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La soirée est magnifique, dans ce début de l’été 2005, année du Coq de bois. Difficile de trouver plus efficace, plus méticuleux, méthodique et consciencieux que les natifs d’une année Coq. Il fait partie des animaux possédant la caractéristique du dimorphisme sexuel, ce qui signifie que l’on peut distinguer le mâle de la femelle par leurs différences morphologiques. Dans le cas de ce volatile non-volant, la taille et le plumage les démarquent aisément. Les Chinois y voient réunies les cinq vertus cardinales que sont le civisme, la valeur militaire, le courage, la bonté et la confiance. N’est-il pas aussi le symbole de la France, mère-patrie de la langue française ?
Le mot coq tire son origine d’une langue celtique signifiant “rouge“, couleur liée au passage des ténèbres à la lumière. Aussi, comme un attribut de Hermès, on l’associe aux routes et aux chemins. Il se fait l’assistant du dieu de la médecine par le caducée qui en est devenu depuis l’emblème.
Si l’on présume que la clé qu’auraient réussi à trouver nos valeureux enquêteurs, se trouve dans l’exploration de la langue des oiseaux (ou langage de l’âme comme certains autres le prétendent), elle doit être maniée en se référant à l’alchimie et quelques-uns de ses éléments essentiels. Dans ce que plusieurs considèrent comme l’ancêtre de la chimie, le coq y est perçu comme la symbolique du vitriol formé par la cuisson du sel et du soufre.
Un long détour mène souvent à bon port. Nos investigateurs devront tenir compte des méandres de ce qui “est“ présentement connu, y ajouter diverses symboliques, se laisser trois jours pour arriver à une synthèse ; si tous ces mélanges prennent forme sans faire tourner la sauce, de grands pas auront été accomplis vers la solution de cette énigme. Mais rien ne met notre valeureuse bande à l’abri d’autres surprises ou intempéries.
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Deux hommes, septuagénaires, sirotent leur café, suivant d’un oeil attentif un membre du personnel recouvrir méticuleusement chacune des cages renfermant des oiseaux, dans ce lieu typique de l’ancienne Saïgon, situé face au parc Lê Thi Reng, dans le District 10.
- Vous connaissez le garrulaxe à ailes rouges ? Demanda l’un d’eux.
- Il se fait de plus en plus rare, mais j’en possède un couple. Souhaitez-vous les voir ?
- Avec grand plaisir, répondit celui qui avait posé la question.
Ces oiseaux, tout à fait magnifiques, reposaient dans leur cage dont la propreté démontrait tout le soin que son propriétaire mettait afin de bien les conserver.
Daniel Bloch scruta l’intérieur de ce très vieil endroit, ne sachant trop qui il allait rencontrer. Un couple d’hommes, en fait les seuls clients présents à cette heure tardive, d’un même élan se levèrent pour le saluer. Il se doutait bien, lorsqu’il monta dans le taxi devant le conduire ici, qu’un des deux serait “ Celui qui écrivait “.
- Vous entretenez une passion évidente pour les oiseaux.
- Nous ne désirons pas vous retenir longtemps, il se fait tard et nous sommes âgés, tous les trois. Permettez-moi de nous présenter. Je suis Tuan, le père de Thi, le grand-père de Sứ Giả qu’un horrible destin a emportée vers ailleurs. Voici mon collègue Ngọc Bích qui, pour faciliter les choses, nous surnommerons “ l’homme au bracelet de jade “.
- Pour ma part, je ne crois pas nécessaire de me présenter, vous avez réussi à obtenir toutes les informations dont vous aviez besoin.
- Vous vous doutez bien que cela nous a été facile.
- Vos contacts avec le ministère de l'Intérieur vous ont offert un sérieux coup de main. Vous y travaillez toujours ?
- Une fois entré, impossible d’en sortir, malgré l’âge de la retraite.
- Je vois. Puis-je penser que vos arrivées au ministère remontent à la même période ?
- Ngọc Bích m’y a associé une fois que le mouvement việt cộng auquel je voulais m’intégrer en 1950, celui du Mékong, a refusé de m’admettre.
- Vous vous êtes alors retournés vers l’armée sud-vietnamienne.
- Mon collègue avait réussi à trouver une niche au ministère, à la suite de plusieurs entourloupes. Il vient du Nord. Un oncle haut placé dans l’armée du Viet Minh, usant de ses relations occultes, a réussi à le faire engager dans le secteur du renseignement.
