jeudi 5 mai 2022

Le chapitre - 10 -

                                                             LE CHAPITRE 10

 

En racontant des histoires, vous rendez objective votre propre expérience. Vous la séparez de vous-même. Vous cernez certaines vérités. Vous en inventez d’autres. Vous commencez parfois par un incident qui est réellement arrivé … et vous le projetez en avant en inventant d’autres incidents qui ne se sont pas réellement produits mais qui cependant aident à l’éclaircir et l’expliquer.

                                                             Tim O’Brien

 

Berlin


    La docteure Méghane, étendue sur le lit de sa chambre d’hôtel berlinoise, repensait au message remis à Bao afin qu’elle le fasse suivre à son destinataire.

Thi, tu liras ce message au moment  je me prépare à partir pour Berlin, afin d’assister à une réunion extraordinaire de ma compagnie, planifiée il y a à peine quelques minutes. Si, par accident, il m’était difficile, voire impossible de revenir à Saïgon, je te charge de partager ceci avec nos deux amis qui participent aux recherches sur l’affaire des anciens colonels. Sans vouloir t’inquiéter outre mesure, si ce que je crains advenait, sache que je conserverai un excellent souvenir de toi avec qui j’ai été dure ; je m’en excuse.

Le président de l’IIC, à la tête de ma compagnie depuis plus de dix ans, est un type sans scrupules, cupide et mercantile. Il dirige cette multinationale avec une main de fer, se souciant peu des êtres humains et des retombées néfastes que ses décisions peuvent provoquer. L’argument du profit est son leitmotiv. Dès son arrivée à la tête du conseil d’administration, il a créé un nouveau poste, celui des affaires secrètes. Il vient d’y affecter un type - je pourrais dire pour rester dans le ton, un drôle d’oiseau - qui provient des services du renseignement de la police secrète roumaine à l’époque de Nicolas Ceausescu. Ce dernier, jugé et exécuté suite à un procès sommaire en décembre 1989, dirigeait son pays d‘une poigne implacable. Membre influent de la Securitate (la police secrète roumaine), il n’a jamais été embêté lors de la chute du régime communiste qui s’effondrait dans la foulée de la déchirure du Rideau de fer. J’ai appris par la suite que cet homme âgé de plus de 60 ans, faisait partie de la Direction IV, la garde rapprochée du dictateur roumain.

Les deux hommes s’entendent comme larrons en foire. Lorsque la direction du département des affaires secrètes est passée entre les mains de ce bonhomme, un collègue qui revenait du Japon m’avait prévenue, me conseillant de rester sur mes gardes : ne jamais lui divulguer quoi que ce soit, sauf s’il est mandaté par le président lui-même. J’étais jeune et ne m’intéressais pas aux activités de l’IIC à l’exception du domaine dans lequel je travaillais. J’aurais peut-être dû, je comprendrais maintenant mieux les dessous de plusieurs dossiers. Le mien surtout, celui de documenter ma compagnie sur la tenue prochaine du procès de Douch, au Cambodge.

Lorsque ce dossier s’est retrouvé dans mon assiette, j’ai naïvement cru ce qu’on m’a dit. M’assurer que les investissements financiers prévus pour ce pays puissent se faire de manière à ce que rien dans l’avenir soit remis en cause par de l’instabilité provenant du passé. Le langage de l’argent, fort particulier, tout comme celui de la langue des oiseaux, s’adresse à des initiés.

J’ai donc agi de manière professionnelle et en toute ingénuité. Ceci causera-t-il ma perte ? Le temps le dira... Peut-être aussi rapidement qu’après les heures qui suivront la fin de cette rencontre à Berlin. Je n’ai pas peur. Je m’en remets au karma.

Tout ce qui précède ne fait pas avancer le dossier des anciens colonels. Pour la suite, tu en jugeras.

Ma compagnie n’a pas les mains propres dans cette affaire. À la suite de la lecture du rapport toxicologique que m’a remis le pharmacien, un élément m’a sauté aux yeux. Le fameux médicament qu’avalaient les soldats, n’a pas été produit au Vietnam. Je n’ai pas voulu le dire, des raisons souvent retiennent ma prise de parole, mais il s’agit exactement du même que celui qui a éliminé la chienne de monsieur Bloch, ainsi que les deux femmes dans le Mékong. Dans tous les cas - j’exclus celui des militaires de la Phalange et ton père - l’absorber quotidiennement sur une longue période de temps, sans doute que la dose n’était pas délétère ou à la limite pouvant causer la mort, mais il est indéniable que les effets à long terme ont modifié le système nerveux des participants à ce qui m’apparaît comme une expérience pharmacologique particulièrement hallucinante.

