samedi 28 avril 2007

Le cent soixante-troisième saut de crapaud

Voilà. Vous venez de recevoir UN DOUBLE EXIL.


Sur 21 chapitres. Roman écrit avec la complicité d'un groupe d'élèves en cheminenemt temporaire - ce qui veut dire en langue commune, des élèves accusant en moyenne une ou deux années de retard dans leur parcours scolaire - au cours de l'année académique 1993-1994.





Il est apparu intéressant au crapaud de reproduire ce roman qui déjà se présente sous forme de livre, pour deux raisons. La première: il reprend vie et se projette sur une toile à la fois immense et imprévisible. Va savoir qui le recevra? Déjà, il est dans quelques écoles québécoises et africaines, dans la bibliothèque de quelques universités où des enseignants en pédagogie l'ont placé sur leur liste d'oeuvres à lire.

La deuxième est toute simple. Nous célébrons aujourd'hui même le 40ième anniversaire de l'ouverture de l'Exposition Universelle de Montréal qui pendant six mois, sous le thème TERRE DES HOMMES aura permis aux Québécois de s'ouvrir sur le monde en le recevant et le laissant s'infiltrer dans nos cerveaux et nos consciences.

Le crapaud ne croit pas se tromper en disant que la Révolution Tranquille du début des années 1960 permit au Québec de passer de la ruralité à l'urbanité, et qu'Expo'67 représente le saut vers le monde. Quarante ans plus tard, ceux et celles qui l'ont vécue avec ou sans passeport et, sans aucune présomption, ceux et celles qui étaient directement sur place, jour après jour, sur ces îles que les Témoins de Jéhovah prédisaient qu'elles allaient s'engloutir dans le fleuve Saint-Laurent et couler lamentablement jusqu'aux enfers... que cette époque fut un des événements majeurs de leur vie.


Le crapaud y était. Il se souvient d'avoir travaillé d'avril à septembre sur le site de LA RONDE, à raison de deux cents dollars par semaine (ce qui permit de moins emprunter pour les études), de jour ou de nuit, d'avoir vu défiler plus de cinquante millions de personnes (ce qui équivalait à plus de dix fois la population québécoise, près de trois fois la population canadienne de 1967), d'avoir pu visiter tous les pavillons thématiques ou nationaux, d'avoir entendu parler des langues qu'il lui serait difficile de nommer, s'être émerveillé devant des gens vêtus de manière si différente... Avez-vous remarqué à quel point la différence nous arrive d'abord par ses allures extérieures? Il me souvient de ma première femme voilée (entièrement) rencontrée à Londres en 1976... le choc! À combien d'occasions, sur cette terre des hommes - aujourd'hui, il faudrait dire terre des humains pour faire plus global - le même choc m'est parvenu? Difficile à dire, chaque jour lui apportait son lot de découvertes et d'émerveillements.


De sorte que les élèves du groupe 31 qui allait pondre UN DOUBLE EXIL furent entièrement fascinés par ce moment de l'histoire du Québec et décidèrent de le mettre au coeur même de leur histoire. Les questions qu'ils posèrent! Les recherches qu'ils firent! Seul le Japon eut son équivalent.
Vingt-cinq ans pour un adolescent de 15 ans, c'est de l'ordre de la préhistoire. Imaginez alors ce que peut représenter celui qui avait vingt ans en 1967 et découvrait le monde...


Car pour le crapaud, ce fut cela: la découverte du monde. Il connaissait de par les livres et les atlas, le nom des pays d'Europe et d'ailleurs, parfois leur capitale et avec un peu de chance, s'il s'agissait d'un pays libre ou communiste. Guère plus. L'Expo'67 lui amena tout cela directement à côté de son petit étang personnel. En parler aux élèves fut pour lui l'occasion de revivre ces moments uniques qui, au-delà du travail quotidien et parfois harassant, portaient son lot inestimable d'informations et de regards sur des ailleurs encore inconnus quelques mois auparavant.

40 ans! Ça questionne le temps. Ce matin du 28 avril 2007 - dans quelques heures sera l'ouverture d'Expo'67 et je revois Jean Drapeau, Pierre Dupuys, Daniel Johnson et Lester B. Pearson, fiers et rayonnants sous un soleil encore un peu frisquet - le crapaud retourne la tête et mesure à quel point il aurait pu être fondamentalement un autre n'eût été de ce printemps/été de l'année de ses 20 ans.


Bonne journée spéciale à toutes celles et à tous ceux qui y travaillèrent. Aussi à toutes celles et tous ceux qui y sont venus. Tous et toutes ne peuvent que s'en souvenir, se rappeler tel ou tel événement les ayant marqués.

Et salutations spéciales à tous les élèves du groupe 31 de l'année 1993-1994... qui, à leur tour, ont maintenant vingt-cinq ans.




* Le crapaud vous glisse quelques photos qu'il n'a pu ajouter tout au long des divers chapitres mais qui s'avéraient pertinentes.


vendredi 27 avril 2007

Le cent soixante-deuxième saut de crapaud (*22)

Chapitre 21
Le dernier avion

Patrice avait consulté tous les documents que madame Yann Ik lui avait remis. Celui qui l'intéressa davantage mentionnait que Gansou, sa mère, à chaque fois qu'elle revenait au Canada poursuivre sa recherche sur les exilés japonais, le faisait en mai. Qu'elle s'arrêtait dans un petit appartement du centre de Vancouver, tout près d'un centre international japonais.

La vieille dame lui avait confirmé que sa dernière rencontre avec elle remontait à 1980, aux dates environnant son anniversaire. Y avait-il un présage?

Était-ce cela qui poussait Patrice à vouloir se rendre à Vancouver? Une chose était certaine, il ne se satisfaisait plus de connaître ses allées et venues en 1967 et en 1968, il irait plus loin. Et cela voulait dire jusqu'à la porte du Pacifique.

Pourquoi avait-elle décidé de cesser de revenir après 1980? Le fait que son travail universaitaire soit achevé pouvait-il être la seule raison? Pourquoi, maintenant que plus rien n'empêchait leurs retrouvailles, abandonnait-elle l'espoir de le retrouver? Madame Yann Ik lui avait-elle caché un autre mystère?

Patrice jonglait avec toutes ces questions quand le téléphone sonna.
- Oui, je descends tout de suite, confirma-t-il à Alex qui l'attendait depuis un bon moment à la salle à manger.

Éric dormait paisiblement dans un coin de la chambre de Patrice. La nuit lui avait été pénible. À plusieurs occasions, son sommeil avait été dérangé par des cauchemars qui lui arrachaient des cris où s'emmêlaient l'effroi et la confusion. Patrice crut inutile de le réveiller et alla rejoindre son ami.

- L'inspecteur Ducarm m'a invité à assister à ton grand coup.
- En Shelby, j'imagine?
- Non, c'est trop dangereux. Il m'a demandé de n'en parler à personne mais cette histoire leur permettra de démembrer un réseau de la pègre qui agissait depuis Montréal.
- Les informations étaient donc exactes, constata Patrice.
- Je ne peux pas t'en dire beaucoup plus mais je sais qu'on allait profiter d'un défilé...
- Sûrement celui de la Fête des travailleurs, nous sommes le premier mai.
- ... qui doit justement passer devant la banque en question.

Alex avait l'impression d'être dans le secret des dieux. Il n'avait quitté l'inspecteur Ducarm que tard en soirée et devait, aujourd'hui, être aux premières loges. La ville de Toronto n'était plus ce grand espace cosmopolite et anonyme. Il y avait trouvé presque un ami, amateur comme lui de voitures, qui lui fit visiter les dessous et les dessus de ce qu'on appelle maintenant la métropole canadienne.

- Ils ne savent pas ce qu'ils vont faire avec le cadavre de Steve et l'inspecteur aimerait que tu communiques avec lui au sujet d'Éric.
- J'imagine qu'ils doivent rapatrier la dépouille à Montréal.
- Et l'autre aussi, je crois.
- Ça m'apparaît évident, constata Patrice.

Il se doutait qu'Éric ne pouvait aller plus loin. De toute façon, son voyage achevait ici. Ce qu'il avait à apprendre lui était sauté en pleine figure depuis sa descente de la limousine, rue Hochelaga à Montréal.

- Il est mûr, je crois, pour passer à autre chose. La vie qu'il a menée jusqu'à maintenant, il en a possiblement assez. Pas chanceux mais il s'en tire un peu mieux que Steve.
- Un peu, en effet, approuva Alex qui terminait son quatrième café.

Alex expliqua à Patrice que la Shelby serait utilisée lors de l'après-midi mais qu'il ne serait pas le chauffeur. On s'en servirait pour bloquer l'entrée principale de la banque.

- Est-ce que tu te rends au poste de police ce matin? s'informa Patrice.
- Quand tu es prêt, on part.

Patrice remonta à la chambre. Éric fumait. Il avait placé une chaise face à la fenêtre et prit la parole tout de suite lorsqu'entra son «nouveau» nouveau protecteur:
- Ils vont me retourner au centre?
- Tu ne peux tout de même pas demeurer à Toronto.

Patrice vit qu'il avait pleuré. Son visage avait pris un coup de vieux depuis quelques heures. Ce qui le caractérisait principalement, cette volonté de ne s'accrocher à personne, cette façon de narguer les gens, cette manière de se faire détester par tout le monde, semblait s'être amenuisé un peu aux yeux de Patrice.

- Ceux qui disent qu'ils n'ont pas peur de la mort, c'est parce que jamais elle ne s'est approchée d'eux.
- J'ai connu un jeune homme quadraplégique, du même âge que Steve. Il vivait dans un centre dispensant des soins prolongés.
- Pendant un de tes stages?
- Le premier. Il s'appelait Marc. Un accident à la colonne vertébrale en motocyclette l'avait couché sur une civière, immobile et sans aucun espoir de marcher, de bouger, jamais.
- Il n'est pas mort, au moins!
- C'est la première réaction que j'ai eue en le voyant. Mais ce n'est pas cela que lui disait.
- Et il disait quoi?
- Qu'il souhaitait qu'on l'aide à mourir parce que toute façon, il ne pouvait plus rien faire de son corps. Il ne pouvait même pas manger seul. Seuls les yeux bougeaient. Au début, sa blonde venait puis ses visites se sont espacées. À la fin de mon stage, six mois plus tard, elle ne venait plus.

Un silence s'installa dans la pièce. Éric alluma une cigarette alors que Patrice, debout au centre de la chambre, le regardait comme s'il s'agissait de la dernière fois.

- Un soir, je m'en allais, Marc a demandé à me voir. Il savait que mon stage était terminé. Je me suis approché de lui. Il pleurait. Pour une des rares fois dans ma vie je compris que le drame de quelqu'un ne fait pas souffrrir que lui. Je me sentais entièrement impuissant. J'étais là, debout comme je le suis présentement, regardant en silence des larmes couler sur ses joues sèches. Et je suis parti.

Éric se tourna vers Patrice.

- Sais-tu s'il est mort aujourd'hui?
- Ce n'est pas important pour moi de le savoir, l'essentiel fut de le voir pleurer et de comprendre que je ne pouvais rien pour lui et, pire encore, qu'il ne pouvait rien pour lui. Lorsqu'on est rendu à ne plus pouvoir rien faire pour soi, j'imagine que c'est ça la souffrance totale.
- Quand vont-ils me retourner à Montréal?
- Nous allons rendre visite à l'inspecteur Ducarm, c'est lui maintenant qui a tout le dossier dans les mains.

Éric retourna vers la fenêtre.

LES DERNIERS DÉTAILS

Le Dodge souhaitait revenir à Montréal tôt lundi matin. Monsieur Georges avait insisté pour qu'il ne quitte l'hôtel York qu'une fois l'affaire de la Manhattan Bay Street Bank achevée. Il ne se douta donc de rien lorsqu'on frappa à sa porte et qu'une douzaine de policiers en civil s'emparèrent de lui.

- Le petit ..., jura-t-il en quittant sa chambre, très bien escorté.

L'inspecteur Ducarm annonça au groupe de Québécois qui emplissait son bureau que la contre-attaque était en marche et qu'ils pouvaient se rendre, Alex et lui, sur Bay Street.

