' - puisse nous frapper. J'ai opté pour la santé... Mais cela exige une discipline parfois rigoureuse et surtout un équilibre entre les temps de repos et ceux qui nous lancent leurs obligations.

Alors donc... repos jusqu'à la fin du mois d'août. Je vais tout de même continuer le récit de Dep et des six ce qui m'amènera en septembre, en forme pour le second voyage en Birmanie: du 7 au 14. J'y vais avec mon grand ami Piero et sa belle compagne, Linh. Rangoun / Bagan / Lac Inle / puis retour à Rangoun pour revenir à Saïgon.

Ce séjour birman m'enchante au plus haut point, ce pays étant mon deuxième coup de foudre après le Vietnam.

La mousson bat son plein actuellement. Davantage en Birmanie qu'à Saïgon. Le pluie règne de manière absolue. Belle et grise. Forte et dominante. Mais comme elle réussit à si bien nettoyer le réel et l'irréel!  Elle a su m'inspirer le poème que je vous offre aujourd'hui. Le titre n'est pas très original...

la pluie...


... s'en donne à coeur joie, 
s'éclate sur un bitume surchauffé en millions de fleurs de lotus 

... résonne, tels des talons de femmes,
créant un fugace ruisseau qui peine à l'avaler

... tambourine parfois
 improvise un sournois jazz qu'écoutent les  immobiles passants

... étourdie par son voyage 
entre ciel et terre, entremêle sa robe grise aux papiers salis 

... sous des gouttières devenues gargouilles
se douchent les enfants imperméables comme des poissons

... la pluie, patience et rage contenue,
brouille les flaques d'eau, vagues instables au coeur de la ville

... brise les rideaux invisibles
aux fenêtres ouvertes dans le piétinement du temps

... pluie, l'espace d'une présence
maîtresse des lieux asséchés, 
                                          lécheuse de bonne aventure
à rebours, tu repars invisible dans le vent, 
                                          retrouver l'ombre du soleil





À la prochaine

dimanche 14 août 2016

QUATRE (4) CENT-QUATRE-VINGT-SEIZE (96)


Nous revenons à ce récit, ILS ÉTAIENT SIX... laissé pour quelques jours. Les premiers épisodes se trouvent aux sauts 486, 488, 490, 492, 494 et 495.
Une fois la semaine, la suite sera publiée.  Bonne lecture!




     1f) En finira-t-on jamais avec cette nuit? Le vent miaule aux volets de la maison. Parler de ce personnage, l'un des six, s'avère une tâche complexe pour le narrateur témoin de cette histoire: celui au visage ravagé. C'est en raison de sa laideur que l'expression xấu xí fut attribué au groupe des six réunis.

On remarque parfois que ce qui nous identifie aux yeux des autres devient, pour soi, comme un objet d'investigation. Cela se confirme dans le cas du visage ravagé. Il ne s'intéresse qu'à ce qui est beau. En perpétuelle recherche de beauté. Esthétique principalement. Pour lui, Dep en est le symbole vivant. Du groupe des six, il n'y a que lui pour insister sur ce fait. Les autres manifestent d'autres intérêts. Jamais ne lui est apparue une fille aux formes si parfaites, cette fille qui vend des ballons multicolores.

Il sait, se le répète, n'avoir aucune chance d'atteindre le coeur de la fille. Comme tous ceux qui le voient, elle doit certainement détourner les yeux de lui. Il en a l'habitude. Qui correspond tout à fait à l'attitude des gens du village à son égard. Deuxième nature. Depuis longtemps il s'y est accomodé.

Est-ce en raison de toutes ces éruptions cutanées qui lui couvrent le visage? Ou encore cette apparence générale distordue, comme si on lui avait greffé morceau par morceau des éléments disparates? Ça révèle un ensemble plutôt désagréable à la vue. Une invitation à regarder ailleurs, au-dessus ou à côté de lui.


2f) En finira-t-on jamais avec cette nuit? Dans plusieurs légendes ou contes vietnamiens, les personnages sont beaux. Les femmes ou les princesses, belles et de grande vertu. Il semble exister une règle non écrite à l'effet que la laideur ne doit pas s'y retrouver. Même chez les individus louches, les mécréants, on ne leur associe jamais ce critère. On n'insiste que très peu sur les qualités ou les attraits physiques des héros. Davantage sur leurs qualités morales ou leurs attributs vestimentaires.

Dep présente tout à fait le type de l'héroïne vietnamienne. Sa beauté physique; son regard sublimement doux; sa peau qu'elle s'évertue à garder la plus blanche possible; ses gestes gracieux ont la délicate rondeur des nuages du matin; une démarche noble et lente lorsqu'elle balance ses bras au rythme des pas. Tout est distingué chez elle comme si on l'avait enrubannée dans du papier de soie. Aucune couleur n'altère sa candeur qu'elle semble conserver depuis l'enfance.