Il ne m’en fallait pas plus pour l’associer à une collaboration étrangère. La mission secrète relevant du ministère de l'Intérieur s’était donc adjointe “des associés” afin de parvenir à ses fins. Le médicament, existant depuis au moins 1979, peut encore être utilisé aujourd’hui, les conclusions que m’a fournies le pharmancien-toxicologue vont dans ce sens. Relier les commanditaires des trois assassinats aux fameux colonels n’exige pas un diplôme en prescience pour avancer cette conclusion.

J’ai fait une vérification dans le dossier consignant les diverses collaborations de ma compagnie avec des industries pharmaceutiques. 2 sur 5 et 8 sur 15 sont américaines, une seule est allemande. Je ne peux te dire ma stupéfaction d’y retrouver le nom de la compagnie Bayer Schering Pharma AG, dont le siège social est à Liverkusen, entre les villes de Cologne et Dusseldorf, qui faisait partie à l’époque de la République fédérale d’Allemagne. Je m’y suis rendue à plusieurs reprises afin d’assister à des conférences sur la question du transfert de la mémoire, mon sujet de recherche. Cette compagnie pharmaceutique ne produit pas de médicaments en lien avec les problèmes de la mémoire, mais comme elle est une succursale de la maison-mère Bayer qui, déjà à cette époque, envisageait d’acheter Monsanto, accusé d’avoir mis au point l’agent orange/dioxine utilisé durant la guerre du Vietnam, elle devait sans doute se mettre à la recherche d’une couverture quelconque pour dérouter les curieux.

Alors, j’en arrive à ce que possiblement sera un des sujets à l’ordre du jour de la réunion de Berlin. L’IIC a financé Bayer Schering pour qu’elle réponde à une commande extrêmement complexe et parfaitement précise provenant du ministère de l'Intérieur vietnamien. Quels bénéfices pour ces trois créatures que rien, au départ, ne saurait réunir ? Le profit, cela va de soi, mais si je pousse plus loin mon questionnement, j’en arrive à rejoindre l’idée que proposait la linguiste du Cambodge, à savoir que la finalité de la Phalange pouvait avoir un autre but que celui qui a amené à sa création. Trois intérêts différents se rejoignaient ; lesquels, cela reste à voir.

Tu te demandes certainement la raison pour laquelle j’ai employé un ton alarmant au début de ce long courrier. Voici. Je redoute que mon contact au ministère de l'Intérieur, qui est en fait celui de l’IIC, mis au courant de tout ce qui entoure les activités reliées aux anciens colonels, qu’elles soient de l’intérieur ou de l’extérieur, ait signalé à mes patrons que je me retrouve des deux côtés du décor. Dans les sphères administratives, commerciales ou politiques, on réfléchit rapidement et on agit prestement. On ne peut plus me laisser dans cette position inconfortable, pour eux. Que l’on me retire ou non ce dossier, cela ne changera en rien à ma connaissance approfondie que j’en ai, de même qu’à mon implication. Si on ne me liquide pas sordidement, je risque d’être invitée à prendre un médicament, celui dont nous connaissons l’existence et qui n’a assurément pas d’antidote.

J’ai donc quelques heures pour peaufiner ma stratégie défensive, sachant fort bien qu’utiliser l’incrédulité ne leurrera personne. Toi, tu as quelques heures aussi avant d’en savoir plus sur le dénouement de cela.

Avant de s’endormir, la docteure Méghane plaça l’alarme de son portable pour six heures. Elle devait prendre le petit-déjeuner avec son collègue servant d’entre-deux.

 

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Vietnam


    Lotus avait accepté que son ami poète passe la soirée avec lui. Cela s’étira jusqu’à tard dans la nuit, au squat qui vécut, la veille, la tragédie que l’on sait. Ils discutèrent autant du message de son père que de celui de la docteure Méghane. Ce dernier clarifiait des choses : d’abord, le fait que l’affaire avait nécessité plusieurs collaborations, ici au Vietnam, par l’association d’hommes au service du ministère de l'Intérieur, en Allemagne, quelque part dans un laboratoire dirigé par des spécialistes en pharmacologie, sans négliger le fait que l’IIC soit dirigé par un Américain. Ces complicités persistaient toujours, plus de vingt-cinq ans après la création de la Phalange et il devient crucial d’en découvrir le véritable but camouflé sous un objectif, certainement louable, celui de retrouver, capturer et amener Pol Pot à Saïgon.