- Éric Tanguay, c'est bien toi? interrogea l'inspecteur.
- Oui, répondit l'adolescent, fixant Patrice dans les yeux.
- Ta participation dans l'avortement de cette affaire aura été capitale. Je suis déçu pour ton copain. J'aimerais te dire avant que tu retournes à Montréal que dans le rapport que je vais écrire, je ferai mention qu'en aucun cas tu as nui à la justice... au contraire.
- Et Steve?
- Son corps sera remis au ministère de la Justice du Québec. D'ailleurs, on doit envoyer quelqu'un pour se charger de vous deux. Il devrait être ici dans la journée. D'ici son arrivée, je te demande de ne pas bouger du poste. Compris?
- Oui, monsieur.

Alex, de nouveau occupé au modèle réduit, reçut l'ordre de partir. Patrice ne les accompagnerait pas; il vint à la hauteur d'Éric.

- Salut Éric, j'espère qu'on se reverra un jour.
- Quand pars-tu pour Vancouver?

En entendant cela de la bouche d'Éric, Alex s'immobilisa et se fit heurter par l'inspecteur qui endossait son imperméable.

- Qu'est-ce que j'ai entendu? gronda-t-il.
- Mon voyage n'est pas encore terminé.
- Et encore une fois, je l'apprends après tout le monde. Je me demande bien ... et il s'arrêta. Tu ne changeras jamais.

Les salutations de Patrice et d'Éric furent brèves mais senties. L'adolescent et le psychologue n'étaient pas du type expressif. Une poignée de main, un regard rapide et les deux reprendraient leur route, l'une vers l'est, l'autre vers l'ouest.

- Je dois récupérer mes choses à l'hôtel, mon avion part vers quinze heures, dit Patrice.
- Et la camionnette? s'informa Alex, inquiet.
- Monsieur Dom Hi Nic a accepté de la garder, le temps que je fasse l'aller-retour jusqu'à Vancouver.
- Et après Vancouver, c'est quoi?
- Aucune idée, admit Patrice qui saluait son ami et l'inspecteur.

La Shelby était déjà partie se poster devant la banque de sorte qu'ils montèrent dans une voiture banalisée de la police de Toronto. Installés à quelques pas de la banque, ils virent le défilé se mettre en branle.

À L'AÉROPORT




- Vous êtes particulièrement chanceux, monsieur Lanctôt. Vous serez sur le même vol que les Canucks de Vancouver.
- Croyez-vous qu'ils reviendront à Toronto?
- Je l'espère, reprit la responsable de la compagnie aérienne, sinon ça voudra dire que nos Leafs seront éliminés. Mais vous savez, ça ne me dérange pas tellement; j'aime beaucoup Pavel Bure.
- Vous aussi?
- Que voulez-vous dire?
- Rien, madame, rien du tout.

Patrice prit un journal au kiosque à journaux, une bouteille d'eau et alla s'asseoir tout prêt d'un poste de télévision qui annonçait un bulletin spécial d'informations.

- Nous venons tout juste d'apprendre qu'une très importante tentative de vol vient d'être évitée à la Manhattan Bank. C'est l'inspecteur Ducarm de la police de Toronto qui dirigeait une centaine de policiers. Apparemment, des informations de dernière heure seraient parvenues à la police et selon un de nos reporters sur place, il y aurait un lien entre le jeune homme retrouvé pendu, hier, sur la rue Yonge et les manoeuvres policières qui se sont déployées sur Bay Street. L'enquêteur a dû agir rapidement parce qu'une très importante charge de dynamite aurait été installée à l'entrée arrière de l'édifice. L'explosion aurait pu faire, selon l'inspecteur Ducarm, plusieurs victimes, les malfaiteurs prévoyant profiter du défilé de la Fête des travailleurs pour détourner l'attention de la sécurité.

Pendant que l'annonceur continuait à donner des informations, Patrice vit l'inspecteur Ducarm sortir sa pipe et se préparer à répondre aux questions des journalistes qui l'assaillaient. Alex ne se tenait pas trop loin derrière lui et semblait fier de faire ses premières armes à la télévision. Sans doute se demandait-il si l'émission était retransmise à Saint-Camille.

- Le vol 031 en direction de Vancouver est prêt pour l'embarquement. Tous les passagers sont invités à se présenter à la porte C du côté ouest de l'aéroport.

Patrice prit son bagage et s'y rendit. Il eut beaucoup de difficulté à passer tellement étaient nombreux les journalistes qui couvraient le départ des joueurs de hockey.

Le voyage lui parut long. Ils firent escale à Calgary mais on invita les passagers à ne pas descendre et finalement, ce fut Vancouver.

Patrice suivait les autres voyageurs tout en se laissant mener par le tapis roulant. Il faisait presque nuit lorsqu'il déposa son sac à dos en face du comptoir de location de voitures de l'aéroport.

Il ne remarqua pas cette dame japonaise d'une quarantaine d'années qui s'en allait prendre un avion, direction de Toronto.




FIN

jeudi 26 avril 2007

Le cent soixante-deuxième saut de crapaud (*21)


Chapitre 20
Le souvenir d'Éric



- Cessez vos recherches monsieur Ducarm, il est ici avec moi, et Patrice raccrocha.
Éric était assis devant la fenêtre. Malgré trois couvertures de laine sur les épaules, il grelottait. L'annonce de la mort de Steve ou la nuit à l'extérieur, on ne pouvait dire ce qui le faisait frisonner.

- Les policiers de Toronto ont maintenant les choses en main. Je crois bien qu'il serait plus prudent pour nous de ne pas bouger d'ici demain.
- Ils vont me retourner au centre?
- Ce n'est pas tout à fait leur premier souci, rassura Patrice qui se plaça devant Éric, véritable loque humaine.
- Tu aurais besoin d'une douche bouillante et de dormir un peu. De toute façon, j'ai du travail pour toute la journée. Je vais descendre te chercher à dîner.

Éric ne répondit pas. Son regard figé sur la rue Oiran ne pouvait plus bouger. Il vivait la peur de sa vie. Jamais il n'aurait cru que tout puisse aller si loin. Son aveuglement l'avait souvent poussé vers des actions dont il ne mesurait pas la portée et chaque fois, les conséquences furent moins fatales qu'au aujourd'hui. Il se demandait jusqu'où pouvait se rendre l'erreur une fois qu'on en avait pris conscience.

- J'ai pas faim, murmura Éric.
- C'est une farce ou quoi?

Patrice comprit la détresse dans laquelle Éric mijotait et n'avait pas le goût de l'inviter à en discuter. Au centre d'accueil, la stratégie différait: les bénéficiaires en état de choc étaient placés dans un climat tel qu'il ne leur restait, pour solution, que la confidence parfois même la délation, avec en prime, le traditionnel sermon rééducatif de l'éducateur. Patrice préférait laisser les gens vivre leurs événements et finalement en dégager les conclusions qui s'imposaient. Cela lui ressemblait davantage.

- Je remonte dans cinq minutes, reprit Patrice qui jeta un coup d'oeil vers son fugueur en fermant la porte derrière lui.

Éric se mit à pleurer comme un enfant, comme celui qu'il n'était plus depuis longtemps. Pour une des rares fois dans sa vie, il laisser monter ce sentiment étouffant de la peur et de l'angoisse mêlées.
Pourquoi en était-il rendu là? La mort de Steve était-elle pour lui un message venu d'il ne savait où? Arrivait-il à une croisée de chemins? Que devait-il faire?
Il était satisfait de l'attitude de Patrice. Sans vouloir le crier, le fait que son «nouveau» nouveau protecteur soit près de lui le réconfortait. Mais pourquoi la vie lui mettait-elle chaque fois un protecteur entre les pattes? Était-ce pour suppléer à l'absence de son père ou la faiblesse de sa mère? La vie pouvait-elle être aussi bien organisée? Il ne le croyait pas, mais maintenant qu'il goûtait de si près à ce qui aurait pu être le même sort que Steve, il savait que ce monde de la fugue, celui des chemins parallèles, celui de la route sans fin et sans but, des nuits à la belle étoile, des repas incertains, il savait que tout cela commençait à lui laisser un goût amer dans la bouche.
Éric fixait toujours la rue. Le soleil, sans être tout à fait de cette chaleur printanière qui redonne le goût de vivre dehors, de cette espèce de liberté que la saison blanche nous enlève, donnait des clins d'oeil au pavé. Cette image fit mieux respirer Éric qui se dégagea d'une des trois couvertures.
Ses pieds étaient gelés tout comme ses mains. Le goût de fumer lui revint. La cigarette, sa meilleure compagne, ne l'avait jamais abandonné depuis l'âge de sept ans.
Il revoyait défiler devant ses yeux toutes ces années: son père dont il ne réussissait plus à se rappeler le visage, dont il ne voulait même plus se souvenir; sa mère, cette femme trop faible pour le caractère qu'il manifestait et qui avait toujours eu peur de lui; son quartier qu'il connaissait comme le fond de sa poche; les voisins qui appelaient la police à toutes les fois qu'il n'était pas entré à neuf heures du soir; l'école qu'il ne fréquentait que de manière sporadique - il n'avait mémoire d'aucune année scolaire qu'il n'avait fréquentée que quelques mois - ; ses nombreuses batailles, ses mises à la porte régulières le basculèrent dans la rue.
Et le centre d'accueil. Étape ultime, celle qui l'acheva. Ses fugues furent nombreuses, innombrables. On le plaça finalement à Jacques-Cartier, centre ultra-sécuritaire, ce qui ne l'empêcha pas de s'enfuir quatre fois la première année.
Sa rencontre avec Steve, à l'âge de dix ans, une connaissance qui lui permit de survivre à chacune de ses sorties sans autorisation. Steve l'obligeait à faire des tâches répugnantes mais il s'exécutait, question de survie. Ce qu'il n'a jamais su, c'est que son protecteur s'organisait pour le faire reprendre lorsqu'il n'en avait plus besoin.
Éric avait touché à tout et vécu dans toutes sortes de mondes. La rue était son élément, son oxygène. Il y avait découvert tous les travers de la société et surtout le fait que l'on ne peut se fier à personne et parfois, même pas à soi-même.
L'alcool et la drogue lui avaient fait oublier plusieurs pans de mur de sa vie mais il lui restait quand même un souvenir qu'il se racontait le soir avant de s'endormir, ce souvenir, le seul véritable moment d'amour qu'il crut posséder. Aujourd'hui, il en était plus que certain.



Un soir, marchant dans la rue en direction d'un «squat», il fut éclaboussé par une voiture roulant dans la même direction que lui. Il était mouillé de la tête aux pieds. Il se mit à hurler contre le chauffeur. L'automobile s'arrêta; Éric fit de même. En quelques secondes, une jeune dame en sortit et s'approcha.

- Excuse-moi. Je suis tout à fait désolée. Les yeux sur les panneaux, je ne t'ai pas vu. Je cherche la rue Sanguinet.
- Mais tu y es. C'est ici la rue Sanguinet, dit Éric qui se secouait les mains et les pieds.
- Je suis tout à fait désolée, reprit celle qui ne pouvait s'empêcher de cacher un sourire de la main.
- Tu trouves ça drôle. Pas pire! Ça paraît que c'est pas toi qui es mouillée comme une poule.
- Pardonne-moi, mais c'est plus fort que moi. Est-ce que je peux te demander un renseignement. Demeures-tu sur la rue?
- Non, je demeure dans la rue.
- Et ça veut dire quoi? Que tu n'as pas de maison?
- J'ai plusieurs maisons mais jamais la même.

La jeune dame l'examinait et ne semblait pas très bien saisir ce qu'il voulait dire. Elle avait beaucoup de difficulté à retenir son fou rire devant ce noyé gigotant devant elle.

- Si tu m'aides à retrouver cette fichue d'adresse, je t'offre à te sécher.
- C'est quoi l'adresse? Avez-vous des cigarettes?
- 8765 Sanguinet.
- C'est beaucoup plus dans le nord, pas du tout dans ce trou.