Le visage ravagé ne peut que l'admirer. Point. Jamais elle ne le regardera, ne fera attention à lui. Lui adresser la parole? Même pas l'espérer. Lui sourire ne servira à rien. Depuis le premier jour, alors que les six prirent cette habitude quotidienne de déambuler devant le kiosque de ballons multicolores puis prolonger leur marche vers la pente, depuis ce jour, il la regarde. Glorifie sa beauté. L'adule à l'intérieur de sa propre laideur.

Lorsqu'il fréquentait l'école, il s'aperçut rapidement que les beaux élèves, autant chez les garçons que les filles, étaient davantage appréciés des enseignants. Lui, comme les cancres, fut assujetti à la place du fond. S'il y avait eu plus loin encore, on l'y aurait relégué. Toujours l'école l'invitait à l'exil. Exclus et repoussé des autres. Par les autres. Il en avait pris son parti, vivant cette situation du mieux qu'il le pouvait.


3f) En finira-t-on jamais avec cette nuit? Dep, du fait que tout le monde dans son entourage vantait sa beauté, perçoit l'environnement  de la même manière. Pas simplement les gens mais tout... même les grenouilles de l'étang en face de la maison de ses parents. Cachaient-elles quelque prince légendaire? Le monde était beau, propre, net à ses yeux. Sa mère nourrissait la foi de sa fille, insistant sur la qualité des êtres humains. Il arrivait parfois à Dep de dire que telle chose n'était pas belle. Sa mère la reprenait sur le champ. À la vue des six, elle n'avait jamais remarqué celui au visage ravagé. Il faisait partie, au même titre que tous les autres, d'un groupe de jeunes qui marchaient chaque soir  vers la pente.

Sa laideur physique, le visage ravagé l'avait intériorisée. Vivre avec ce visage, cette apparence distordue, cet ensemble complètement abominable, tout cela l'avait persuadé que son intérieur dut être pareil. Il alimentait cette croyance depuis toujours. La redoutait. Lui fallait-il trouver des coupables? Se venger? Faire payer quelqu'un pour son horrible destin? Enlaidir quelqu'un d'autre? Quelqu'un de beau, de préférence. Non. Il opta pour l'inverse. Il allait, toute sa vie durant, s'atteler à la recherche du beau. Sous toutes ses formes.

Il s'investit donc d'une mission: celle de toujours regarder ce qui est beau. Autant la nature animale que végétale. Au premier plan, l'espèce humaine. Dep devint son premier sujet d'étude. Dès l'arrivée de la fille qui vend des ballons multicolores, il se mit à l'observer. 

'' On apprend seul à endurer le poids d'un inexorable tourment.'' Ces mots de Pearl Buck, autant le visage ravagé que Dep pouvaient se les adjuger. Un, depuis fort longtemps, l'autre, depuis quelques heures à peine. La fille n'a jamais remarqué la filature visuelle que le visage ravagé entreprit, dissimulé derrière l'immense banian aux mille branches devenant des racines. Si elle allait le constater, suite aux événements de ce samedi soir, comment réagir? Est-ce que ça ébranlerait sa croyance que tout respire le beau?


4 f) En finira-t-on jamais avec cette nuit? Nuit interminable. Le chant du coq tarde encore à se faire entendre. Les chiens ne jappent plus. Le froid pétrifié cherche désormais à se replier. Les nuages camouflent la lune. Quelques gouttes de pluie se déversent sur ce coin de Hanoï, en haut d'une pente et, plus bas, un lac frissonne tout en gardant ses secrets millénaires enfouis sous l'eau. 

La nuit enroule un tissu de pensées autour du plus âgé, du plus jeune, du nerveux, du visage ravagé... ici, une toile d'araignée... là, un cache pour les oreilles... plus loin, une chaîne... tout à côté, un fil d'Ariane... Dep, engourdie sur sa natte de bambou, trace dans sa tête les mots que déjà, comme une sorte de mantra, elle murmure dans le noir. 

Ne reste que le trapu et le grêle dont nous n'avons pas encore parlé. L'un comme l'autre pourraient fort bien ne pas faire partie des xấu xí que ça n'y changerait rien. Tout comme le nerveux, ils sont du groupe de ceux qui remplissent les trous qu'une bineuse russe creuse. Le grêle est un régulier alors que le trapu, un intermittent. Il suit des cours de musique chez une enseignante privée au centre de Hanoï. Le trapu, c'est l'artiste. Mozart assassiné. Replié sur lui-même. Un lui-même replet et anormalement petit. La marche lors du circuit habituel menant le groupe du haut vers le bas de la pente, de manière répétitive, c'est lui qui la ferme. 

De son côté, sans qu'on ne le lui ait jamais demandé, le grêle, celui qui pousse comme du bambou, a pris la responsabilité d'attendre le trapu. Côte à côte, tentant de rejoindre les quatre autres, ils forment une paire disparate, comique. Instinctivement, le trapu cherche à s'éloigner de son compagnon, gagner la bordure opposée de la route. Il n'aime pas sa présence. D'ailleurs, quelle présence apprécie-t-il?






À la prochaine

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