- Nous aurons en notre possession une copie des lettres de ton père d’ici quelques heures, nous savons que la langue des oiseaux doit nous servir d’outil pour en pénétrer le sens et convaincus que cette mission n’est toujours pas complétée, dit Lotus.

- Également, qu’il faut achever le travail d’ici trois jours. Monsieur Bloch a une longueur d’avance sur nous, professeure Bao s’y trouve engagée depuis plus d’un an et finalement, ne pas négliger les efforts de la linguiste cambodgienne. J’ai confiance qu’on y arrivera. Mister Black nous soutiendra.Te concentrer sur cette affaire te changera les idées.

- Je ne veux pas me changer les idées, je souhaite seulement qu’il demeure en moi, afin de continuer là  nous étions.

- Je comprends. Ce qui arrive au groupe Janus ne doit pas te perturber non plus.

- Je respecte leur choix.

- Puis-je te demander comment tu vois le dossier à la suite de notre rencontre avec monsieur Bloch ?

Lotus se leva pour préparer le thé. Il plaça la tasse appartenant à Mister Black dans l’armoire, d’ il en sortit une autre.

- Parle-moi de cette docteure Méghane ?

- Que dire exactement sinon qu’elle fait partie du groupe et qu’elle est chercheure en neurosciences. Je suis son collaborateur depuis peu, mais t’avoue qu’il m’est pénible de songer qu’elle puisse être en danger.

- Une histoire d’amour ?

- Je me suis attaché très vite à cette femme qui n’a rien à voir avec celles que j’ai rencontrées auparavant.

- Je me souviens t’entendre dire qu’elle est charmante.

- Tout à fait. Revenons à monsieur Bloch.

Lotus revint, prit une gorgée de thé.

- Si je mets de côté le travail technique qu’on aura à faire de part et d’autre, ce qui reste collé à mon esprit, est l’élément suivant. Oui, la langue des oiseaux utilisée pour transmettre les informations est en effet une belle trouvaille, mais cela ne doit pas détourner notre attention du point essentiel : le véritable objectif de la Phalange ? J’ai scruté à la loupe les cinq proverbes que ton père  a cités et j’en arrive à la conclusion qu’il ne cherchait pas à nous pister vers une forme de décodage quelconque, mais sur la suite des choses. Je base mon raisonnement sur deux extraits en particulier : Un menteur en cachant sa tête il découvre sa queue. Seul celui qui est sous la couverture sait qu’elle a des puces. Ils sont au singulier, mais le deuxième s’achève par un pluriel. S’agit-il, je parle du menteur signalé, de la même personne que celle qui est sous la couverture ? Je ne suis pas connaisseur sur la façon de s’y prendre pour découvrir le sens caché des mots, comme le suggère la langue des oiseaux, toutefois, monsieur Bloch en a assez dit pour tenter une petite expérience.

Le squat du President Hotel, vingt-quatre heures après ses derniers bouleversements, faisait son deuil ; aucun bruit dans les corridors, que l’écho lointain des notes tristes provenant d’une guitare sèche. Lotus s’y attarda un court instant avant de reprendre.

- “Découvre“ suppose une chose préalablement couverte ; suit, la couverture. Est-ce que ce mot, de la même famille que le verbe, parle vraiment d’un matériel en tissu ou bien d’un semblant, d’une apparence ou d’une dissimulation ? Lorsque le menteur se cache la tête qui est située en haut du corps, découvrant sa queue qui est en bas, à l’extrémité du corps, le tout sous une couverture indéfinissable, pouvant être n’importe laquelle, il découvre sa queue couverte de puces. S’il découvre, c’est qu’auparavant il ne sait pas. La queue, c’est la fin, exact ? Alors, j’en déduis que les puces, ces insectes dont les oiseaux raffolent, n’apparaîtront qu’à la fin.

- Je ne vois tellement pas  cela nous mène. J’avoue n’y rien comprendre.