Éric monta, et en quelques minutes la voiture s'immobilisa devant une superbe maison toute garnie de fleurs. C'était la fin du mois de juin. Il était en fugue depuis moins d'une semaine. Cette jeune dame ne demeurait pas là mais devait y passer la nuit avant de continuer sa route sur Québec où l'attendait un groupe de jeunes Français devant passer l'été à découvrir la Belle Province. Elle travaillait pour l'Office franco-québécois pour la jeunesse durant ses vacances mais le reste de l'année étudiait à l'École des beaux-arts de l'Université de Montréal.

- Il doit bien y avoir une douche et un séchoir dans cet appartement, se demanda-t-elle.
- Et des cigarettes, ajouta Éric qui inspectait les lieux avec un oeil d'expert.
- C'est l'appartement de mon directeur. Il est parti en France pour l'été et tous les employés de l'Office l'utilisent comme pied-à-terre lorsqu'ils passent à Montréal. Ça y est. Tu sais, c'est la première fois que je m'y arrête. Voilà pour le séchoir. Allez, donne-moi tes vêtements.
- Et je me promène tout nu dans l'appartement?

La jeune dame lui lança un drap de douche, se dirigea vers la cuisinette et fouilla dans le réfrigérateur. Éric sortit de la salle de bain emmaillotté comme un bébé naissant et se présenta dans la cuisinette. La jeune dame se mit à rire, ce qui l'insulta.

- Tu as faim? lança-t-elle. Non, ne te choque pas. Tu me fais rire, c'est tout.
- Et les cigarettes?
- Va voir dans mon sac, il y a un paquet. Je ne sais pas si tu aimes le tabac noir. Ce sont des Gitanes.

Éric ouvrit le sac, remarqua un porte-monnaie rempli de dollars de toutes les couleurs, hésita et revint avec les cigarettes.

- Combien as-tu pris? s'informa-t-elle, revenant de la salle de bain où elle avait mis le séchoir en marche.
- J'ai tout pris, répondit Éric en s'asseyant dans un salon aux couleurs bigarrées.
- Laisse-m'en un peu, je dois me rendre à Québec.
- Pour qui me prends-tu?
- Pour ce que tu es, jeune homme. D'abord, quel est ton nom? Moi, c'est Suzanne.
- Éric. Et c'est mon vrai nom.
- C'est juste pour éviter de s'appeler chose machin.

La belle étudiante qui devait avoir vingt ans, venait de fabriquer une espèce de breuvage composé de bière, de jus de tomate, de jus de citron et de deux ou trois coups de salière et poivrière. Elle offrit un grand verre à Éric et s'assit devant lui. Elle éclata de rire.

- Si je te disais que je suis un clown, tu me croirais, risqua Éric qui avait un peu de difficulté à s'habituer aux rires de Suzanne.
- Non. J'imagine que tu es en fugue de quelque part et que tu cherches un endroit où t'abriter pour la nuit. Tu te demandes ce qu'une femme de vingt ans peut bien te vouloir, si elle n'a pas des idées derrière la tête et comment se terminera ta soirée.
- Tu es aussi vite qu'un éducateur à mon centre.
- J'aimerais bien faire un dessin de toi, si tu me le permets. C'est ce que je fais actuellement comme études.
- Je n'ai pas une tête à dessin.


Suzanne, ne l'écoutant déjà plus, sortit de l'appartement pour y revenir quelques instants après, une grande sacoche à la main qu'elle ouvrit et plaça droit devant un garçon pas à l'aise du tout.
Ses mains, avec des gestes amples, traçaient de grandes lignes. Éric s'alluma une cigarette de tabac noir, s'étouffa pendant que l'artiste se remit à rire plus fort qu'avant.
Il dut rester immobile environ une heure. Le travail de la dessinatrice ne fut dérangé qu'une seule fois alors que le séchoir se mit à beugler. Suzanne revint avec les vêtements aussi secs qu'avant l'incident.

- Tu as bientôt fini?
- J'achève. Tes yeux sont difficiles à cerner.
- Qu'est-ce que tu veux dire?
- Ils changent. Au début, ils étaient inquiets, éloignés mais au fur et à mesure, les voici plus doux, moins obscurs.
- J'ai toujours les mêmes yeux.
- Oui, mais ce qu'on y voit change. C'est ce que je veux dire.

Éric regardait cette femme qu'il trouva très belle. Concentrée sur son travail, elle ne remarqua pas à quel point Éric la dévisageait, la scrutait de la tête aux pieds. Parfois, son rire réapparaissait pour disparaître aussi vite.
Elle s'étira pour prendre une cigarette, l'alluma et la glissa entre les lèvres d'Éric. Même stratagème pour elle.
Éric demanda s'il pouvait se rhabiller. Elle en profita pour refaire des liqueurs et prépara deux sandwiches avec des restants qui dormaient dans le frigo.
Il revint, fit une boule du drap de bain et s'écrasa dans le coin du divan. Suzanne lui fit remarquer qu'il était tard et qu'elle devait se coucher devant reprendre la route tôt le lendemain matin.

- Tu ne finis pas le portrait?
- Je ne les finis jamais.
- Pourquoi?
- La vie s'en charge.
- Qu'est-ce que tu veux dire?
- Ce que je vois de toi n'est que passager. Déjà, demain, tu seras un autre. Notre rencontre aura changé tes yeux. Je ne sais pas ce qui arrivera de ce qu'il y a derrière tes yeux.

Éric était bien avec elle. Sa voix, si douce, coulait vers lui comme une brise dans le soir et lui faisait du bien. Jamais de sa vie il n'aurait cru être au chaud comme il l'était maintenant. En lui, jaillissaient des parfums de soleil et des nourritures légères.

- Comment on fait pour changer ce qu'il y a derrière les yeux?
- Ça, je ne le sais pas. Moi, comme artiste, je regarde, j'observe. Jamais je ne juge. La lumière du matin accrochée à un arbre n'est pas du tout la même que celle qui se faufile le soir entre les branches. Il y a tellement de gens qui s'imaginent posséder les réponses aux questions que l'on se pose; moi, je ne perds pas mon temps avec cela. J'aime mieux regarder ce qui s'arrête devant moi, que ce soit des gens ou des choses. Tenter de les immortaliser sur une feuille, laisser le temps les modifier, les changer selon le vent, la lumière, l'odeur.
- C'est...
- Il n'y a que ce qui se pose devant nous et qui essaie tant bien que mal d'avoir du sens. Prends tes yeux. Si je les dessinais une autre fois, sans doute seraient-ils autre chose que ce soir.
- Est-ce que je peux voir?
- Peut-être que tu ne te reconnaîtras pas.
- Si c'est moi, je vais bien me reconnaître.
- Pas certaine. Ce que j'ai dessiné c'est ce que moi je vois. Je ne sais pas ce que tu vois de toi.

Éric l'écoutait. L'émotion montait en lui. Dans son cerveau habitué à des ramassis de couleurs artificielles, à des images irréelles et des odeurs bizarres, dans ce cerveau d'habitude pressé de passer à autre chose, s'installait le calme comme jamais il n'en avait connu auparavant. Cette femme lui offrait un spectacle comme il n'avait jamais imaginé en voir un.

- Mais ce n'est pas moi de tout! s'écria Éric décontenancé.

Il tenait au bout des ses bras un carton rigide sur lequel des lignes tracées au plomb se rejoignaient laissant voir un visage, le sien, qu'il ne reconnaissait pas.

- C'est ce que moi je vois de toi, poursuivit Suzanne en s'allumant une cigarette. On peut regarder les gens de bien des façons: d'une manière statique comme sur une photographie; comme l'avenir nous les montrera ou finalement, on peut poser sur eux une interrogation et laisser glisser une réponse par notre crayon.
- Je peux le garder?
- Non. Tu viens d'en prendre une image qui se logera dans ton esprit et y restera. Tu n'as pas besoin de conserver ce carton pour savoir qui tu seras.

Éric ne pouvait cesser de scruter son regard. Il n'arrivait pas non plus à comprendre ce qu'il y voyait. Il comprit par les paroles de Suzanne que cela n'avait aucune importance, l'essentiel étant de savoir que nos yeux nous leurrent et que notre imagination devrait nous guider.



Ce souvenir, le plus beau de sa vie, aujourd'hui lui revenait. Il aimait ramener à son esprit ce dessin, la douce voix de Suzanne qu'il ne reverrait jamais plus. Il comprit ce qu'elle lui avait dit ce soir-là.

Patrice entra dans la pièce avec du café chaud qui l'emplit d'une odeur de cuisine familiale. Il lança dans la direction d'Éric un paquet de cigarettes, les plus fortes et sans bout-filtre. Celui-ci laisssa tomber ses deux autres couvertures, se leva et s'alluma.

- Merci, dit doucement le fugitif en direction de Patrice qui s'étendait sur le lit. Celui-ci récupéra le cahier en cuir noir que madame Yann Ik lui avait remis et lentement, tourna les pages sans se préoccuper d'Éric qui s'installait au pied du lit.
Éric examinait le cahier noir et crut le reconnaître. Allait-il un jour en savoir plus long sur son contenu?

- Encore le nez dans ton cahier?
- Ce n'est pas le même.
- Ça lui ressemble.

Patrice sortit l'ancien. Les deux étaient similaires sauf que le dernier arrivé apparaissait plus épais.

- Tu t'assois, Éric, et je te raconte toute l'histoire.

Patrice enroula son oreiller derrière la tête et dévoila à son compagnon de fortune ce qui l'avait amené à Toronto. Parfois, il se soulevait pour ouvrir l'un ou l'autre des deux cahiers afin d'illustrer ce qu'il disait par un document quelconque.

Ce qu'Éric aimait de Patrice ressemblait à ce qu'il avait trouvé chez Suzanne, c'est-à-dire la façon qu'ils avaient tous les deux de ne pas faire de drame et d'expliquer les choses en regardant vers l'avenir. Ils en avaient tous les deux le sens. Le passé était un guide, le présent, un moyen d'accélérer notre connaissance de soi et des événements. Ils avaient confiance tous les deux dans l'intelligence des gens et présentaient la réalité en couleurs sobres, sans l'exagérer ni la diminuer.

- Un jour, Patrice, je vais te raconter moi aussi une histoire.
- Peut-être que ce jour-là, tu n'auras plus besoin de la raconter.
- Qu'est-ce que tu veux dire?
- Un maître de Zen japonais a déjà dit un jour: «De toutes choses, il ne faut ni courir après ni s'en échapper.»

Un profond silence emplit la chambre. Patrice fixait le plafond. Éric reprit son fauteuil près de la fenêtre, cigarette aux doigts.

- Crois-tu que le Dodge cherche à me retrouver?
- Je ne sais pas ce qui se passe dans la tête des gens, expliqua Patrice.
- S'il me retrouvait, j'aurais le même sort que Steve?
- Possible!

Éric se disait qu'une bonne partie de sa vie se résumait entre la fugue et les barreaux. Jamais il n'avait envisagé la vie autrement. Les deux le sécurisaient mais le ramenaient au même point, si loin de son imagination, si loin de ce qu'il pouvait être.

- J'ai faim.

Patrice repoussa les deux cahiers de cuir noir vers la table de nuit.

- Ton voyage à Vancouver, c'est en camionnette?
- Non, pas cette fois-ci.

mercredi 25 avril 2007

Le cent soixante-deuxième saut de crapaud (*20)

Chapitre 19
Comment se faire ami d'un policier!



Encore recroquevillé, Éric ouvrit un oeil. Il avait réussi à se trouver un endroit protégé du vent et de la puie qui s'était changée en neige, dormant tout près d'une sortie d'air du métro, d'où une forte vague de chaleur émergeait. Il balaya l'entourage obscur d'un regard perdu. Il se leva, s'étira et se mit à grelotter. Le vent devenu plus calme était légèrement frais mais il ne pleuvait plus.

Éric prit la rue et se dirigea vers le Tourist Room 99 ne sachant trop pourquoi. De Toronto, il ne connaissait que cet endroit, si on oublie le York où il ne souhaitait plus remettre les pieds.

Les restaurants ouvraient et au loin, sonnaient les cloches des églises. Le dimanche matin à Toronto ressemblait-il à Montréal? Il n'en avait aucune idée, tout comme il ne savait absolument pas quoi faire. Au fond de lui, il souhaitait retrouver Patrice. Où le rejoindre? Ne fallait-il pas se fier au hasard?

