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Les trois anciens colonels en étaient à leur première rencontre depuis l’exécution des deux complots que sous-tendaient le plan de Hai : l’élimination de Fany et la conversation entre Một et le garçon de table du café Nhớ Sông.
Le colonel 1 aborda le sujet du chien de Daniel Bloch.
- Avez-vous revu le bonhomme à la suite de ce qui est arrivé à son molosse ?
- Moi non et toi Ba ?
- Je ne suis pas venu au café depuis que nous nous sommes laissés devant l’hôtel de ce type.
- Je vais demander à la jeune serveuse, mais elle n’est pas à son poste, c’est pourtant son heure de travail.
Il appela la dame qui préparait les bouteilles de bière commandées par les touristes passablement amochés. À sa question, elle lui répondit que Hoa ne s’est pas présentée ce matin pour l’ouverture du café, fait assez inusité puisqu’elle donne toujours signe de vie en cas d’absence.
- Abordons notre sujet principal, reprit Một.
- Peux-tu affirmer qu’une sorte de complicité de la part du jeune poète nous est assurée, questionna celui qui avait fourbi le plan visant à s’en faire un allié d’une part et le placer dans une situation inconfortable par rapport à la possibilité que le ministère de l'Intérieur puisse avoir en main certaines informations à son sujet.
- Complice, non, prudent sans doute. Il sera à l’affût, il est curieux.
- D’accord. Maintenant que ce bonhomme au sac de cuir est déstabilisé et que nous passions à une autre action, sait-on si notre contact en haut-lieu a obtenu quelque chose à son sujet de la part de l’ambassade américaine à Hanoi ? Reprit Hai.
Một, l’intermédiaire officiel entre eux et le ministère fit rapport.
- Tout ce qu’on possède comme renseignements, c’est qu’il est Polonais de naissance, a reçu la nationalité israélienne autour des années 1950, avec passeport à l’appui, pour ensuite travailler quelques années aux USA. On ne sait pas trop comment, mais lorsqu’il a achevé des études à Paris complétant un doctorat dans ses histoires de langues mortes, les Américains l’ont reconnu comme citoyen et remis un passeport diplomatique. Personne dans les services voulait se taper les milliers de pages qu’il a écrites pour déceler quoi que ce soit qui permette d’en apprendre davantage sur lui ou ses activités dites diplomatiques.
- Je n’arrive pas à saisir le pourquoi et le comment de ses rapports avec cette ambassade, poursuivit Hai.
- On connaît aussi la personne, son contact à Hanoi, mais il s’agit d’un sous-secrétaire sans influence.
Leurs breuvages furent déposés devant eux, geste qui, une fois de plus, enveloppa l’espace d’un complet silence. La dame s’éloigna. La discussion reprit, menée par Hai.
- Nous en avons secoué un, bouleversé un autre, passons maintenant à la prochaine étape. Dans ces deux cas, sans avoir ouvertement signé l’action, nous avons semé un doute et une interrogation. Le temps dira quels profits nous en retirerons, mais la suite sera payante, immédiatement.
- Tu aiguises notre appétit, ces mots venant de Ba surprirent, lui qui ne semble jamais s’intéresser outre mesure à tout cela.
- Tiens, tiens, monsieur nous rejoint, dit ironiquement Hai.
- Je comprends parfaitement le déroulement, mais je n’ai pas votre talent de stratège, répondit le colonel obèse.
La bizarrerie de cet homme rendait ses deux collègues suspicieux à son égard. Il n’apportait pas d’objections lors des discussions, ne faisant qu’enrichir les propos des autres à partir de points de vue personnels. Cet idéal béni-oui-oui sursautait seulement lorsque le sujet des années passées dans les tranchées revenait sur le tapis. Avait-il été marqué à un point tel que rafraîchir ces souvenirs activaient dans sa mémoire des épisodes dont il souhaitait ne plus se rappeler ? Un immense halo de mystère le recouvrait, duquel il ne cherchait pas à se dégager.
Hai continua.
- La vieille dame du Mékong n’a pas su faire avancer nos démarches, il n’est pas question qu’elle le fasse avec ceux que nous devons appeler notre trio d’ennemis. Ils l’ont rencontrée et impossible de savoir ce qui est ressorti des conversations.
- L’éliminer ? Avança le colonel 3, comme pour démontrer qu’il était bel et bien actif dans l’affaire.
- Son état de santé est précaire, on nous dit même qu’elle est passablement mal en point. L’aider à rejoindre l’autre monde serait certainement une bonne action.
