lundi 18 avril 2022

LE CHAPITRE - 5 C -

                                                                 5C

 

    La réunion du groupe Janus se tint dans cet habituel salon de massage du District 5 qu’encore maintenant, on appelle Chợ Lớn. De nuit, très peu de masseurs y travaillent, compte-tenu de la rareté de la clientèle. Ils préfèrent arpenter les rues, faisant tinter une clochette pour signaler leur passage et proposer leurs services. Le Phòng mát xa, très peu original comme nom puisque cela signifie “salle de massage” en vietnamien, a pignon sur ruelle, à trois pas du President Hotel.

Lotus, lié d’amitié avec le propriétaire d’origine chinoise, lui expliqua les raisons pour lesquelles son groupe, qu’il qualifia de culturel, se réunissait la nuit. Les membres travaillaient surtout en soirée et provenaient de différents endroits dans Saïgon. Il était donc à la recherche d’un endroit pouvant recevoir une douzaine de personnes, pas plus d’une heure, le temps d’un massage régulier. Il allait devoir chercher deux ou trois autres salles de massage situées près du District 1, afin d’avantager ceux qui sont éloignés du President Hotel. 

Il fallut bien une année, au rythme de deux à trois rencontres mensuelles, avant que le propriétaire propose à Lotus de rencontrer des amis opérant le même type de commerce et susceptibles de les recevoir, aux mêmes conditions que celles qui les lient.

Ainsi, deux nouveaux endroits s’ouvrirent à eux, permettant de diversifier les allées et venues, évitant ainsi d’attirer l’attention. Des lieux passablement identiques au premier quant à la disposition de l’ameublement : une alcôve verrouillée de l’intérieur, quatre tables de massage, deux, côte à côte, séparées par un drap de coton, une armoire pour les serviettes, les huiles, les bougies, les pierres, les bambous et une douche quelque part par là.

Lotus crut bon attendre quelques jours avant de relancer les activités du groupe, question de réorganiser le système de communication et à Mister Black de se remettre de ses émotions. Sa nuit en prison l’avait passablement secoué, de sorte qu’il avait cessé de documenter les dossiers relevant de sa responsabilité. Perturbé, aussi, son rendement au travail, à tel point que le patron l’avait fait venir à son bureau, l’avisant qu’on ne le payait pas pour rêvasser comme il le faisait présentement, mais charger et décharger des conteneurs au même rythme qu’il avait habitué ses camarades.

- La police est venue vous rencontrer.

La question surprit le vieux Vietnamien qui passait sa vie entre le débarcadère du port de Saïgon et un vieil appartement dans le District 5.

- Je ne veux aucun trouble, que ce soit avec les employés ou les policiers.

- Si des ennuis vous tombent dessus, ils ne proviendront pas de moi.

- Alors, retrouve tes sens au plus vite, car maintenant, tu ne gagnes pas ton salaire.

- Pouvez-vous me muter de jour ?

- Tu es engagé pour le travail de nuit.

- Si jamais un poste se libère, pourriez-vous me l’offrir ?

- Je ne promets rien à personne, encore moins à un type dont on ne sait trop s’il est Américain, Vietnamien ou un peu des deux.

- Un mystère pour moi aussi, monsieur.

- Allez, au boulot.

La nuit du nouveau départ de Janus, dans l’esprit de son leader, trois éléments devaient obtenir réponses : le premier, vérifier si le système de communication fonctionne correctement ; le second, s’assurer que tous les membres continuent à participer au groupe ; le troisième, une mise à jour de la situation à la suite de ce qui était passé sur le dos du graffitiste et ses possibles conséquences.

Ce qui retint l’attention de tous, fut l’absence inhabituelle de Hoa. Les explications fournies par son collègue de travail au café Nh Sông semblèrent incomplètes pour Lotus.

- Pas du tout son habitude de s’absenter sans aviser.