L'idée lui vint de retrouver la camionnette que Steve avait sûrement stationnée tout près du Tourist Room. Peut-être y trouverait-il un indice? Mais il avait surtout faim et ses dernières cigarettes, il les avait fumées avant de s'endormir. Pas un sou en poche, la vie était belle!

Arrivé au Tourist Room, il jeta un coup d'oeil vers la fenêtre de la chambre louée par Steve et ne remarqua rien de spécial. Il ne pouvait se fier sur son «nouvel» ancien protecteur pour le laisser tranquille. Il imaginait le Dodge tapi dans la chambre prêt à lui sauter dessus dès qu'il s'y présenterait.

Entrant à pas feutrés, Éric reconnut la même dame derrière le comptoir de la réception.

- Monsieur entre tôt, observa-t-elle avec un sourire narquois.
- Nous nous sommes perdus. Est-ce que mon copain est revenu?
- Aucune nouvelle
- C'est lui qui a la clef de la chambre.
- Monte, je vais t'ouvrir.

Elle sortit de son isoloir avec le sourire complice qu'elle affichait toujours en le regardant. Ils furent au quatriènme en quelques instants. La dame avait une certaine difficulté à grimper les marches.

- Voilà, mon jeune, mais je ne peux pas te la laisser. Lorsque ton copain reviendra, il n'y aura plus de problème.
- Croyez-vous qu'on puisse manger ici?
- Jeune homme, ce n'est pas un hôtel, c'est un tourist room.Pas de déjeuner mais tu peux aller à côté, il y a un petit restaurant pas cher.
- C'est que...
- C'est que ton copain a l'argent sur lui et que tu es fauché.
- Voilà.
- Tiens, je te prête dix dollars qu'il me remettra à son retour.
- Merci, madame.
- Je n'aime pas me mêler des affaires des autres, mais je me demande bien ce que tu es venu faire à Toronto. C'est une fin de semaine de hockey mais on dirait que ce n'est pas cela qui t'intéresse.
- Une affaire de famille.

Éric avait cette grande faculté de mentir sans que rien n'y paraisse. La dame semblait de la même facture. Elle en voyait passer des gens dans son établissement qui racontaient des histoires qu'elle ne croyait pas.

- Famille?

Le garçon avait hâte qu'elle décroche pour aller manger. Il n'aimait pas discourir sur ce qui lui arrivait et préférait être seul. De toute façon, il ne souhaitait pas demeurer trop longtemps dans une chambre que Steve pouvait investir d'une minute à l'autre. De sorte qu'il poussa une espèce de soupir qui fit comprendre à la dame qu'il ne voulait plus en parler et qu'elle pouvait prendre congé.

- Très bien, mon jeune. Fais attention à toi. À ton âge ce n'est pas toujours commode de rester dans des endroits comme celui-ci. Tu sais, je connais bien mon milieu. Tu ne me sembles pas un mauvais garçon dans le fond. Si t'as besoin de quelque chose, je suis en bas.

Et finalement, elle sortit, son petit sourire avait maintenant gagné ses yeux. Il fit le tour de la chambre, rien. Quelques instants plus tard, il repassait devant elle, la salua avant de se diriger vers le restaurant qu'elle lui avait suggéré. Il savait que plus jamais il ne remettrait les pieds dans cet endroit.

Au moment où il sortait, il croisa la jeune fille de son âge que Steve et lui avaient rencontrée la veille. Elle était accompagnée d'un monsieur qui pouvait être son grand-père mais pas le même que la veille.

À L'HÔTEL SHÔWA

Alex, frais et dispos comme jamais, assis à une table près d'une fenêtre de la salle à manger attendait Patrice tout en parcourant le journal. À Toronto, on publiait un seul journal en langue française et c'était le dimanche. Il l'avait trouvé à la réception.

Ce matin, le personnel de l'hôtel était entièrement renouvelé: des étudiants en emploi de fin de semaine. Celui, au comptoir de la réception, faisait de la comptabilité alors qu'une jeune fille de type oriental se chargeait du service aux tables. Rien à voir avec la danseuse. Elle paraissait timide et pas douée pour ce genre de travail.

- Du café? demanda-t-elle avec un très fort accent français.
- Avec plaisir.
- C'est affreux ce qui s'est passé, n'est-ce-pas? continua-t-elle après avoir rapidement fixé le journal qu'Alex tenait à la main.
- Vous voulez parler de la défaite des Maple Leafs de Toronto. Vancouver est vraiment trop fort pour eux...
- Non, je parle du jeune homme que l'on a retrouvé pendu près de la rue Yonge.

Alex n'avait pas remarqué cette nouvelle. Il y jeta un coup d'oeil alors que Patrice entrait dans la salle à manger.

- Monsieur est avec vous?
- Oui, répondit Alex tout en lisant.
- Je lui sers un café?
- Ce sera un thé, rétorqua Patrice, d'humeur éclatante.

La jeune serveuse quitta la table pour revenir quelques instants après avec le thé que Patrice venait de commander.

- Il y a souvent des événements de ce genre à Toronto, dit-elle. Les jeunes ont si peu de travail et d'avenir que c'est à croire que c'est leur seule solution.

Elle parlait vite et trébuchait sous son lourd accent.

Patrice qui n'avait pas participé à la conversation, demanda à Alex le résultat du match d'hier. Comme réponse, il lui refila le journal à la page du jeune pendu. Patrice resta stupéfait.

- Qu'est-ce qui se passe?
- C'est Steve. Je reconnais ses chaînes.

Alex pouvait lire une profonde stupeur sur le visage de Patrice. Il raccrocha cette histoire à celle qu'il lui avait racontée lors de son arrivée à Toronto. Il semblait bien, en effet, que le petit côté voyage tranquille en Ontario prenait des allures un peu plus dramatiques.

- Il faut se rendre à la police, ça devient hors contrôle. Et avec ce qui doit se produire demain, c'est trop important pour mon petit plan.
- Ce monde-là tue pour écarter ce qui nuit à leur passage, continua Alex assommé par ce qui arrivait.
- Éric ne doit pas être tellement loin. S'il n'était pas avec Steve c'est qu'il est tout seul dans les rues, qu'il cherche un moyen de s'éloigner de l'affaire.
- T'en fais pas, c'est un petit rusé d'après ce que tu m'as dit.
- Mais il a tout un adversaire maintenant, dit Patrice inquiet.


Une fois le déjeuner terminé, les deux amis montèrent dans la Shelby pour se diriger au poste de police indiqué par la jeune serveuse, sur la rue Front West. Ils rencontrèrent le sergent de faction qui les mit tout de suite en contact avec le détective-inspecteur Ducarm, en charge des morts suspectes.

- Votre histoire me paraît énorme mais on ne peut pas prednre de chance. Seriez-vous prêt à votre rendre à la morgue afin d'identifier ce fameux Steve comme vous le prétendez?
- Si c'est nécessaire.
- Il me semble qu'après cela on pourrait mieux envisager la suite.
- Croyez-vous pouvoir faire quelque chose pour mon fugueur?
- Tanguay, Éric.
- Exact.

Pendant que Patrice discutait avec le détective Ducarm, Alex se promenait dans le bureau, examinant les cartes de la ville mais s'intéressait surtout à un petit modèle réduit de voiture ornant la bibliothèque du policier. Il ne cessait de l'inspecter et le prit dans ses mains. C'était un vieux modèle Ford Mustang des années 1960.

- J'ai bien connu monsieur Shelby, coupa le détective voyant qu'Alex s'intéressait à la voiture miniaturisée. C'est lui qui l'a fabriquée, tout juste avant de passer chez Chrysler.
- Vous le connaissiez?
- Il était maniaque des modèles miniatures. Tous ses plans, il les a d'abord fabriqués en modèles réduits. Celui-ci lui appartenait. Un jour il me l'a offert après que j'eus réussi à retrouver une personne très chère qu'il avait perdue de vue et qui habitait ici, à Toronto. Ça été comme de retrouver une aiguille dans une botte de foin.
- Incroyable! dit Alex manipulant la voiture comme s'il s'agissait d'un inestimable trésor.

L'inspecteur s'était levé, avait allumé sa pipe qu'il gardait dans la poche gauche de son veston gris et se mit à discuter, à raconter des tas de choses sur les voitures. Cela passionnait Alex. Tous les deux en oubliaient Patrice qui jetait un regard soucieux par la grande fenêtre donnant sur l''Hôtel de Ville.

- Je suis d'accord, allons-y. Ça me fera plaisir de monter dans une bonne vieille Shelby. Elle est de quelle année déjà?
- 1984, jubila Alex.
- Toute jeune encore.
- Oui, mais elle a toujours ses pièces d'origine.

Patrice se sentait de trop mais les suivit comme quelqu'un qu'on aurait oublié. Ils montèrent dans la Shelby. L'inspecteur Ducarm, assis devant, passait des commentaires tout en guidant Alex vers la morgue de Toronto. Ils y furent en dix minutes.

- Par ici, monsieur l'inspecteur. Je vais vous mettre en contact avec le médecin-légiste qui a pratiqué l'autopsie très tôt ce matin. Il en a reçu l'autorisation de...
- Ça va, ça va.
- Voilà, c'est au bout du couloir.

Patrice n'appréciait pas l'atmosphère sinistre de la morgue alors que de son côté, Alex semblait s'être fait un ami du détective-inspecteur. La seule chose qu'il ne faisait pas, c'était de rire en lui donnant de grandes claques dans le dos.

Ils rencontrèrent le médecin-légiste qui leur débita le contenu du rapport d'autopsie démontrant que le jeune homme fut d'abord étranglé avant qu'on lui passa cette corde au cou.

- Strangulation rapide: le criminel nous semble posséder des mains hors du commun. Une seule pression rapide a occasionné la mort instantanée.
- Rien d'autre?
- Ça remonte à hier soir, entre dix-neuf et vingt heures. Nous avons retrouvé un trousseau de clés dans les poches de la victime de même qu'une autre appartenant à un tourist room connu de la moralité.

Patrice dit à l'inspecteur qu'il reconnaissait là son trousseau. Celui-ci le récupéra, l'examina et le lui remit sans autre forme de procès.

- Votre histoire prend de plus en plus de crédibilité. Nous allons faire un petit tour du côté de cet endroit. Il s'agit du Tourist Room 99. Ce n'est pas un endroit idéal pour une fin de semaine dans la Ville-Reine.
- On vous accompagne? demanda Alex.
- En Shelby!


Alex, de plus en plus passionné par ce tourbillon de mouvements, sentait que toutes les heures passées à remonter sa voiture (dont se moquait Patrice) n'avaient pas été inutiles.

- Il faut absolument retrouver Éric avant qu'il ne lui arrive la mêmne chose, se disait Patrice, scrutant les rues empruntées par la Shelby.

Pendant ce temps, l'inspecteur Ducarm communiquait avec le poste de police pour annuler ses rendez-vous et convoquer l'état-major de la police torontoise pour la fin de l'après-midi.

- Pouvez-vous, monsieur Lanctôt, me donner les coordonnées de votre centre d'accueil à Montréal?

L'inspecteur les refila à la centrale, exigeant qu'on en vérifia l'exactitude.

- C'est à droite au bout de la rue, dit l'inspecteur suggérant à Alex de ne pas stationner devant la maison.

Le détective descendit et ordonna à Alex de ne pas bouger. Celui-ci se surprit à répondre :« Oui, capitaine.» Quant à Patrice, il lui fut suggéré de faire le tour du quartier pour voir si jamais il ne retrouverait pas sa camionnette qui ne devait sûrement pas être très loin.

Une demi-heure passa avant que l'inspecteur ne revienne. Il reprit place auprès du chauffeur. S'inquiétant du fait que Patrice ne fut pas encore de retour, il proposa d'aller prendre un café au restaurant d'à côté.

Patrice avait ce vague pressentiment qu'il trouverait quelque chose. Il quadrillait le quartier de façon systématique, reconnaissant à chaque fois qu'il repassait soit une porte d'entrée ou une voiture garée. Il se serait cru sur la rue Hochelaga ou la rue Fullum à Montréal.