- On n’a jamais douté de votre engagement, votre allégeance allait plutôt vers les communistes ? Demanda Daniel Bloch à l’homme discret et silencieux depuis qu’il est arrivé.
- Cet oncle, dont vient de parler Tuan, est le Général Giap, un cousin de mon père. Je n’ai pas eu la chance de lui parler ou le saluer, alors qu’aujourd’hui même, j’aurais pu facilement le faire, puisqu’il était présent au défilé.
- Vous vous êtes connus par hasard ?
- Il y a le hasard, reprit l’homme au bracelet de jade, mais aussi certaines prédispositions qui facilitent la jonction des destins. Alors que j’étais invité à donner une formation sur les différents moyens à prendre pour sortir de l’embarras lorsque, comme soldat, on est fait prisonnier, ce type m’a posé des questions à la fois habiles et sournoises. J’ai immédiatement découvert ses affinités politiques et lui ai demandé de m’attendre à la fin de la présentation, souhaitant m’entretenir avec lui. Ce qu’il fit.
- Je dois dire, continua “ Celui qui écrivait “, que cela a été le plus difficile interrogatoire auquel j’aurai été soumis, plus raffiné que lors de ma tentative d’enrôlement chez les việt cộng.
- Votre collaboration remonte donc à plus de cinquante ans.
- Vous vous doutez qu’elle s’est transformée en amitié, nous sommes maintenant des frères. Tout ce que je sais vient de lui, commençant par la langue française, le goût d’écrire, ainsi que la cartographie, acheva Tuan.
Toutes les cages d’oiseaux sont maintenant recouvertes d’un linge facilitant le sommeil et empêchant le piaillement matinal, le premier devant revenir au coq. Il doit bien y en avoir une cinquantaine. Le type en charge de leur bien-être avait précisé que le matin, l’avant-midi et une bonne partie de l’après-midi, le café se remplit de Vietnamiens venus assister à leur concert. Une musique particulière se dégage de leurs voix et alors que certains spectateurs modifient le rang en déplaçant les cages, c’est une mélodie différente qui émane d’eux. Selon les spécialistes, les divers ramages forment des harmonies que seules des oreilles averties savent démêler. Il acheva son commentaire, ajoutant que durant la guerre, étrangement, le bruit assourdissant des hélicoptères au-dessus du quartier les avait rendu temporairement aphones.
- Nous ferons court, monsieur Bloch. Depuis un mois, vous êtes engagé dans une quête à laquelle vous ne vous attendiez pas. La femme qui vous y a invité, a vécu exactement la même chose, il y a plus d’un an. Tu m’excuseras Tuan d’utiliser cette explication, mais ton erreur, bien accidentelle, celle de ne pas avoir exigé la destruction des lettres de la part de ton épouse du Mékong, aura permis à ta fureteuse de petite-fille de les découvrir, puis de les remettre à sa professeure de littérature française. J’ajouterai que ces lettres datent d’une certaine époque et ne sont plus, comment dirais-je, essentielles à ce que nous avons à exécuter, dit Ngọc Bích.
- Pour quelle raison alors avoir mis Bao sur écoute téléphonique et placer ces trois individus...
- Plus que deux maintenant, ajouta-t-il.
- ... à nous surveiller comme si nous étions des criminels de grands chemins ? Ne sont-ils pas la source de quelques décès ainsi que de certaines incapacités chez les employés de mon hôtel ?
- Vous nous en voyez extrêmement désolés, mais on ne peut pas faire une omelette sans casser des oeufs, répondit l’homme au bracelet de jade.
Ces paroles glaçantes ramenèrent Daniel Bloch à son deuil, ce qui devait certainement être le cas pour Tuan, sans toutefois le rassurer sur la possibilité que d’autres tragédies puissent se produire.
Il songeait au départ inopiné de la docteure Méghane vers Berlin. Qu’allait-il survenir si jamais on réussissait à clarifier l’affaire ? Ferait-on une autre omelette ? Pourquoi ces deux types l’avaient convoqué ? Il jugea stratégique d’avancer vers les pans inconnus de cette histoire.
- Tuan, on vous a affecté au Cambodge en 1953 afin d’accompagner le Prince Sihanouk dans la modernisation de son pays. Vous y êtes demeuré jusqu’en 1975 alors que, rappelé à Saïgon, on vous interne quatre ans dans un camp de rééducation. Quelques années après, c’est le début de ce que l’on appelle la Phalange ; quinze années, durant lesquelles vous en devenez le scripteur, une sorte d’émissaire entre cette mission et j’ose avancer, le ministère de l'Intérieur.