- Lorsqu’elle a quitté le café, après son quart de travail, Hoa savait que nous devions nous rejoindre ici. Je n’ai pas suffisamment fait attention à ses salutations, d’autres préoccupations m’attendaient.

- Thi, tu sais que l’attitude que tu adoptes en lançant de l’imprécision dans les airs pour ensuite te retrancher dans un mutisme complet, énerve tout le monde.

Le jeune poète connaît Lotus, le perspicace qui ne lâche jamais le morceau dans lequel il a entrepris de mordre. Il a, bien installé en tête, le fait que le leader possède des informateurs qui lui ont raconté une partie de l’histoire qui la relie aux militaires. Pas d’autre porte de sortie que déballer tout ce qu’il sait des problèmes de Hoa avec les revendeurs de drogue du parc Phm Ngũ Lão, ainsi que de l’aide fournie par trois anciens militaires en échange de renseignements sur certains clients du café, sans ignorer la conversation univoque qu’il avait eue avec l’un des trois.

- Ces trois personnages se retrouvent dans chacune de vos histoires, la tienne et celle de Hoa, commenta le leader du groupe Janus. Un autre dénominateur commun, on tient vraiment à en savoir davantage sur ta professeure et un dénommé Bloch. Qui est ce type ?

Le jeune poète raconta sa première rencontre avec lui jusqu’à la mort de la chienne que sa collègue lui avait annoncée.

- Une intrigue qui rassemble des personnages variés. Deux questions me préoccupent. D’abord, y a-t-il un lien entre elles et la disparition de Hoa ? L’autre, pourquoi ces types vous encerclent-ils, je pense à vous deux qui travaillez au café, la professeure de l’université et ses proches, dont ce Bloch ?

- Ils ont sans doute besoin de sentinelles...

- ... ou de vigies.

Mister Black, renfrogné dans un coin de la pièce, écoutait les échanges, se rappelant que lors du dernier meeting, certains membres avaient reproché à Lotus de s’accaparer tout l’espace de parole, ne leur laissant que de brefs instants pour s’exprimer. Il proposa un tour de table, chacun devant convenir si cette affaire relevait de leur domaine ou tout simplement un intermède qu’il ne fallait pas prolonger indéfiniment.

Thi prit la parole.

- Je ne veux pas que ce sujet accapare tout notre temps. Le fait que ma collègue soit absente sans avoir prévenu personne, que brusquement le chien de cet homme qui porte un sac de cuir soit disparu, que trois militaires soient intervenus dans l’affaire de Hoa et par la suite envoyés un émissaire afin de m’associer à leurs investigations, eh bien, je dois avouer que cela mérite une certaine vigilance de notre part. Je me souviens que le bonhomme qui m’a accosté, a dit que ces camarades et lui avaient accès à des renseignements privilégiés, certains provenant de différents ministères. Voulait-il me dire qu’ils sont informés sur plusieurs éléments, que des bouts manquent et qu’ils entretiennent des doutes ?

- Concluons, acheva Lotus.

- Je veux aller au bout de cette histoire, car elle touche de près mon amie la professeure universitaire, avança le jeune poète.

- D’autres souhaitent se joindre à lui ? Demanda Lotus.

Trois membres du groupe manifestèrent un intérêt, s’ajoutant aux deux interlocuteurs. Lotus proposa aux non-intéressés de se regrouper autour de Mister Black, afin de vider l’ordre du jour de la réunion. Il parut évident que cette scission ne plaisait pas au graffitiste, mais il savait que son amoureux manifestait un sens divinatoire pour des sujets à première vue insignifiants, alors que le temps lui donnait raison, il s’agissait bien d’un sujet à explorer.