Le soleil, lentement, réussissait à se frayer un chemin entre les nuages. La chaleur, sans tout à fait s'installer, promettait une journée printanière meilleure que la veille.

Ça faisait trois fois qu'il reprenait la même ruelle débouchant sur la rue Blair. Il savait que le Tourist Room 99 se situait au coin de Blair et Wanstag. C'est alors qu'il emprunta une espèce de couloir étroit semblant communiquer avec une autre ruelle, celle-ci perpendiculaire à la rue Queen's. Il alla jusqu'au bout et, comme par miracle, arriva face à face avec la camionnette blanche. Il pensa que les deux gars l'avaient laissée ici pour la cacher de la vue des passants et l'utiliser au besoin.

Avec grande précaution, il ouvrit la portière du chauffeur. Rien. Il monta, démarra et se dirigea vers le fond de la ruelle. Deux instants plus tard, il se garait derrière la Shelby et alla rejoindre l'inspecteur discutant avec son chauffeur privé.

- Rien de brisé? demanda l'inspecteur pendant qu'Alex bondit vers la camionnette pour l'inspection mécanique.
- Tout semble en ordre, dit Alex, fier que l'on est enfin retrouvé ce qui lui apparaissait comme le plus important des objets perdus à Toronto.
- J'ai donné le signalement de votre jeune fugueur à toutes les voitures de police du centre-ville. S'il est à pied, il ne pourra pas se promener bien loin. La dame du tourist room l'a vu ce matin, pas très longtemps et il n'est pas revenu depuis.
- Croyez-vous qu'il se promène dans le quartier?
- Je ne suis pas un spécialiste des fugues mais étant donné qu'il n'est pas de la ville, qu'il ne connaît pas Toronto, c'est bien ce que vous m'avez dit que c'était la première fois qu'il y mettait les pieds? qu'il a déjà été vu ici... Enfin... Il ne faut pas oublier qu'il croit toujours que le fameux Dodge est à ses trousses. C'est bizarre que ce bandit porte le même nom que ta voiture, cria l'inspecteur à Alex qui avait la tête sous le capot.

Il ne l'entendit pas et continua son examen.

- Je ne sais pas ce qu'il peut faire, comment il peut réagir. Il n'a pas d'argent. La dame lui a prêté dix dollars, il ne fera pas long feu avec ça,
- Conclusion?
- Il doit chercher à vous retrouver ou tenter de regagner Montréal.
- Me retrouver?
- Vous êtes la seule personne en qui il a confiance, ça m'apparaît clair comme la pluie d'hier.
- Je ne sais pas s'il continuera en apprenant qu'il a la police torontoise après lui?
- Mes policiers sont discrets et savent comment intervenir. De toute façon, il est dans le pétrin jusqu'au cou. Un policier serait mieux pour lui que le Dodge, convenez-en.

Patrice laissa le détective à son cellulaire pour se diriger vers Alex qui se croyait dans son garage de Saint-Camille. Son visage resplendissait de bonheur. Toronto ou le bout du monde, en autant qu'il sentait l'odeur de l'huile, admirait la forme d'un moteur, rien ne pouvait le rendre plus heureux.

- Alex?
- T'es chanceux mon gars, rien de brisé.
- Il faut absolument retrouver Éric avant les policiers.
- Fais confiance à l'inspecteur, c'est tout un bonhomme. Il connaît son travail autant que je connais la Shelby.
- Allons-y.

Patrice informa le policier qu'il retournait à l'hôtel Shôwa pour y stationner la camionnette et que par la suite il les rejoindrait en taxi au poste de police.

- C'est votre spécialité, vous autres Québécois, de camper dans des endroits pas très touristiques! Le Shôwa, ironisa l'inspecteur Ducarm en prenant place dans la Shelby qui démarra en trombe.


- Salut Pat! dit Éric en s'approchant.

mardi 24 avril 2007

Le cent soixante-deuxième saut de crapaud (*19)


Chapitre 18
Le deuxième cahier à jaquette en cuir noir


La pluie se faisait de plus en plus forte alors que le vent se mettait de la partie rendant les rues de Toronto aussi glissantes que la glace du Maple Leaf's Garden. Il n'est pas rare que lors des séries éliminatoires de hockey, la saison privilégiée de ce sport s'offre encore un petit coup de tête.


Alex avait proposé à Patrice de faire une courte sieste en ce samedi après-midi qui ne passait pas très vite. Il n'avait pas le goût de visiter cette grande ville. Contrairement à Patrice, Alex était un gars de campagne et son Saint-Camille natal lui suffisait amplement côté touristique. Son garage, ses voitures, voilà sa vie toute remplie.


Patrice, pour sa part, et malgré la mauvaise température, alla se promener dans le quartier chinois. Avec un peu d'imagination, il se voyait en plein coeur de rues japonaises. Il s'arrêtait, entrait dans les boutiques l'une après l'autre. De découvertes en découvertes, il passa de nombreuses heures dans un univers oriental. Le fait d'entendre parler cette langue, chanter serait un terme plus juste, l'envoûtait. Il ne pouvait cesser de lécher les vitrines n'ayant rien de comparable à celles de la rue Sainte-Catherine à Montréal.


Lorsqu'il décida enfin de revenir à l'hôtel Shôwa, il regagna sa chambre. Il vit un billet à moitié glissé sous sa porte. Il le prit et y lut le nom d'une dame Yann Ik, son adresse et un numéro de téléphone. Il associa immédiatement ces renseignements à la vieille femme de ménage de l'hôtel.
Après trois coups de sonnerie, quelqu'un répondit:
- Oui?
- J'aimerais parler à madame Yann Ik, s'il vous plaît.
- Moi-même.
La voix était presque éteinte. Patrice dut porter attention pour suivre les paroles de la dame âgée.
- Vous pourriez venir me rencontrer. Après souper?
- J'ai votre adresse. J'y serai vers vingt heures.

Patrice se dirigea vers la chambre d'Alex, entra sans frapper et retrouva son copain assis sur le lit, face à la télévision.

- C'est l'heure de souper?
- J'ai rendez-vous avec la vieille dame à la retraite.
- Si ça ne te fait rien, Patrice, je préfèrerais ne pas y aller. Je vais écouter le match de hockey à la télévision. Ça fera bizarre en anglais.

Ils descendirent souper. La danseuse de la veille servait toujours aux tables. Il y avait peu de clients. À un moment donné, monsieur Dom Hi Nic sortit de son bureau et salua Patrice comme pour s'enquérir de la situation.



AU YORK...



Le rendez-vous que le Dodge avait fixé aux deux garçons devait avoir lieu dans les salles de toilettes du York. Steve devait entrer avec Éric tenant l'enveloppe et celui-ci se rendrait jusqu'à lui. Une fois les deux objets récupérés, Steve se présenterait au comptoir des informations situé tout près de la salle à manger, prendrait un paquet à son nom pour déguerpir le plus rapidement possible. Monsieur Georges avait prévu qu'un complice de Toronto le ramasserait à sa sortie de l'hôtel. Il n'était plus question que ces deux énergumènes entravent davantage leurs projets. Ils en avaient déjà trop fait pour nuire.


En entrant dans le chic York, Éric sentit encore plus que les affaires tourneraient mal. Il cherchait le Dodge des yeux et souhaitait le repérer le plus rapidement possible.


Le hall, comme à son habitude, était rempli de gens qui allaient et venaient. La venue de ces deux jeunes ne passa pas inaperçue au maître d'hôtel qui la signala au responsable de la sécurité, un grand gaillard portant un costume bleu marine et muni d'un petit écouteur à l'oreille gauche.
S'approchant des deux garçons, en prenant bien soin de se placer derrrière eux, il manoeuvra pour leur barrer le passage vers la sortie. Éric voyant le mouvement du garde de sécurité, chercha Steve du regard. Se sentant coincé, Éric fit mine de s'élancer vers les étages ce qui obligea le garde à partir après lui; il rebroussa chemin, courut en direction de Steve, lui lança l'enveloppe et déguerpit par des portes latérales.


Steve n'eut pas le temps de réagir qu'il avait sur le dos le garde de sécurité et le Dodge sorti des salles de toilettes.

- Je m'en occupe, dit le Dodge.
- Mais... mais...

Steve bafouillait au moment où un homme portant des verres fumés pénétra dans le hall et rejoignit le Dodge. Il invita le garde de sécurité à leur laisser terminer la besogne et tous les deux partirent avec Steve, le tenant chacun par un bras. Le bras droit, celui auquel le Dodge s'accrochait lui faisait déjà mal.

- Mais, rattrappez-le... il se sauve le petit... mais ...


Steve était perdu. Une autre fois, il venait de se faire couillonner par Éric.


Celui-ci, sous la pluie, ne savait pas s'il devait retourner à sa chambre. Il ne pouvait demeurer longtemps à l'extérieur mais il se sentait libéré. Il laissa couler l'eau et le vent sur son visage, prit le temps de s'asseoir sur le bord du trottoir laissant son coeur revenir de ses émotions.

- La vie dans un centre d'accueil, ça te mène on ne sait jamais où.

S'allumant une cigarette, elle se mouilla tout de suite. Il la jeta dans la rue, se leva et marcha en direction de nulle part les mains dans les poches. L'issue de son chemin lui paraissait aussi inconnue que le sort réservé à Steve, mais il ne s'en souciait pas pour le moment. Seuls comptaient ces instants qu'il voulait éternels où rien ne le retenait enfermé derrière quelque porte que ce soit, derrière qui que ce soit.




QUAND LE DODGE PARLE À MONSIEUR GEORGES



- Tout est entré dans l'ordre.

C'était sans doute la première fois de sa vie que le Dodge parlait autant. Il avait décidé que le plus jeune des deux n'était plus en mesure de nuire et qu'il ne s'en occuperait plus. La journée de lundi pouvait se passer comme elle avait été prévue. La majeure partie de son travail à Toronto était réalisée: l'enveloppe et Steve, qui ne serait bientôt plus en mesure de nuire. Lundi, en soirée, il serait de retour en prison...



UNE RENCONTRE IMPORTANTE





Patrice frappa à la porte qu'une très vieille dame vint ouvrir. Elle était si petite que Patrice dut se pencher pour la saluer. Une fois entré, madame Yann Il prit son imperméable et lui offrit un fauteuil dans un salon d'un autre âge, le même que le sien sans doute.

Patrice la mit au fait de sa visite. Plus il parlait, plus les yeux bridés de la dame se remplissait d'eau. Visiblement, elle connaissait la mère de Patrice et il s'arrêta de parler pour mieux écouter les souvenirs qu'elle pouvait lui faire découvrir.

Pour une des rares fois de sa vie, il sentait une sinuosité entre le coeur et l'estomac. Il retint sa respiration quelques secondes, fixa une fenêtre des yeux et le calme lui revint.

- Je ne veux pas te faire perdre ton temps.
- Vous ne me le faites pas perdre, madame Yann Ik, au contraire.
- Tu sais que tu lui ressembles beaucoup! J'ai conservé de Gansou une image qui ne disparaîtra jamais ni de ma mémoire ni de mon coeur. Est-ce que je peux t'offrir un thé?
- Avec plaisir.

La vieille dame quitta la pièce. Son dos courbé et ses cheveux gris semblaient à Patrice le signe d'une très grande bonté. Elle ne mit que peu de temps à revenir, servit le thé avant de se rasseoir en face de celui qui la dévisageait de façon presque impolie.

- C'est une si longue histoire, il me faudrait des heures pour te la relater au complet. Mais avant tout, je veux te dire que je savais qu'un jour tu viendrais. De ce côté, tu lui ressembles beaucoup. Lorsqu'elle avait une idée en tête, Gansou, jamais elle ne la laissait avant qu'elle ne fut réalisée.
- Vous l'avez vue en 1967 et en 1968?
- Tu as raison, mais plusieurs autres fois aussi.
- Comment? Vous voulez dire qu'elle est revenue après 1968?

La vieille dame buvait son thé brûlant du bout des lèvres, affichant un imperceptible sourire, celui de celle qui serait la seule à tout connaître et désirerait prolonger son plaisir.

- Plusieurs fois, tu l'as bien dit.

Et là-dessus elle se leva, se dirigeant vers une autre pièce. À son retour, elle portait un épais cahier à jaquette de cuir noir identique à celui de Patrice.