- Voilà, tu as le mot juste : rien.

- Sois plus clair, je t’en prie.

- D’abord, si mon raisonnement n’est pas un château de cartes qui s’écroule au moindre coup de vent, voici ce que je crois. Il y a, dans le groupe de la Phalange, un menteur dont le rôle est parfaitement défini : il est le seul à connaître ce qui doit être découvert. Il sait mentir, se cacher la tête pour que la fin ou la finalité, soit bien celle de trouver les puces qui n’ont rien à voir avec Pol Pot. C’est plutôt quelque chose autour de lui.

- Si je suis bien ta démonstration, on aurait mis sur pied la Phalange afin de récupérer quelque chose qui aurait gravité à proximité du chef de l’Angkar.

- Voilà. Pour cela, quoi de mieux que dissimuler son action autour d’un cadre militaire. N’oublions pas que 1979, c’est la fin pour les Khmers Rouges et l’intervention chinoise aux frontières nord du Vietnam. nord et sud, tête et queue. J’étire un peu plus le fil de la fameuse couverture sans tout défaire l’ouvrage, disant qu’à vol d’oiseau la distance entre le Nord et le Sud, c’est presque rien. Y aurait-il alors un lien entre l’entrée de l’armée vietnamienne au Cambodge par le Sud et l’obligation de se défendre contre les troupes chinoises au Nord ?

- De quel lien pourrait-il s’agir ?

- Les puces, c’est évident. Écoute... te rappelant que cela n’est qu’une approche basée sur mes connaissances vraiment élémentaires de la langue des oiseaux, mais pourquoi ne pas tenter d’en vérifier la possibilité. Le Vietnam sort d’une longue, une coûteuse, mais victorieuse guerre contre les Américains. La sympathie internationale envers lui est à son paroxysme. La Chine et l’URSS sont à couteaux tirés. Des rumeurs circulent qu’au Cambodge, des dirigeants sanguinaires y commettent des atrocités pouvant ressembler à un génocide.

- Tout cela est vérifiable.

- Comme l’écrit la docteure, il ne faut pas posséder un diplôme en prescience pour savoir que les guerres requièrent des moyens financiers astronomiques. Le Vietnam émerge d’une des plus onéreuses de son histoire si riche en conflits. Il doit réengager ses troupes au Nord pour protéger ses frontières que la Chine veut fragiliser et n’a pas encore complètement le contrôle sur le Sud. Il a dû emprunter des sommes faramineuses à l’URSS, qu’on rembourse toujours, il faut le signaler. Conclusion : il cherche de l’argent.

- Je comprends maintenant mieux ce que tu racontais au sujet de l’arrêt des activités du Viet Tân. Plus d’argent, plus d’action.

- Exactement. J’en suis à ce stade. La Phalange aurait d’abord été une quête, afin de renflouer les coffres de l’État.

- J’ai hâte que nos amis apprécient ton analyse.

- La docteure Méghane confirme une aide étrangère par le financement des recherches sur le fameux médicament.

- C’est là que j’accroche. Pourquoi et surtout comment peut-on intégrer cette affaire à tout le programme ?

- Seul celui qui est sous la couverture le sait.

 

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    En milieu d’avant-midi de ce 1er mai 2005, Journée internationale des travailleurs, le portable de Daniel Bloch sonne. Il ne connaît pas ce numéro, mais décroche tout de même. Il s’agit de Bao, lui annonçant s’être procuré un nouvel appareil, afin d’abuser le ministère de l'Intérieur qui avait mis sur écoute celui qu’elle utilisait précédemment. Elle lui dit qu’ainsi, ils pourront communiquer en toute sécurité. Il ne l’aima que davantage.

- Daniel, je viens de remettre deux photocopies des lettres originales au fils de notre grand-père. Il devrait passer te les remettre d’ici quelques minutes et par la suite, à son ami.

- Tu es une organisatrice sensationnelle.

- Je n’ai toujours pas de nouvelles de la docteure qui doit être arrivée à Berlin. Son silence m’inquiète, mais c’est une grande fille, elle saura bien agir.

- Je t’avoue sincèrement peiner à mettre mes idées en ordre et ne sais trop par quel point commencer.

- Que dirais-tu, une fois le colis reçu, de t’installer chez moi ? Peut-être qu’à deux, tout pourrait aller promptement.