Le groupe qui assiégea littéralement Mister Black ne pouvait se concentrer sur ce qu’on leur avait préparé, insistant pour qu’il raconte sa nuit en prison. Ce qu’il fit, insistant davantage sur les idées de dessins qui germèrent en lui. Non, il n’avait pas eu peur, omettant l’épisode de la menace du policier qui exhiba sa matraque. Non, il ne s’était senti pas prisonnier, puisque son esprit fonctionnait à plein régime. Oui, il a craint que l’interrogatoire l’amène à donner des détails sur les activités du groupe Janus. Oui, la couleur de sa peau, l’impossibilité d’en dire plus sur ses origines, outre ce que depuis tout jeune il s’était obligé à répéter lorsqu’on lui en parlait. Oui et non, lorsque au petit jour, quittant les quartiers de la police pour se diriger vers le café Nh Sông, il avait ressenti cette ennuyeuse sensation d’être suivi et l’être pour un bon moment. Il a voulu se cacher, ne pas se rendre tout de suite au President Hotel pour rassurer Lotus.

Une coopération entre le leader et le jeune poète, cela ne s’était pas produit dans le passé. Thi avait opté pour le volet culturel qu’animait le graffitiste. Il aimait découvrir à travers les images que ces jeunes artistes faisaient exploser devant ses yeux, chercher les mots qui leur conviendraient. Depuis une année maintenant, leurs techniques ont évolué, les sujets se sont diversifiés, de plus en plus de couleurs et surtout, on s’éloignait des voies traditionnelles de la peinture vietnamienne à caractère folklorique. Les influences extérieures, Mister Black se chargeait de les leur rapporter, les invitant à développer un style de plus en plus personnel.

De son côté, le jeune poète ne dénotant aucun talent pour ce type d’art plastique, aiguisait son sens de l’observation. Il admirait leur infinie patience à tracer, retracer une ligne, une courbe, y consacrer des heures alors que lui, une fois les mots plaqués sur une feuille de papier, il la froissait, en faisait une boulette qu’il lançait dans les eaux du fleuve Saïgon, face au café. Il n’écrivait que là, nulle part ailleurs. Beaucoup, après une rencontre avec les membres de Janus.

- Si nous résumons la situation en quelques mots, ai-je tort en disant que deux membres de notre groupe sont utilisés comme accessoires dans une mystérieuse affaire. Que dans les faits, les trois militaires semblent exiger d’eux qu’ils surveillent des clients du café connus de Thi...

- ... je dois préciser que je ne connais que madame Bao...

- ... et que celle-ci rencontre un certain type qui vient de perdre son chien ...

- ... de manière mystérieuse, car le molosse me semblait en pleine forme...

- ... ces rencontres ont lieu au café Nh Sông  tout ce beau monde se présente...

- ... les trois types, aussi, sont des clients réguliers...

- Cela fait le tour des faits connus, avez-vous des commentaires à formuler ?

Les propos qui circulèrent entre les cinq ressemblaient plutôt à du bavardage, si bien que Lotus y coupa court.

- Allons-y par questions. La première sera vite répondue par le fait que vous soyez intéressés à l’affaire, la deuxième : devrions-nous, en premier lieu, retrouver Hoa pour recevoir sa version des faits ? Par la suite, selon ce que nous obtiendrons d’elle, envisager une action directe ou indirecte dans le déroulement de cela ?

- Le stratège, c’est toi Lotus, répondit un des membres.

- Je ne veux pas agir sans être assuré de votre participation et que vous me fournissiez votre opinion au fur et à mesure que l’on avancera. Mister Black a raison quand il dit que j’ai souvent tendance à m’approprier la parole au risque de l’enlever à d’autres.

L’heure s’écoulait. Il fut convenu, du côté de ceux qui manifestèrent l’intention de se lancer dans l’entreprise, que le centre nerveux ne pouvait pas mieux se situer qu’au café  travaillaient Hoa et Thi, directement au coeur de l’action, l’endroit que personne ne soupçonnerait qu’il en soit le foyer.

Mister Black salua ses membres et rejoignit Lotus qui l’attendait sur sa mobylette - le modèle Janus de Yamaha.

 

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    Les couleurs des matins de Saïgon, paresseuses à l’est, là  le soleil cligne des yeux entre des nuages caméléons, frissonnent dans leur course javellisante. Que le bleu du firmament survivra !