- J'en ai un semblable, constata-t-il émerveillé.
- C'est elle qui te l'a fait parvenir
- Mais comment pouvait-elle savoir où je vivais?
- Elle ne le savait absolument pas. L'entente avec les services sociaux québécois stipulait qu'elle pouvait te faire parvenir tout ce qu'elle désirait en passant par eux, mais que jamais elle ne pourrait entrer en communication avec toi.
- Oui, mais j'ai vingt-cinq ans aujourd'hui, majeur et libre.
- Et elle en a quarante-cinq. Son dernier voyage ici remonte à 1980.
- J'avais douze ans.

Patrice, intrigué, voulait tout savoir. Mille questions surgissaient à son esprit mais il ne voulait pas fatiguer la vieille dame qui recollait les événements d'une partie du mystérieux passé de sa mère.

- Gansou fait partie d'une très riche famille aristocratique japonaise. On a même cru un moment qu'elle était de la famille lointaine de l'empereur, mais cela s'est avéré inexact. Elle souhaitait étudier en géographie à Tokyo et, en 1967, elle est venue ici pour visiter l'Exposition internationale de Montréal.

Patrice dévorait madame Yann Ik des yeux. Tout ce qu'elle disait le fascinait tout en donnant une âme à une jeune fille devenue sa mère.

- Lorsqu'elle arriva à Vancouver, elle fut reçue par un membre de l'ambassade japonaise au Canada que ses parents connaissaient bien. Depuis quelques mois, elle s'intéressait à un dossier secret: les exilés japonais au Canada pendant la Deuxième Grande Guerre Mondiale. Ce problème affectait beaucoup les relations entre les deux pays et surtout certaines familles nippones qui avaient profité de cet exil pour faire traverser d'importantes sommes d'argent.
- Le personnel de l'ambassade connaissait donc Gansou?
- On savait seulement qu'elle était la fille d'une très riche famille et on souhaitait lui faire comprendre que tout le problème des exilés japonais ne devait pas être publicisé, surtout en cette année d'exposition internationale.
- On croyait qu'elle puisse être subversive?
- Elle était jeune à cette époque, n'avait aucun problème financier et surtout, éprise de justice. Ses travaux sur le problème allaient la mener à rencontrer de jeunes Japonais qui préféraient voir la chose éclater au grand jour.

Patrice n'en croyait pas ses oreilles. Une mère révolutionnaire! Madame Yann Ik parlait doucement, lentement et ses yeux s'embrouillaient de larmes.

- Et vous, comment l'avez-vous connue?
- Tu vas un peu vite, jeune homme.
- Excusez-moi.
- Elle quitte Vancouver après avoir été mise en relation avec toute une meute d'étudiants japonais à Toronto et à Montréal. Elle logera à l'hôtel Shôwa, ici, parce qu'à ce moment-là l'établissement était reconnu comme le centre nerveux de la vie universitaire. Mais d'une vie universitaire secrète!
- Que voulez-vous dire par là?
- Nous sommes à la fin des années 1960, tout bouge au Canada, en Europe et aux États-Unis. Tu te souviens des Kennedy, de la guerre du Vietnam, de la révolte des jeunes en France en 1968.
- Et elle participe à tout cela?
- Gansou voit sa famille d'un autre oeil une fois qu'elle en est éloignée. Elle découvre toutes les tractations auxquelles ses parents ont participé, dont le scandale des exilés japonais. Cela la rend furieuse et la révolte. Elle cesse de communiquer avec eux après leur avoir écrit une lettre extrêmement dure, mais elle était à Montréal à cette époque. On lui coupe les vivres.
- Comment l'avez-vous connue?
- Je travaillais à l'hôtel Shôwa comme femme de ménage et je la trouvais tellement intelligente, si proche des problèmes des Japonais que j'adorais discuter avec elle.

Madame Yann Ik le laissa de nouveau quelques instants à ses découvertes pour remplir la théière. Pendant qu'elle piétinait dans la cuisine, il ouvrit le cahier en cuir: des photos, des articles de journaux, des lettres.

- Tu pourras l'apporter, dit-elle en revenant.
- Vous me le donnez?
- Sans trop le savoir, c'est pour toi que je le gardais. Si tu vas vers les dernières pages, tu y trouveras une photo de toi, la seule que Gansou ait pu se procurer par l'intermédiaire d'une travailleuse sociale de Montréal.


Il reconnut la photo. C'était celle où monsieur Lanctôt regardait en direction de quelqu'un ou quelque chose que la photographie n'identifiait pas et où Patrice, bébé, était dans les bras de madame Lanctôt.

- Elle n'a jamais su où j'étais?
- Jamais. Depuis le jour de ta naissance jusqu'à 1980, la dernière fois qu'elle soit revenue, jamais on ne lui a donné d'autres nouvelles à part que tout allait bien ... et cette photo.
- Et après Toronto?
- D'abord je dois te dire que Toronto fut pénible pour elle. Elle devait, pour demeurer fidèle à ses convictions, couper ses relations familiales et se retrouver sans un sou. Cela la tourmentait énormément. Elle passait son temps avec des étudiants qui l'ont finalement laissée tomber quand ils se sont aperçus qu'elle provenait d'une famille bourgeoise.
- Ensuite, ce fut Montréal?
- L'Expo'67 et sa grossesse.

Madame Yann Ik se fatiguait vite, Patrice s'en rendit compte. Ne voulant pas l'épuiser et désirant toujours en savoir davantage, il allait plus doucement dans ses questions.


Il devait être minuit lorsqu'elle acheva de lui raconter que sa mère avait rencontré un étudiant québécois dont elle tomba follement amoureuse et qui la quitta sans jamais savoir qu'elle était enceinte.


Ses parents l'ont finalement su, l'obligèrent à ne pas rentrer avant que l'enfant ne fût remis à une société d'adoption et c'est dans une profonde tristesse et une complète déception qu'elle vécut à Montréal passant son temps entre le Jardon Botanique et les bibliothèques des universités.


Patrice sut aussi qu'elle revint trois fois par la suite afin d'achever ses recherches sur le problème des exilés japonais. Qu'à chacune des fois, elle tenta d'entrer en contact avec son fils mais que rien n'y fit.


La dernière fois, Gansou apparut à madame Yann Ik plus malheureuse encore mais aussi avide de retrouver son fils. Elle lui avait laissé son cahier en cuir s'imaginant qu'un jour, peut-être, ce garçon dont elle ne savait que le prénom, chercherait à suivre une trace à rebours aboutissant à elle.

- Elle avait raison, Gansou. Tu es venu.
- Mais elle, reviendra-t-elle?
- Toute l'histoire des exilés japonais a éclaté il y a quelques années. On en a parlé sous le titre «des déportés japonais», eh! bien c'est ta mère qui a fait éclater ce scandale. Des familles ont perdu beaucoup d'argent et le gouvernement canadien a même dû s'en excuser publiquement.
- Je me souviens.
- C'est elle qui est en-dessous de tout cela. Plus de vingt ans de travail!

Patrice se laissa couler sur le dossier du fauteuil, ferma les yeux en serrant le cahier de cuir sur son coeur.

- Vous ne pouvez pas savoir, madame Yann Ik, comme vous venez de me faire plaisir.
- C'est l'heure de partir maintenant. N'oublie jamais que ta mère a été très importante pour la communauté japonaise du Canada et que plusieurs, sans la connaître, lui doivent un retour à leur identité.
- Et j'ai comme l'impression que la mienne se précise maintenant.
- Je le souhaite aussi pour Gansou.

Patrice sortit. La pluie avait laissé place à une neige fine qu'un vent s'amusait à faire tourbillonner aux pieds du grand jeune homme.


Marchant vers le bout de la rue, il héla un taxi qui le ramena à l'hôtel. Il était maintenant en possession d'une autre cahier à jaquette de cuir noir... celui de Gansou.

lundi 23 avril 2007

Le cent soixante-deuxième saut de crapaud (*18)


Chapitre 17
Bonjour monsieur Dom Hi Nic...



- Va falloir que tu saches, mon cher, mon très cher monsieur Patrice, que me lever à l'heure des poules, c'est pas mon fort. Est-ce que tu oublies que l'on s'est couché aux alentours de quatre heures du matin? As-tu également oublié qu'hier, mon jeudi matin de sommeil, a comme été dérangé? Et en même temps, j'aimerais te rappeler que je me suis tapé un ou deux kilomètres depuis vingt-quatre heures!

Patrice avait laissé défouler Alex puis déposa sa tasse de thé.
- Mon rendez-vous est dans une heure. C'est capital.
- Toujours le don de changer de conversation. En tout cas, je n'ai jamais vu de ma vie un hôtel aussi bizarre qu'ici. Une chance que nous sommes montés aux petites heures du matin, sinon jamais on aurait réussi à s'endormir.
- Vois-tu cette porte? Eh! bien j'ai la vague impression que derrière elle, une fois que j'y serai, je vais en apprendre beaucoup.
- Une question que j'ai jamais voulu te poser mais qui me dérange depuis que tu en as parlé, c'est...

Alex n'eut pas le temps de compléter sa phrase qu'une serveuse s'approcha d'eux pour prendre le menu. Patrice reconnut la danseuse de la veille. Elle faisait tout dans cet hôtel. Peut-être la retrouverait-il plus tard mettant de l'ordre dans les chambres des clients.

- Tout de suite, messieurs.

Elle repartit. Patrice remarqua sa taille fine malgré l'âge et une démarche laissant voir une certaine grâce. Tout chez cette femme était mouvement et volupté. Patrice eut l'impression qu'elle se doutait qu'il la regardait car, sans se retourner, elle en rajouta un peu.

- Tu penses en savoir beaucoup. N'oublie pas qu'en vingt-cinq ans, il s'en passe des affaires. C'est comme les autos.
- Tu me parlais d'une question.
- Ah! oui. Veux-tu m'expliquer pourquoi l'idée de retrouver ta mère te prend seulement cette année? Jamais je t'en ai entendu parler avant. Il me semble que c'était tout à fait clair dans ta tête, tu avais tes parents adoptifs et ça suffisait.
- Pourquoi tiens-tu tellement à ce que ta Shelby fonctionne comme une voiture de l'année? répondit Patrice.
- Je ne vois pas le rapport.

Alex savait qu'avec Patrice une question toute simple prenait des allures de roman à huit cents pasges. Comme si, une réponse à la question posée devait tout expliquer de A à Z.
- Tu l'as dans la tête ma Shelby!

La dame revint avec les assiettes pendant que Patrice précisait à son grand ami Alex que les questions existentielles sont parfois bien compliquées. Un jour, on croit que tout ce que l'on a appris répond à ce que l'on voulait savoir; le lendemain on veut savoir si ce que l'on a cru la veille répond à ce que l'on devait apprendre.

Patrice parla longtemps, peu soucieux de vérifier si Alex l'écoutait vraiment. Cette course vers sa mère représentait pour lui exactement la longue marche vers lui-même. Cette femme qu'il ne connaissait pas mais qui lentement prenait forme devant ses yeux, exerçait sur lui une attraction quasi magnétique.

Il devait savoir pourquoi elle était repartie. Il voulait comprendre ce qu'elle avait appris ici, cette jeune étudiante en géographie venue visiter l'Occident par l'entremise d'Expo'67.

Aux détails qu'il avait réussi à placer bout à bout depuis un certain temps, il avait associé toutes ses recherches sur le Japon, sa culture et sa manière d'envisager la vie. Pourquoi se sentait-il parfois plus Japonais que Québécois malgré le fait que sa mère ne se soit pas occupé de lui? Quel était ce lien entre elle et lui, délié à la naissance?

Il possédait un portrait assez précis du temps passé à Montréal, mais comment avait-elle vécu, ici, à Toronto?


- Es-tu encore ici?

Cette question fit retomber Patrice dans la réalité surtout que le barman se tenait debout devant sa table.

- Le monsieur te parle. Je ne sais pas si tu comprends mieux l'anglais que moi, mais je pense qu'il te parle, dit Alex.
- Je reviens immédiatement, rétorqua Patrice en se levant pour suivre l'employé vers cette fameuse porte dissimulée dans le mur.