- Belle idée, ton nouveau numéro de portable s’est inscrit dans le mien, je t’envoie un message quand je pars.

- Apporte ton ordinateur portable, deux outils valent mieux qu’un.

- Deux amoureux ne font qu’un.

La réceptionniste l’avisa par le téléphone de sa chambre qu’on l’attendait en bas. Il s’y rendit. Le messager de Bao y était et lui proposa de prendre un café puisqu’il avait à lui faire part de sa discussion avec Lotus. Le café du matin situé à deux portes de l’hôtel fit l’affaire.

Thi résuma ce qu’il avait retenu des paroles de son ami.

- Tout à fait intéressant. Ce Lotus, en plus d’être efficace, emmagasine les informations de manière expéditive. J’aime bien. Nous nous mettons à la tâche afin que mardi, nous puissions être en mesure de colliger tout ce que l’équipe aura recueilli. Le café Nh Sông sera-t-il fermé à ce moment-là ?

- Pas encore, la propriétaire a annoncé que le 15 de ce mois-ci, les activités devront être achevées.

- Nous pourrons donc y être. Tu te rends chez Lotus ?

- Monsieur Bloch, avez-vous des informations sur le voyage de la docteure Méghane ?

- Ni Bao ni moi.

- Je vous remets, à sa demande, le message qu’elle m’a confié. Nous en avons pris connaissance cette nuit au President Hotel, à votre tour maintenant de le faire. Il contient des renseignements fort utiles.

- Merci, mon ami. Je te laisse mon numéro de portable, n’hésite pas à l’utiliser si tu as besoin de nous rejoindre.

Le jeune poète sauta sur sa moto, prit la direction du President Hotel, District 5.

 

************

 

 Berlin


    La salle à manger de l’hôtel Aldon Kempiski Berlin offre le petit-déjeuner dès six heures. Fort bien éclairée, du jaune pâle joint au patin des murs tout en bois se dégage une atmosphère unique.

La docteure Méghane se vit offrir un café servi dans une tasse tellement délicate, que le fait de la tenir entre ses mains comportait le risque qu’elle n’éclate si par mégarde on la déposait trop brusquement. Elle n’avait pas réussi à dormir, ne songeant qu’à cette rencontre avec son collègue qui l’avait conduite la nuit dernière à la salle de réunion du building de l’IIC. Il ne tarda pas à se présenter, sourire aux lèvres, la saluant à la japonaise. L’ayant habituée au vouvoiement, il l’avait maintenu au cours du meeting présidentiel auquel il fut invité.

- Docteure, est-ce qu’on vous retirera du dossier Douch ? Quand retournerez-vous à Saïgon ? Avez-vous toujours un avenir chez l’IIC, ainsi que la confiance de l’administration ? Qu’adviendra-t-il de votre projet de recherche ? Ce sont là des questions auxquelles je ne saurais répondre, surtout qu’elles relèvent maintenant du responsable des dossiers secrets et du président lui-même. Je constate depuis quelques semaines, avoir été écarté de l’affaire, qu’on exige plus de moi qu’un examen de vos comptes rendus hebdomadaires, sans les commenter ou les contextualiser. J’ai reçu, par courriel, une proposition surprenante : retourner au Japon à titre de conseiller spécial, un contrat de cinq ans en poche. Que cela se produise dans le cadre des développements de l’affaire Douch, vous comprendrez qu’en plus d’être une surprise, il m’est difficile de ne pas l’associer à votre situation. Le responsable des dossiers secrets m’apparaît souffrir de paranoïa et présenter un complexe de supériorité patent ; son entrée dans la démarche a bousculé les choses. Lorsque le président m’a informé du changement de titulaire dans ce dossier, je m’attendais à être convoqué afin d’informer le nouveau responsable de ma connaissance approfondie de vos activités et vos actions passées, présentes et futures. Rien. Le néant. J’ai conclu que tout changerait rapidement. Vous n’avez qu’à constater la célérité avec laquelle on vous a convoquée à Berlin, pour vous en faire une courte idée. C’est alors que ma décision, en deux volets, a été prise. Je repartirai pour Osaka et profiterai de votre présence ici pour vous transmettre des faits qui vous sont encore inconnus.

- Merci de la confiance que vous me témoignez, sachez toutefois que jamais depuis mon entrée en fonction à Saïgon, j’ai pu concevoir que cette responsabilité comportait des risques.  