- La chronologie est exacte. Je dois noter que le camp de rééducation n’était pas de la même nature que ceux dont on a abondamment parlé. Plutôt quatre ans au cours desquels Ngọc Bích et moi avions à préparer une expédition ultra secrète, indépendante de l’armée. Je ne peux vous en dire plus.
- Vous avez donc tout planifié.
- Monsieur Bloch, je suis arrivé au ministère de l'Intérieur au début de 1950, dit l’homme au bracelet de jade, dans une ville qui commençait à craindre les événements qui agitaient le Nord du pays. Hô Chi Minh avait déclaré son indépendance de la tutelle française et l’a péniblement débarrassé de la présence japonaise. 1945, le Nord-Vietnam devient une république socialiste dotée d’une constitution. Sans entrer dans des analyses politiques qui pourraient nous éloigner de notre sujet, la capitale du Sud-Vietnam ne pouvait rester insensible à ce mouvement populaire prenant de l’ampleur et risquait de s’étendre jusqu’aux confins du Mékong. Ma venue, malgré mon très jeune âge, a été plutôt bien accueillie. On croyait que je pouvais apporter de l’aide, en raison de mon expertise en stratégie militaire. Il semble que ce soit là un gène familial. Alors que Tuan quittait pour Phnom Penh, j’ai demandé l’autorisation de rejoindre l’armée française ayant établi son camp à Dien Bien Phu, tout près du Laos. Elle m’a été accordée, sans doute dans le but de se rassurer sur mes intentions : un Viet Minh n’allait pas se battre contre ses alliés. J’ai donc participé à cette bataille unique qui a vu partir en fumée le colonialisme français au Vietnam.
- Un véritable cours de géopolitique que tu nous sers là, mon frère.
- J’ai été fait prisonnier puis incarcéré au camp 113, lieu où Georges Boudarel agissait à titre de commissaire politique. Sans lui, je ne serais pas ici pour vous parler. J’ai suivi de près les deux affaires Boudarel, celle de 1991 et celle de 1993. Nos derniers échanges épistoliers remontent à quelques mois avant sa mort, en 2003.
- Puis vous revenez à Saïgon.
- 1956, l’année marquant la reprise des échanges entre Tuan et moi. Jusqu’en 1975, je dois continuer à cacher mes allégeances. Lors de l’offensive du Têt, en 1968, j’entre en contact avec les dirigeants du Việt Cộng cachés dans le District 3, en face de la statue du moine bouddhiste Thich Quang Duc. Une imprimerie de fortune y était dissimulée, afin de publier des tracts que l’on distribuait dans la ville. À ce moment-là, je porte deux chapeaux : celui du ministère de l'Intérieur du Sud-Vietnam, d’un gouvernement pro-américain et celui de soldat việt cộng. J’écris régulièrement à mon frère Tuan stationné à Phnom Penh, échangeant des informations qui allaient nous être fort utiles lorsque le dossier de la Phalange a été créé.
- Cette mission a donc effectivement existé.
- Oui. Ça sera à vous d’en découvrir autant ses ramifications que ses objectifs.
- Également le code utilisé afin de téléguider les informations et peaufiner ses mouvements. Cela ne vous surprendra pas si je dis que les oiseaux sont au coeur du procédé.
- Nous vous avons suffisamment fourni de pistes pour que vous puissiez voler de vos propres ailes.
- D’accord. Pourquoi douze ans après la fermeture du dossier Phalange, le cadenas ne soit pas encore mis ?
- Voilà votre quête. Merci de vous être déplacé monsieur Bloch, nous vous souhaitons une bonne nuit.
- Dernière chose avant de se quitter. Cela s’adresse à Tuan.
- Je vous écoute.
- Dans le message que vous avez fait remettre aujourd’hui à votre fils, vous écrivez que très bientôt vous reviendrez au nid originel, vous et lui serez de retour au nid. Cela signifie-t-il que le dossier touche à sa fin ?
- Il y a toujours une fin à tout, conclut “ Celui qui écrivait “. Bonne nuit.