L'employé le conduisit directement vers un monsieur d'ascendance chinoise, âgé d'environ soixante ans. Il était habillé d'un smoking noir avec une rose jaune à la boutonnière. À ses doigts, Patrice ne pouvait compter le nombre de bagues mais il y en avait une en particulier qui attira son attention: c'était une perle d'une très grande beauté.

- Vous m'avez fait dire que vous étiez de la famille?
- Je m'appelle Patrice Lanctôt, avoua le jeune homme en présentant la main à celui qui semblait propriétaire de l'établissement et qui l'accepta avec un petit sourire figé aux commissures des lèvres.
- Nous ne portons absolument pas le même nom, reprit le bonhomme tout en se levant.

Le bureau du patron était d'une simplicité déconcertante. Aucun cadre sur les murs et du plafond descendait une lampe s'arrêtant à quelques centimètres d'une table de travail. Un classeur à huit tiroirs régnait en maître absolu dans cette pièce d'où nulle odeur ne se dégageait spécialement.

- Mon nom est Dom Hi Nic, reprit le type avec dans son regard interrogatif, une certaine assurance et beaucoup de méfiance. Mon employé m'a rapidement parlé d'une personne que vous recherchez et qui aurait pu faire un arrêt ici, il y a plusieurs années.
- C'est exact, monsieur Dom Hi Nic.
- Une dénommée GANSOU.
- Je n'ai que ce nom. Elle est ma mère. J'ai des précisions sur son séjour à Montréal et cela jusqu'à ma naissance. Après le 22 mai 1968, je sais qu'elle est repartie par le même chemin emprunté pour sa venue, s'arrêtant ici, à Toronto, comme elle l'avait fait en 1967.
- Mon employé m'a également précisé que vous n'étiez pas de la police.
- Je suis un fils à la recherche de sa mère. Je viens tout juste d'achever mes études...
- Voyons ce que l'on peut faire pour vous, coupa le patron en retournant s'asseoir derrière sa table de travail.

Il ouvrit un tiroir du classeur, en sortit un cahier sur lequel on pouvait lire 1967-1968: un registre. Patrice épiait tous les mouvements de cet homme plus que réservé.

- GANSOU? répéta-t-il en tournant les pages.

Patrice suivait les moindres gestes de l'homme et tentait aussi de jeter un coup d'oeil sur les pages passant rapidement sous ses yeux.
- Voilà, j'ai quelque chose qui pourrait certainement vous être utile. Oui, je crois que c'est exact. Elle s'est arrêté ici en mars 1967. Elle aurait séjourné dans cet hôtel huit jours. Je vais voir maintenant pour ce qui de 1968.
- Y a-t-il des employés...
- Vous allez un peu trop vite, mon jeune ami, coupa le bonhomme qui jeta sur Patrice des yeux de plus en plus méfiants.
- Pardon.

Monsieur Dom Hi Nic tournait les pages lentement. Patrice venait de décider qu'il ne bousculerait plus et attendrait qu'on lui parle avant de répondre. Cette piste, il ne voulait pas la brouiller.

- Vous avez parfaitement raison, monsieur Lanctôt. Elle s'y est également arrêté en 1968. Son séjour fut plus court. Elle est arrivée le 25 mai et repartie le 29: 4 nuits, huit repas et plusieurs appels téléphoniques. Ces appels furent placés à Toronto même et deux sur Vancouver.
- Et l'hôtel à l'époque?
- Tout à fait comme aujourd'hui, sauf que maintenant de mauvaises langues font courir des ragots sur ce qui s'y passe. Mais vous êtes bien placé pour vous rendre compte que l'endroit est correctement tenu.
- J'aimerais savoir si l'hôtel à l'époque avait le même propriétaire?
- Je le suis depuis maintenant vingt ans.
- Monsieur Dom Hi Nic, vous comprendrez que les informations dont vous me faites part sont très intéressantes mais je souhaiterais rencontrer quelqu'un qui aurait été en contact avec elle. Je ne fais pas une enquête sur le fonctionnement de l'hôtel, mais sur cette personne qui est ma mère et que je cherche à mieux connaître.
- Je vous comprends bien.

Les deux hommes se toisaient. Un duel psychologique s'engageait entre un jeune homme décidé à aller plus loin vers sa mère et un propriétaire décidé à en dire le moins possible à un illustre inconnu de la famille.

- Il n'y aurait pas un ou une employée qui aurait pu être ici à cette époque?
- Avez-vous entendu parler des déportés japonais de la Deuxième Grande Guerre Mondiale?
- L'aubergiste qui a rectifié l'adresse de votre hôtel m'en a glissé quelques mots.
- Cet hôtel a toujours été reconnu comme l'endroit où les Japonais de passage au Canada s'arrêtaient. Fort possiblement votre mère, très jeune à ce moment, a-t-elle été guidée ici par des références de son pays.
- Oui, sans doute, reprit Patrice cherchant à maintenir un dialogue avec l'asiatique qui venait de ranger son registre. Mais l'objectif de son voyage était l'Exposition internationnale de Montréal. Je ne comprends pas qu'elle se soit arrêtée si longtemps ici.
- Avait-elle des parents à Toronto?
- Pas à ma connaissance.

La discussion durait depuis près de quinze minutes lorsque Patrice entendit frapper derrière lui. C'était l'employé qui venait aviser son patron qu'un appel téléphonique attendait sur une ligne. Après avoir jeté un coup d'oeil vers Patrice, il referma la porte.

- Vous m'excuserez, monsieur Lanctôt, le travail m'appelle et je ne puis vous consacrer plus de temps.
- Puis-je me permettre de revenir sur ma question?
- Pour vous répondre franchement, à part une très vieille femme de ménage qui a toujours travaillé ici et qui est à la retraite depuis près de cinq ans maintenant, je ne vois pas. Moi-même en ce temps-là... Excusez-moi, mais je ne puis davantage.
- Et cette dame, pourrais-je la voir?
- Vous êtes tenace, jeune homme! Demandez à Jean-François, le barman.
- Merci monsieur Don Hi Nic. Je suis à l'hôtel pour encore deux jours, si jamais vous aviez encore un peu de temps à me consacrer, j'en serais très satisfait.

L'honorable chinois s'était levé pour ouvrir la porte. Patrice lui tendit la main, remarqua une autre fois cette perle à son doigt et sortit sur un petit salut beaucoup plus chinois que japonais.

Il se dirigea vers le barman, lui parla de cette vieille femme de ménage. Jean-François se gratta la tête, lui dit qu'il allait vérifier avec la secrétaire-comptable et lui donnerait de plus amples informations lorsqu'il les aurait. Patrice retrouva Alex: le pauvre en était à son cinquième café.

- Je crois que je suis sur une bonne piste, dit-il en s'assoyant devant Alex.
- Et moi là-dedans, qu'est-ce que je fais?
- Ça ne va pas tarder à bouger. Lundi approche et il y aura de l'action, plus que tu n'en as jamais vu dans toute ta vie à Saint-Camille..



DE RETOUR AU QUATRIÈME ÉTAGE DU TOURIST ROOM 99




Éric fumait, regardait par la fenêtre, écoutait tous les mouvements dans les pièces adjacentes, regardait la télévision sans trop s'y intéresser puisque les émissions étaient en anglais... mais surtout, il cherchait un moyen de s'enfuir. Sans trop savoir pourquoi, il n'était pas rassuré sur les intentions de Steve et ses grands projets floridiens.

Il avait vérifié plusieurs fois s'il ne pouvait pas se glisser par la fenêtre; elle était condamnée et, de toute façon, il y avait ni échelle ni issue de secours. Éric laissait fuir son regard vers Toronto qu'il n'aura finalement vu que de l'intérieur.

Il se demandait si Patrice était à sa recherche. Il ne pouvait utiliser le téléphone car à chaque fois qu'il tentait de l'utiliser, ça ne fonctionnait pas. Steve avait sûrement pris soin de le faire débrancher. Il se sentait pris comme au centre d'accueil.

Il entendit des pas sur l'étage et tourner la clef. Steve entra. Par une espèce de lueur dans les yeux de son "nouvel" ancien protecteur, Éric devina immédiatement que la rencontre avec le Dodge avait eu lieu. Les choses allaient enfin se tasser. Pas rêveur pour deux sous, il avait vite appris que ce qui arrive ou doit arriver, on doit y croire lorsqu'on a les deux pieds dedans.

- J'ai parlé au Dodge, dit Steve.
- Notre avion privé nous attend sans doute sur la piste?
- Monsieur Georges est disposé à nous faire passer la frontière.
- Ça veut dire la Floride ça, la frontière?

Steve hésitait. L'habitude de mentir pouvait très facilement lui permettre de dire et de se dédire avec autant de sérénité dans un cas comme dans l'autre.
- Non, pas tout à fait, dit-il.
- Juste de l'autre côté de la frontière, tu veux dire.
- Ce n'est pas encore tout à fait au point.
- Est-ce qu'il y a des palmiers juste de l'autre côté de la frontière?
- Il va falloir que ce soit toi qui ailles porter l'enveloppe au Dodge avant qu'il vienne nous déposer de l'autre côté de la frontière.

Éric flairait le piège mais ne le laissait pas paraître. Lui aussi était un habitué des choses inexactes.
- Comme ça, il n'est plus fâché après moi, le gros toutou?
- Il veut être certain qu'on ne lui joue pas dans les pattes. Leur histoire de lundi semble les préoccuper pas mal, si tu veux savoir. Il souhaite qu'on ne reste pas à Toronto pour voir le feu d'artifice et qu'on ne retourne pas à Montréal. De toute façon, Montréal c'est pas mal fini pour nous deux.
- Ni Toronto, ni Montréal, juste de l'autre côté de la frontière. J'ai bien compris.
- Écoute, mon jeune...
- Je ne suis pas ton jeune, coupa Éric en s'allumant une cigarette.
- ...si tu t'imagines que j'ai eu du plaisir à jaser avec le mur-à-mur, j'aurais aimé ça te voir avec lui. Tu ne peux pas imaginer le bétail qu'il fait!
- Que tu es donc gentil de t'occuper de moi!
- Une armoire à glace, c'est minus à côté de lui.
- Comme ça, il n'aura pas trop de misère à nous faire passer "à travers" la frontière, on ne se fera pas remarquer par personne!

Steve se promenait de long en large dans la petite pièce. Parfois il jetait un coup d'oeil sur l'enveloppe comme pour se rassurer que tout se déroulait comme il l'avait prévu.
- As-tu une autre suggestion, demanda Steve.
- Oui, j'en ai une.
- Et laquelle, s'il vous plaît.
- Tu me laisses partir et tu t'arranges tout seul avec ton Dodge, ton enveloppe et ta frontière.
- Mourir? C'est ça que tu veux? Mourir? Ta face, eh! bien le Dodge, il la cherche, et ça s'adonne qu'il ne s'arrêtera pas avant de l'avoir réduite en mille miettes comme il a voulu le faire avec mon bras.

Éric se leva et se dirigea vers la porte.
- On ne sort pas, mon tout petit, Steve a tout prévu. Écoute-moi bien. On n'a plus le choix. Nous allons tous les deux au York. On entre, enfin je veux dire tu entres et tu remets l'enveloppe à un gros toutou comme tu le dis, je suis tout à fait certain que tu vas savoir qui c'est, même si tu ne l'as jamais vu. Ensuite, on le suit vers le stationnement au sous-sol de l'hôtel et il nous reconduit tout gentiment vers la frontière la plus proche; il me semble que c'est à Détroit qu'on va atterrir. Quelques billets verts américians plus tard et là, tu fais ce que tu veux et moi aussi.

Éric écoutait Steve avec le maximum d'attention. Il se doutait bien de la magouille, mais c'était sa seule chance.
- Ça marche, puisque j'ai, je veux dire... on n'a pas le choix.

Les deux garçons sortirent de la chambre. Ils croisèrent une jeune fille guère plus âgée qu'eux, accompagnée par un vieux monsieur aux allures distinguées. Elle portait des bas noirs et des souliers dont les talons étaient si hauts qu'elle devait se tenir à la rampe pour descendre sans tomber.

Derrière la réception, la dame de la veille était toujours là. Elle cligna un oeil vers Éric qui la dévisagea quelques secondes.