- Docteure, il est question de centaines de millions de dollars américains.

Le collègue de la docteure Méghane s’excusa pour se diriger vers le buffet du petit-déjeuner. Elle leva le doigt et le temps de le dire, on remplissait à nouveau sa tasse de café.

- Vous êtes bien au courant de l’affaire de la Phalange.

- Bien avant que vous en faisiez mention dans le compte rendu à la suite des deux rencontres avec l’ancien directeur de la prison S-21. C’est le coeur du problème. En fait, tout remonte à 1978. Le nom des responsables qui m’ont précédé et coordonné les gestes de l’IIC dans cette affaire, me sont inconnus, sauf celui que j’ai remplacé à la suite d’un accident d’auto qui l’a emporté. Il pilotait également le dossier des affaires financières en Asie du Sud-Est.

- Est-ce un présage ?

- Je ne le sais pas, mais je tiens à vous livrer certains détails du dossier Douch. Vous n’êtes pas du type investigatrice, sauf en ce qui a trait à votre domaine des neurosciences, c’est parfaitement connu en haut lieu et d’une certaine façon, cela jouera à votre avantage. Vous connaissez, depuis la nuit dernière, l’implication de notre compagnie dans cette intrigue, car il s’agit bien d’une intrigue. Le président a servi un ultimatum au contact vietnamien : les millions de dollars, il doit les encaisser avant la fin du mois de mai 2005. Plus qu’un mois pour répondre à cet ultimatum. Très peu de personnes sont au courant de l’endroit exact  se cache cette somme. Jamais le contact là-bas n’a révélé leur identité et il a été formel : si on exigeait de lui une telle délation, il allait immédiatement se retirer. Cet homme discret n’avance rien qu’il n’est, au préalable, vérifié et documenté, mais ici peut-on jurer qu’il dit la vérité. On le craint autant qu’on le déteste. Négocier avec quelqu’un qui a tout du stratège militaire n’est pas une sinécure.

- Il demeure incontournable si l’on souhaite récupérer l’investissement.

- Vous avez raison, l’IIC a engagé beaucoup d’argent, corrompu tellement de gens afin d’obtenir des informations de première main, allant même jusqu’à affecter sur l’affaire un employé en titre depuis de nombreuses années, vous comprendrez qu’il n’est absolument pas question de revenir bredouille. Afin de s’assurer de plus d’efficacité encore, la CIA a été invitée à faire partie de l’opération.

- Comment cette agence peut-elle encore agir au Vietnam, surtout durant ces années d’après la cuisante défaite des USA ?

- Elle n’a pas d’âme, vous le savez aussi bien que moi. Les nouveaux dirigeants communistes qui s’installaient à Saïgon en 1975, savaient très bien que la tâche qui se présentait à eux n’allait pas être de tout repos. Recevoir de l’information par voie presque diplomatique, malgré le fait que toutes les relations USA / Vietnam venaient d’être coupées, représentait pour les nouveaux maîtres à bord une source considérable de renseignements, dont on avait un urgent besoin. La CIA n’a jamais déboursé d’argent dans l’affaire, je peux vous l’assurer, mais la possibilité d’entretenir un simulacre de liaison avec les vainqueurs de la guerre l’intéressait au plus haut point. Il faut garder en tête que nous sommes au plus fort de la guerre froide et que les deux pays, USA et Vietnam, craignent l’expansionnisme chinois. Le conseiller militaire engagé pour former les soldats de la Phalange, une fois son travail achevé, a rejoint la CIA dans son pays natal. Cela faisait partie du contrat entre les deux parties, le ministère de l'Intérieur du Vietnam et la CIA.

- Les histoires politiques sont farcies de tant de machinations, de tripotages et de manigances.

- Efficacité et profit sont les deux règles d’or : s’appuyer sur nos principes afin de les faire tomber.

- Il n’y aurait que la police, selon Douch, d’essentiel pour la sauvegarde des nations.

- Et déblayer la route aux dictateurs. Laissez-moi vous en dire un peu plus. La Phalange, sous un fallacieux agenda, formée à la dure par la CIA, quitte le Vietnam en direction du Cambodge en 1979, au moment de l’entrée de l’armée vietnamienne dans ce pays. La recherche de ce qu’elle doit effectivement trouver et transporter vers Saïgon, pilotée par trois colonels, en qui personne n’a vraiment confiance, s’étirera jusqu’en 1993. La question est la suivante : a-t-on découvert ce que l’on recherchait, si oui, pourquoi le ministère de l'Intérieur ne veut-il ou ne peut-il pas en partager le contenu ; si non, est-ce que cela représente la pure vérité ? Je vais achever mon intervention en vous parlant de Douch.