Thi prit la direction du café pour s’enquérir de la présence de celle qui n’avait donné aucun signe de vie depuis hier. Les pilotis sur lesquels repose l’établissement s’avancent sur environ trois mètres au-dessus du fleuve. Le jeune poète n’a que très peu l’occasion de jeter un oeil sur l’endroit  se retrouvent ses boulettes de papier froissé sur lesquels il a écrit quelques mots, parfois un texte. Le soir, il n’entend que le clapotis des vagues s’écrasant sur les murs de pierre.

Le café est vide. Quelques clients, des habitués, font demi-tour. Le cadenas qu’il avait minutieusement posé la veille à la grille d’entrée, n’a pas bougé d’un millimètre. Il ne se sent pas l’énergie nécessaire pour entreprendre le quart de jour. Un appel à la propriétaire afin de l’aviser calma sa conscience. Elle rejoindra l’employée d’appoint qui était au poste la veille.

La réunion du groupe Janus, à des lieux des précédentes, laissait le jeune poète dans un bizarre d’état. Lui qui s’y rendait afin de recevoir de Mister Black des références artistiques sur ce qui bouge au-delà des frontières vietnamiennes, tendait parfois une oreille sur les grandes théories historico-politiques que développait Lotus, en revint soucieux. La nouvelle affaire impliquait tant de gens, tant d’inconnus qu’il se questionnait sur la prospective que le leader allait y donner. Ce type, jamais ne s’emballe pour des peccadilles, découvre un fil conducteur parmi des éléments disparates et tisse un ensemble. Selon lui, rien n’est isolé, tout se combine. Un rien, ici, un soupçon, là, permettent d’éclaircir les choses, même les plus obscures, au départ.

Pourquoi Hoa n’a-t-elle pas utilisé la procédure d’urgence installée par Janus afin de prévenir les autres s’il y a un problème pour soi ou l’organisation ? Serait-elle à nouveau en rechute de consommation d’héroïne ? D’ailleurs, qui pourrait être au courant de ses problèmes, sauf lui ? Oui, les trois militaires qui un jour lui ont épargné certains troubles. Dans ce domaine, on passe rapidement du plus mauvais au pire. Quel lien entretient-elle avec cet homme au sac de cuir qu’une affaire, au départ complètement ignorée, s’est vue propulsée au niveau des priorités ? Devra-t-il, si jamais on n’avait plus de nouvelles de la serveuse tatouée, jouer le rôle qu’elle tenait auprès des trois militaires ?

“Tu vois donc que ce ne sont ni les contacts ni les informations qui font défaut. Alors, si je souhaite que tu m’en dises un peu plus sur tes parents, c’est que j’en connais déjà pas mal. Vaudrait mieux que tu me précises certaines choses.”

Ces trois phrases dites par le militaire l’étourdissaient. Que savent-ils exactement ? Pourquoi “vaudrait mieux” ? Serait-il, sans le savoir, mêler à cet embrouillamini, attiré vers une toile d’araignée que ces gens tissent ? Si oui, comment et pourquoi ?

Ses yeux plissaient d’eux-mêmes tellement la fatigue l’accablait. Ne rien faire pour le moment, attendre que la réflexion de Lotus débouche sur un plan, une stratégie, puis cesser de s’inquiéter pour sa collègue.

Il quitta le café à l’arrivée de la propriétaire, une dame rigide et inflexible. Elle n’allait pas supporter une autre insubordination de cette jeune fille, mais comment mettre à pied quelqu’un qui ne se présente pas ?

Thi rassura la dame qu’il serait à son poste dès 18 heures et la préviendrait s’il recevait des messages de la part de sa collègue.

 

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- Il est très tôt, docteur...