Le taxi ramena à l’hôtel un Daniel Bloch à la fois satisfait, mais demeurant sur son appétit. Il ne croit pas avoir avancé de façon significative. Impossible de chasser l’idée qu’on avait liquidé sa chienne, assassiné la grand-mère et sa petite-fille, que la mort d’un des trois colonels survient aujourd’hui même, que tout d’un coup des lettres apparaissent, suivies d’une invitation à la rencontre de ce soir. Pourquoi cherche-t-on à l’encourager dans sa poursuite d’une explication à cette glose énigmatique ? D’une part, on élimine, de l’autre, on l’incite à avancer. Sans brouiller les pistes, on semble plutôt le rasséréner. Il semble se jouer plusieurs joutes dans un même match. Déterrer une affaire plaquée du plus hermétique secret ; utiliser les anciens colonels mêlés à l’histoire depuis le début et cela par les instigateurs du projet, eux-mêmes ; se débarrasser progressivement d’éléments dérangeants ; quelque chose d’essentiel s’y dissimule-t-il ? Pourrait-on imaginer que la recherche de Pol Pot ne puisse avoir été qu’un leurre ?
Il descendit de voiture. Son café du matin était toujours ouvert, il s’y dirigea et commanda un robusta.
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En route vers Berlin
L’avion, dans lequel la docteure Méghane voyageait munie d’un passeport diplomatique, arriva à l’aéroport Schonëfeld. Une vilaine tempête obligea le pilote à modifier ses plans d’atterrissage, l’obligeant à oublier celui de Berlin-Tegel, sa première destination. Minuit approchait. Elle se demanda si l’International Investigation Company (IIC) avait été informé du changement de dernière minute et si une voiture l’attendait. Son nom retentit dans tout l’aéroport, suivi d’un message ; se rendre aux bureaux de la compagnie Scoot.
- Madame Méghane ?
- Il s’agit bien de moi.
- J’ai une information pour vous. Pouvez-vous me présenter votre passeport ?
- Voici.
- Oh! Diplomatique. Vous avez fait bon voyage ?
- Pour une première sur les ailes de votre compagnie, j’admets que tout a été correct.
- Merci. Voici le libellé que l’on doit vous remettre.
Elle s’éloigna du comptoir. Sa compagnie, mise au courant du changement, avait prévu une voiture identifiée aux couleurs de la compagnie afin de la récupérer. On signalait que malgré l’heure tardive, une rencontre aurait lieu dès son arrivée et qu’on la reconduirait ensuite à l’hôtel Aldon Kempiski Berlin, à deux pas des bureaux de l’IIC. On faisait mention d’une seule conférence, sans préciser une date de retour ; qu’un aller n’était inscrit sur son billet.
À la sortie de l’aéroport, elle repéra tout de suite la limousine, y monta pour se rendre au lieu prévu pour le meeting. L’aéroport se trouve à 20 kilomètres du centre de Berlin. S’assurant que son magnétophone portatif pourra tout enregistrer, elle repassait les possibles raisons qui incitèrent les directeurs de la maison-mère à lui faire traverser la moitié du monde pour assister à une réunion de nuit, il fallait que ce dossier soit urgent.
Accueillie par ce collègue spécialiste des affaires japonaises, celui à qui elle fait rapport hebdomadairement de son travail au Vietnam, il s’excusa de lui imposer ce qu’il nomma “un entretien “. Dans l’ascenseur les menant au dernier étage de l’impressionnant immeuble, propriété de la banque HSBC tout comme ses locaux à Saïgon, il la “briefa“ sur ce à quoi elle devait s’attendre.
- Le Président de la compagnie, notre Directeur général, le responsable des dossiers secrets, vous et moi y assisterons. Par conférence téléphonique, notre contact vietnamien complétera le nombre de participants.
- Je les connais à peu près tous sauf ce vietnamien avec qui je m’entretiens strictement par une ligne confidentielle.
- Vous ne le verrez pas, mais reconnaîtrez sa voix.
Ils se présentèrent à la salle de conférence. Le Président, américain dans tous les sens du mot, la salua, demeurant assis. Ce qui ne fut pas le cas pour ses anciens compagnons de bureau avec qui elle avait travaillé durant un peu plus d’une année.
- Vous êtes sans aucun doute extrêmement fatiguée, 14 heures de vol, ajoutées au décalage horaire, c’est beaucoup demander à une personne.
- Monsieur le Président, permettez-moi de vous dire que ce départ précipité n’est rien à côté de la curiosité qui m’habite présentement.
- Je demande au Directeur général de nous instruire de l’unique point à l’ordre du jour.
- Merci, Monsieur le Président. D’abord mettons-nous en ligne avec monsieur Ngọc Bích, le contact que nous possédons au ministère de l'Intérieur à Saïgon.