- Est-il exact que pour sauver sa peau, il aurait fourni aux colonels des indications sur l’endroit qu’aurait choisi Pol Pot pour se terrer ?

- Faux. Tout le monde le savait, ce n’était un secret pour personne, la frontière entre le Cambodge et la Thaïlande était sa destination. Ce qu’il vous a dit, je l’ai lu dans votre rapport - et ici permettez-moi de vous féliciter pour le style télégraphique que vous utilisez - ne correspond pas du tout à la vérité. Dans les faits, il a laissé croire aux colonels de la Phalange n’avoir jamais reçu l’ordre de démanteler S-21, encore moins de fuir avec les Khmers Rouges. Tous les documents prouvent le contraire. Cet homme qui ment mieux qu’il ne respire, a toujours été emprisonné dans une camisole de peur. Quand l’armée vietnamienne entre au Cambodge, il se réfugie auprès des colonels de la Phalange qui le reçoivent comme s’il s’agissait d’une superbe prise, pouvant pallier au fait que l’on ne mettait pas la main sur Pol Pot.

- Hallucinant ! Mais vous disiez que l’objectif de leur groupe était ailleurs.

- Exact, sauf qu’un des colonels, lui, est au courant de plus de choses que les deux autres. Mais je reviens à notre homme, quel rôle a-t-il tenu une fois incorporé à la Phalange ? Quelle autorité a-t-il détenue ? De quelle nature était teintée ses relations avec les responsables du groupe secret qui recevaient régulièrement les ordres en provenance du ministère de l'Intérieur à Saïgon ? Possédait-il des renseignements essentiels pouvant faire aboutir le projet sous-jacent à celui qu’on pourrait appeler l’officiel ? Combien de temps y est-il demeuré ? Jusqu’à sa capture en 1999 ? Avant ? A-t-il été dénoncé par un des trois colonels ?

- Avant d’aborder ma dernière question, j’aimerais savoir à quelle conclusion vous en arrivez ?

- Je me doute bien du dernier élément que vous souhaitez toucher, sans  doute en lien avec la médication que l’on sommait les soldats de prendre. D’abord, je vous dirai que nous nous entretiendrons de ce sujet en fin d’après-midi ; nous avons un rendez-vous que vous apprécierez, j’en suis convaincu. D’ici là, votre programme de la journée est le suivant : à neuf heures, vous rencontrez, en privé, le responsable des dossiers secrets ; vous déjeunez avec Monsieur le Président, pour ensuite être libre jusqu’à ce qu’un nouvel emploi du temps vous soit établi.

- Suis-je confinée à ma chambre d’hôtel ?

- Vous serez installée dans un bureau du building de l’IIC.

- Alors, que pensez-vous de tout cela ?

- Cela importe peu, surtout qu’on ne me demande plus d’intervenir ou de commenter le dossier. Celui qui l’a entre les mains, vous pourrez le constater par vous-même, regarde les choses avec des oeillères et un objectif de résultat : les millions doivent se retrouver dans les coffres de la compagnie d’ici la fin de ce mois.

- Je vois.

- Mon opinion se résume en peu de mots : dans ce méli-mélo que l’on cherche à démêler, les gens engouffrés dans un labyrinthe de plus en plus étriqué, ne savent plus trop comment en sortir. Plus de vingt-cinq années d’investigations, de recherches n’auront pas donné de résultats, bien qu’on alimente des doutes. Douch subira son procès dès que les autorités se seront assurées qu’il ne peut plus rien dévoiler de l’affaire, vous voyez pourquoi on le retarde. La CIA fait des pressions énormes, notre compagnie également, alors que du côté vietnamien, en bons asiatiques qu’ils sont, on gagne du temps. C’est à peu près tout ce que je peux dire. Pour l’instant.

Ils se quittèrent, l’une retournant à sa chambre de l’hôtel, l’autre vers les bureaux de l’IIC.

 

Il est sorti du monde des faits pour entrer dans celui des illusions,

 

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