- Excusez-moi mademoiselle Sứ Giả, mais votre grand-mère m’a fait demander, il y a moins d’une heure. Son état, sans vouloir inutilement vous affoler, m’apparaît grave au point que la présence d’un membre de sa famille, en plus de cette dame qui vit avec elle, sa soeur je crois, me semble opportun.

- A-t-elle exigé que mes parents m’accompagnent ?

- Je ne sais pas comment décoder ses mots, mais elle a semblé dire que vous comprendriez.

- C’est ce qu’elle a dit ? Rien de plus ?

- Cela vous indique-t-il quelque chose de précis ?

- Aurait-elle mentionné...

- ... elle est très faible, vous savez...

- ... oui, je comprends, mais a-t-elle demandé que j’apporte quelque chose ?

- J’ai tous les médicaments nécessaires à portée de main.

- Ce n’est pas ce que je veux dire, a-t-elle parlé de lettres ou autre chose pouvant ressembler à cela ?

- Mon opinion, mademoiselle, irait dans le sens suivant : vous devez comprendre ce qu’il y a à comprendre.

- Merci docteur, le temps que je saute dans un taxi et j’arrive.

- Je vais donc vous attendre avant d’appeler l’ambulance, car elle devra sûrement être hospitalisée.

La jeune étudiante quitta la maison familiale sans aviser ses parents et crut bon d’apporter avec elle cette fameuse dernière lettre que la grand-mère lui avait fait promettre de ne lire qu’à la suite de son décès.

En chemin vers le Mékong, elle laissa un message sur le portable de Bao et contrevenant à son serment, ouvrit ce qui lui avait été présenté comme la dernière missive reçue par son aïeule.

 

Un mois parmi tant d’autres, 1993

Amie-Mékong,

cette lettre, la dernière à recevoir de moi, t’apprendra que tu es la seule qui sait tout, mais comme les autres, tu ne sais rien. Celles qui te sont parvenues au cours de ces années, longtemps après mon départ vers l’armée ont été écrites de manière codée. À la fin, lorsque tu fermeras les yeux sur ce papier, tu sauras à quel endroit j’ai caché la clé pour son décryptage. Il vaudra mieux que tout cela demeure secret, jusqu’à ta mort. Ainsi, tu demeureras à l’abri d’éventuelles représailles.

Elle t’apprendra, aussi, que je fus embrigadé afin de participer à une mission aussi spéciale qu’occulte. Personne ne devait en être informée, personne ne devait en revenir vivant. Tu comprendras que cette expédition en territoire cambodgien, parallèle à l’entrée des troupes de l’armée vietnamienne, ne devait ni interférer ni se rapprocher des manoeuvres militaires qui débutèrent en 1979.

Où suis-je est moins important que  étais-je ? Je suis nulle part depuis que je t’ai laissée, t’ai quittée pour l’armée, alors que dans les faits, je cherchais à m’embrigader dans les troupes du Viet Minh.

Dans le Mékong, ils ne voulurent pas de moi ; on n’aimait pas ceux qui lisent, ceux qui écrivent. Ils mirent alors ma tête à prix. Le seul moyen de la sauver fut de m’enrôler dans les forces qui les combattaient, celles de l’armée sud-vietnamienne. À Saïgon, j’ai découvert les raisons que les nationalistes vietnamiens articulaient dans leurs oeuvres que je lisais, afin de débarrasser le pays de la présence coloniale française, pour ensuite mieux comprendre Hô Chi Minh qui appelait la Patrie au combat vers la liberté, l’indépendance et la paix.

Les années précédant avril 1975, alors que Saïgon tomba, on m’avait déjà affecté au Cambodge. J’y suis arrivé en 1953, l’année de l’indépendance du pays. Norodom Sihanouk souhaitait s’entourer de personnes provenant de l’extérieur et qui maîtrisaient la langue française. Comme je l’avais apprise auprès de l’armée coloniale en poste à Saïgon, je devenais candidat pour m’y rendre.

Cette époque fut pour moi captivante et trouble. Je ne souhaite pas t’en dire plus, tu comprendras mieux une fois les lettres antérieures décryptées.