Il pitonna un numéro sur l’appareil placé devant lui et le plaça sur mains libres. Dix secondes s’écoulèrent avant qu’une voix se fasse entendre.
- Bonsoir à vous tous. À Saïgon, c’est la fin d’après-midi, je risque donc d’être plus alerte que vous, si vous me permettez cette ironie.
- La docteure Méghane est avec nous, répondit le Directeur général.
- Elle a apprécié les services de la compagnie aérienne suisse ?
- Je le crois. Attaquons le sujet. Pouvez-vous nous fournir les renseignements qui touchent l’International Investigation Company dans le dossier qui nous préoccupe ?
- Je tenterai de me rendre le plus clair possible. La docteure, tout comme ceux qui gravitent autour du dossier Douch à Berlin, connaissent la majeure partie de son contenu. Des faits nouveaux s’ajoutent, en raison de l’évolution rapide des recherches menées par la professeure Bao et sa petite équipe. Depuis un mois, l’embryon prend forme. Ils possèdent suffisamment d’éléments pour décrypter les lettres que mon frère Tuan me transmettait, à partir de notre indispensable collaboratrice, la femme de ce dernier. Elle a quitté ce monde. Ce que je tiens à vous dire, c’est qu’ayant accès à cette correspondance univoque, ils apprendront que le médicament qu’avalaient les soldats de la Phalange provient de laboratoires allemands que vous commanditiez et dont la CIA payait la fabrication.
La docteure Méghane tombait des nues. Sa compagnie, associée à la Phalange, une participante de première ligne, en plus de la collaboration de la CIA, elle n’en croyait tout simplement pas ses oreilles. Se rappelant les mots prononcés lors de son premier entretien avec Douch, le directeur de la prison Tuol Leng, alors qu’il lui mentionnait avoir hésité à la recevoir, redoutant que sa compagnie et elle, à titre de représentante, soient plus ou moins proches de l’agence américaine du renseignement. Cet homme en savait beaucoup plus que ce qu’il a bien voulu lui dire et qu’il versait au compte-gouttes. Elle cherchait à cacher l’émotion qui asséchait sa bouche. Être placée entre l’écorce et l’arbre, c’est la situation dans laquelle il ne faut surtout pas se trouver, mais la réalité s’étalait devant celle qui ressentait des regards scrutateurs l’observer, alors que l’homme du ministère de l'Intérieur à Saïgon reprit la parole.
- Nous sommes en mesure de croire que d’ici moins de deux semaines, si tout roule comme nous le souhaitons, aucune trace de la Phalange ne subsistera. Vous pouvez compter sur notre engagement ferme à cet effet.
- Monsieur Ngọc Bích, dit le Président, êtes-vous en mesure de nous dire si on s’approche du but exact de notre affaire ?
- Je comprends votre empressement, ne s’agit-il pas, après tout, de centaines de millions de dollars américains ? Vous connaissez nos méthodes de travail, elles reposent sur l’aide que le temps nous fournit et la commission d’erreurs, chez l’autre partie.
- Il est coriace, ne croyez-vous pas ?
- Je vois que vous utilisez le singulier pour identifier l’autre partie.
- Nous en sommes convaincus depuis le début. Il ne fallait peut-être pas se fier à cette personne pour gérer l’affaire.
- À posteriori, vous avez raison. Je mettrai fin à ma participation à cet échange, en disant que la nuit dernière, mon frère Tuan et moi avons pris le café avec monsieur Bloch. Il s’est fait discret, alors que nous avons complété son éducation sur l’affaire sans aucune admonition. Cet homme, sans qu’il le sache, nous est d’une très grande utilité.
- Pouvez-vous préciser ?
- Depuis 1993, douze ans maintenant, nous désirons finaliser l’affaire, mais trop de louvoiements, sans oublier les intérêts que certaines personnes ayant appris le fond de l’histoire se permettent des tergiversations. Nous avions besoin d’une personne neutre, totalement extérieure à l’affaire pour semer l’angoisse chez ceux qui sont nuisibles. D’ici peu tout sera conclu à notre avantage, vous avez ma parole.
- Merci, conclut le Président qui coupait la ligne téléphonique. Il s’adressa directement à la docteure Méghane.
Vous êtes étonnée ! Est-ce que cela vous épouvante ?
C’est étrange comme on se rassure
en faisant la conversation,
surtout sur des sujets abstraits:
il semble que cela normalise les scènes les plus étranges.
Graham Greene
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