- N'oubliez pas que la porte se ferme à minuit! conseilla-t-elle avant d'éteindre sa cigarette dans un cendrier plein à ras bord.

Ils traversèrent la frontière du Tourist Room 99.

dimanche 22 avril 2007

Le cent soixante-deuxième saut de crapaud (*17)

Chapitre 16
La rencontre avec le Dodge

La météo venait de jouer un sale tour alors qu'il ne restait que deux jours au mois d'avril. Il était inconcevable d'imaginer une journée aussi froide, pluvieuse juste au bord de la neige. Et on annonçait cette température pour tout le lendemain, de même qu'une bonne partie du dimanche.
Un vendredi à Toronto! Que souhaiter de mieux pour Patrice qui était déjà levé depuis très tôt le matin. Il regardait par la fenêtre cette ville écrasée malgré son site privilégié, tout près d'un lac magnifique. La pluie, voisine de la neige, traçait de longs sillons sur la vitre au point que le jeune homme distinguait mal ce qui se passait dans la rue aussi peu passante que la veille.
Songeur comme à son habitude, il remettait de l'ordre dans cette suite inattendue d'événements. Les yeux au loin, il cherchait la petite ouverture lui permettant d'intervenir. Il savait qu'Éric et Steve se trouvaient à Toronto, qu'ils étaient tous les deux en danger. Il se doutait que cet hôtel spécial, dans lequel il se trouvait présentement, pouvait lui apporter d'importantes informations sur les allées et venues de sa mère, vingt-cinq ans auparavant.

Il regrettait l'absence de Caroline mais la reconnaissait parfaitement dans le fait qu'elle refusât de venir le rejoindre. C'était à la fois de la délicatesse et, peut-être, une façon pour elle de mieux le recevoir au cas où tout ne tournerait pas de la manière que Patrice l'eût souhaité.

Il s'approcha l'appareil téléphonique et demanda la chambre d'Alex. Il devait sûrement dormir à poings fermés.
- En pleine nuit que tu me réveilles!
- Je t'attends à la salle à manger, dit Patrice.
- Penses-tu que dans une place comme ici, il y a une salle à manger? répondit Alex tout en baîllant à s'en décrocher les mâchoires.
Patrice racrocha, sauta dans la douche.

CHAMBRE 44

- Quel temps de chien! se plaignait Steve.
Éric avait dormi sur le sol ne voulant pas partager le grand lit avec son "nouvel" ancien protecteur.
La chambre du Tourist Room 99 empestait la cigarette et la bière. Les deux jeunes avaient passé la soirée devant la télévision à suivre le match de hockey opposant les équipes de Toronto et Vancouver.

Ils avaient à peine réussi à dormir tant les locataires occasionnels de l'endroit se succédaient d'heure en heure.

- J'ai faim, dit Éric tout en s'étirant les bras jusqu'à Montréal.
- Avant, voici le programme de la journée.
- Pas trop compliqué avec la température.
- Tu m'écoutes! reprit Steve qui ne semblait pas du tout avoir le goût de perdre son temps. Il faut que j'entre en contact avec le Dodge aujourd'hui même. Toi, tu restes ici, sans bouger; tu t'occupes de garder l'enveloppe jusqu'à mon retour. C'est clair?
- J'ai faim pareil.
- Une fois que je me serai entendu avec le Dodge... oh! oui, il ne faut absolument pas qu'il te voit avant que je lui parle sinon je ne donne pas cher de ta peau... Une fois...
- Et pourquoi pas cher?
- On ne sort pas le Dodge de prison pour des affaires ordinaires. Ce coup-là, lundi, c'est une grosse bibiite. Ton Japonais en a parlé.
- C'est pas mon Japonais, c'est Patrice.

L'image de Patrice se reforma dans le cerveau d'Éric et il ne put s'empêcher de ressentir une espèce de malaise face à ce qui s'était déroulé depuis leur départ en catastrophe de Montréal. Il n'écoutait plus Steve qui jacassait sans arrêt, lui donnant des ordres auxquels il ne devait absolument pas déroger.
- Je serai sans doute revenu...
- Et on déjeune comment, peux-tu me le dire? coupa Éric revenu à la réalité de cette chambre humide.
Steve quitta la pièce en coup de vent, verrouilla derrière lui comme s'il mettait à l'abri un trésor précieux. Il se passa moins de dix minutes avant qu'il ne revint, apportant à manger pour toute la journée, sans oublier les cigarettes, le nerf de la guerre chez Éric.

- À plus tard, et il le laissa dans une pièce où seules les grosses gouttes de pluie s'écrasant furieusement contre la vitre des fenêtres brisaient le silence.
Éric vérifia la poignée de la porte. Il était de nouveau enfermé.
- Il faut que je sorte d'ici, se dit-il.

VANCOUVER 5, TORONTO 4

La victoire de l'équipe de Vancouver (la jeune fille du bureau de location devait certainement être folle de joie car son Pavel Bure avait marqué quatre des cinq buts de son équipe!) avait jeté la consternation dans la ville de Toronto, encore plus que le mauvais temps.

Tous les matins de la semaine, l'hôtel York attairait beaucoup de gens en servant un brunch typique placé sous le thème de la chasse et la pêche. Tout le personnel était revêtu comme si chacun partait en excursion en pleine forêt, sur les lacs immenses de l'Ontario. L'hôtel s'attendait à encore plus de gens étant donné la possibilité de pouvoir croiser les joueurs de hockey.

Malgré la pluie, ce vendredi ne faisait pas exception à la règle. Une foule de curieux tentaient d'investir le hall, les plus chanceux s'étant trouvé une place dans la grande salle à manger. Malheureusement, aucun joueur n'était arrivé pour le déjeuner.

Steve se promenait de l'autre côté de la rue, se demandant s'il était prudent pour lui de se rendre directement vers le Dodge. La seule monnaie d'échange qu'il possédait, c'était l'enveloppe... et Éric.

Dans sa tête, il savait très bien qu'une fois l'enveloppe remise, il se fouterait carrément de ce qui pouvait arriver à son jeune compagnon. Ce dernier lui avait assez donné de difficultés jusqu'ici, il n'allait pas s'en préoccuper davantage.

Il réussit à entrer en se frayant un passage parmi cette foule qui n'avait d'idée que pour le hockey et ses vedettes. Àprès avoir joué du coude, il se retrouva devant la réception. Un monsieur très élégant, le maître d'hôtel, lui demanda s'il pouvait lui être utile.

- J'aimerais rencontrer un client de l'hôtel.
- Vous avez le numéro de sa chambre? Son nom?
- Je..., Steve vasouillait comme un enfant ayant oublié son propre nom.
- Jeune homme, comme vous pouvez le constater, l'hôtel est rempli et je n'ai guère le temps à perdre avec vous qui me semblez beaucoup plus à la recherche de quelque vedette qu'autre chose.
- Non... je...
- Alors, mon garçon! Vous ne connaissez pas le nom de la personne que vous souhaitez rencontrer?
- Je sais simplement qu'on l'appelle le Dodge...
- Nous ne sommes pas un garage, ... vous avez dit... monsieur Dodge?
- C'est ça.

Le maître d'hôtel dévisageait Steve tout en décrochant le téléphone. Il composa quelques chiffres à partir du standard. Il portait des gants blancs d'une grande netteté.
- Monsieur! Un jeune homme demande à vous rencontrer.
Quelques secondes s'écoulèrent. Le maître d'hôtel devint de moins en moins hautain et bredouilla:
- Oui, monsieur. C'est exact, monsieur. Tout à fait, monsieur. J'ai bien compris, monsieur.
La voix du maître d'hôtel chevrotait. Ses yeux scrutaient autour de lui. Il venait de s'entretenir avec quelqu'un d'impressionnant car son attitude, tout à coup servile, paralysée l'obligea à fixer ce Steve d'une toute autre façon.
- Jeune homme, vous devez attendre ici. Monsieur Dodge vous y rejoindra.

Steve recula de quelques pas et sentit monter en lui une espèce d'anxiété qui allait bientôt se transformer en angoisse. Il avait entendu parler du Dodge sans l'avoir jamais rencontré. Si monsieur Georges avait décidé de le mettre dans le coup, il ne fallait plus rire. Mais son plan lui paraissait indubitable.

On se bousculait toujours dans le hall pour gagner la salle à manger. Depuis quelques instants, des caméras de télévision et une horde de journalistes faisaient le pied de grue, souhaitant l'arrivée des joueurs des Canucks de Vancouver.

Lorsque le Dodge sortit de l'ascenceur, tous les représentants des médias se jetèrent sur lui croyant reconnaître tel ou tel athlète. Le regard sinistre du Dodge les fit reculer et s'excuser.
Steve avait tout vu. Il sentait ses jambes devenir molles comme de la guenille alors que le géant s'approchait de lui. Ce dernier l'avait reconnu et dans la tête de Steve, plus rien ne pouvait maintenant modifier sa destinée. Il se devait de jouer vite et bien, sinon c'était la fin.

- Monsieur Georges devrait être content maintenant, j'ai retrouvé l'enveloppe et le petit-cul.
- Tu parles trop, dit le Dodge qui plongeait des yeux de glace dans ceux de Steve grelottant comme après une heure sous la pluie qui, d'ailleurs, rageait toujours à l'extérieur.
Le Dodge le saisit par le bras l'entraînant vers un couloir derrière la réception. Voyant s'approcher le mastodonte, l'homme aux gants blancs se retira pour s'affairer à diriger la circulation dans le hall.
- L'enveloppe?
- Elle est à mon hôtel, répondit Steve qui souhaitait crier tellement la prise de bras du Dodge le faisait souffrir.
- L'enveloppe.
Steve voulut placer deux mots mais le radius de son bras droit deviendrait de la poudre d'os si, d'ici quelques secondes, il ne trouvait pas un moyen de lui faire ouvrir la main.
- Je t'apporte les deux: l'enveloppe et celui qui nous a fait du trouble. Mais je veux que tu téléphones à monsieur Georges afin qu'il me fasse partir loin d'ici.
- L'enveloppe.
C'est dire que le Dodge n'avait que cela dans la bouche. Il ne desserrait absolument pas les doigts et fixait Steve d'un regard réfrigérant.
- Fais ce téléphone pour moi, sinon tu vas rester là avec mon bras toute ta vie. Mourir tout de suite ou plus tard, c'est du pareil au même.
Le Dodge constatant que le petit truand semblait prêt à tout pour s'entretenir avec le patron, le somma de revenir d'ici une heure avec les deux objets en question. Ensuite, il parlerait à monsieur Georges.
- Tout de suite. Je veux lui parler tout de suite. Je n'ai pas traversé la moitié du Canada pour rien, avec le Japonais à mes trousses.
- Quel Japonais? demanda le Dodge qui reliait les informations entre elles.
- Celui avec qui Éric se trouvait.
- Où maintenant?
- Aucune idée. La figure de Steve se crispait de plus en plus. Il sait que nous avons l'enveloppe et lui, l'enveloppe il l'a lue. Il sait ce qui doit se passer lundi.
- Tu parles trop, le jeune. Reviens dans une heure et j'aurai parlé à monsieur Georges pour toi.
- Tu peux lui parler maintenant. J'attendrai ici que tu reviennes.

Le Dodge lâcha le bras de Steve qui le frictionna, encore heureux qu'il fût en place. Il tourna les talons et se dirigea vers l'ascenceur. Aucun journaliste, aucun photographe, aucun caméraman, personne ne se déplaça dans la direction du Dodge.

Finalement et contre toute attente, quelques joueurs de hockey se présentèrent le bout du nez. La fatigue se lisait sur leur visage. Ils se dirigèrent vers la salle à manger, précédés du maître d'hôtel qui feignait ne voir personne autour de lui. Il s'affairait comme s'il s'était agi de n'importe qui. Il n'avait probablement pas digéré la défaite des Maple Leafs, la veille.

Au bout de dix minutes, le Dodge revint vers Steve. Il avait un téléphone cellulaire à la main qu'il remit au jeune homme. Les deux individus se regardaient avec froideur, le plus jeune ne cessant de se frotter le bras droit.
- Monsieur Georges...

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