Dès 1975, les Việt Cộng organisèrent des purges à partir des renseignements leur provenant d’un peu partout, au Nord comme au Sud du 17e parallèle. L’objectif : se débarrasser de tous ceux qui de près ou de loin participèrent au régime pro-américain que l’on venait tout juste d’écraser. Dénoncé par ceux du Mékong qui surent que j’avais gagné les forces opposées, rapatrié de Phnom Penh en décembre de cette année-là, je fus interné dans un camp de rééducation  j’ai passé trois ans.

Fin 1978, mes services étaient requis tout près de l’Île de Côn Dau, auprès d’un groupe sans existence officielle, devant franchir la frontière du Cambodge afin de capturer Pol Pot, le numéro 1 des Khmers Rouges et de l’Angkar. Je savais ce que cela signifiait : servir de guide et de rapporteur.

Cette période aussi, tu pourras la décoder à partir de ce que j’ai laissé, enterré dans ton jardin. Y suis venu une nuit alors que tout dormait autour de la maison, mais il m’a semblé t’entendre respirer. J’y suis venu une nuit, au risque de ma vie, je te le devais, mais aussi, à ceux qui sauront peut-être donner une continuation à cette nébuleuse correspondance.

Avant d’entrer au Cambodge avec la trentaine de soldats et trois colonels, début 1979, je me suis arrêté à Hà Tien afin de retrouver la femme que j’avais connue à Phnom Penh quand je cartographiais la région du Mékong pour le gouvernement alors en place. Par après, longtemps après, mes travaux auront bénéficié à plusieurs régimes autant cambodgiens que vietnamiens.

Travaillant dans les bureaux du Général Lon Nol, cette femme devenait une ennemie jurée pour les Khmers Rouges. Enceinte de moi, il devint essentiel de lui faire franchir la frontière vers le Vietnam, ce que j’ai fait, en 1975.

Oui, j’ai manqué à ma parole, celle donnée lors de mon départ... “il n’y aura jamais d’autre femme dans ma vie”... La vie est cruelle dans ses nombreuses insouciances.

Elle demeurait dans ce village à la porte de la frontière cambodgienne, jamais importunée en raison des papiers officiels que je lui avais fournis. Il m’était facile d’y retourner puisque je bénéficiais d’un statut particulier au sein de ce groupe qui a porté le nom de code PHALANGE. Avec l’appui d’un camarade sourd-muet que j’accompagnais lors de répugnantes missions, cette femme nous fut d’un secours considérable. Tu le liras une fois les lettres décryptées. Je ne veux pas t’en dire davantage... ne peux pas.

Lorsque j’ai découvert que les colonels responsables du groupe obligeaient les soldats à avaler, tous les jours, des médicaments qui altéraient leur mémoire à court terme, j’ai conseillé à p-24-M - le soldat sourd-muet - d’utiliser quelques ruses pour ne pas les prendre et les cacher de manière telle qu’on puisse les faire expertiser... un jour. Dans le petit sac enfoui dans ton jardin, quelques comprimés s’y trouvent.

Puis, nous nous sommes enfuis malgré l’ordre qui nous a été intimé de rester au camp de base alors que les 30 soldats partaient vers une opération quelconque. Le messager t’apportant les courriers m’a avisé qu’une mutinerie se préparait et que personne ne devait en sortir vivant. Il nous a accompagnés dans notre fuite. Nous aurions pu nous réfugier à Hà Tien, chez elle, mais comme pour toi, je ne souhaitais pas qu’elle fût impliquée dans l’affaire.

Notre évasion a été signalée en 1995. Tels des parias, depuis, nous nous rendons invisibles... assurés que l’on nous cherche, nous recherche...

Moi, le fossoyeur de ton jardin.  


Quand on veut enterrer quelque chose,

quand on veut oublier,

il faut d’abord se taire soi-même

et espérer ne plus jamais en entendre parler !

Bao Ninh

 

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