- Tu as un plan ?
- Simple et rapide.
- Exemple ?
Décidément, Ba manifestait une participation hors du commun.
- Nous avons le numéro de téléphone de sa petite-fille, l’étudiante de la professeure. Tôt demain matin, elle recevra un appel de la part d’un faux médecin l’invitant à se rendre de tout urgence auprès de sa grand-mère très souffrante. Il la recevra, ayant pris soin d’évincer la dame qui vit avec elle. Une injection pour chacune et le tour sera joué. Ainsi, nous frapperons un grand coup dans leur organisation.
- Si la jeune fille ne s’y rendait pas seule ?
- Je me fie entièrement à ce bonhomme pour bien lui faire comprendre que la grand-mère souhaite que ses parents ne soient pas du voyage.
- Tu es certain que la femme de “Celui qui écrivait” ne nous sera plus utile, demanda Một, dubitatif
- Sans l’ombre d’un doute.
Ceci clôt la discussion. Ils convinrent d’un rendez-vous pour le lendemain. Nettoyant la place, Ba ajouta son grain de sel.
- C’est bizarre, mais il me semble plus important de mettre la main au collet de p-24-M. Il a beau être sourd-muet, toujours vivant, il est nuisible.
- Il te collait aux baskets comme un PIM (Personnel interné militaire ou prisonnier interné militaire - Des prisonniers Viet Minh utilisés comme porteurs par l’Armée française pendant la Guerre d’Indochine.) tu dois sans doute avoir une idée de l’endroit où il se réfugie, non ? questionna Một.
- Lors de la mutinerie qui a suivi l’annonce que j’ai faite à chacun des responsables des trois unités...
- ... je me souviens très bien de ces moments déréglés, renchérit Một.
- ... tu te rappelles que j’ai obligé p-M-24 à demeurer au camp de base auprès de “Celui qui écrivait”. Ils se sont éclipsés avant que je décide de leur sort. J’avais un plan précis pour nous en débarrasser, malgré le fait qu’un des deux bénéficiait d’une protection en haut-lieu. Si un trotte toujours, l’autre aussi. C’est comme s’ils avaient été prévenus que m’échapper devenait primordial. Chose certaine, ils ne sont pas dans le Mékong, nous le saurions depuis longtemps et ils me dérangent plus que ce petit groupe à la recherche d’on ne sait quoi exactement. D’ailleurs, comme aucun soldat ne devait sortir vivant de la mutinerie, je n’ai pu vérifier quoi que ce soit à leur sujet, acheva le colonel obèse.
- Le décompte officiel serait-il une ruse, lança Hai.
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Cette mutinerie, est-elle vraiment survenue à la fin de l’année 1993 ? Mit-elle définitivement fin aux activités de la Phalange ? Ce putsch interne, quel en était le véritable objectif : éliminer 30 soldats dont on n’avait plus besoin ou brouiller certaines pistes ?
Quinze longues années, sans qu’aucun secrétaire n’eut à noter quoi que ce soit, officiellement du moins, aucun procès-verbal qui contienne quelques relations que ce soit, c’était voguer dans des espaces sans temps. Seuls trois colonels sortiraient indemnes d’une entreprise dont ils ne connaissaient à peu près rien de ses rouages. Pourquoi prolonger indûment une opération nageant dans le plus parfait anonymat ? Existaient-ils quelque part des manipulateurs de marionnettes, des opérateurs machiavéliques ?
Éliminer, après les avoir dénichés, ceux qui furent actifs à combattre les avancées des forces communistes dans le Mékong vietnamien avant 1975, de possibles membres de mouvements d’insurrection créés à la suite de la chute du régime sud-vietnamien, des loups solitaires, est-ce que cela n’aurait finalement pas été l’activité primordiale dissimulée sous le couvert d’une autre qui normalement aurait pu exiger beaucoup moins de temps ? Pourquoi l’avoir abandonnée cinq ans avant la mort de Pol Pot ?
La Phalange, en marée dévastatrice, engloutit plus de cinq cents personnages vietnamiens, débusqués, torturés, tués et jamais retrouvés. La discipline de fer instituée à l’intérieur du groupe, les trois colonels qui se sont relayés au poste de commandement, l’ont rigoureusement appliquée, se souciant peu que cela brise ou non ceux qui la subissaient.
Alors que la filature de Pol Pot, malgré les informations indirectement obtenues par l’entremise de Douch, amenait ces mercenaires dans de continuels culs-de-sac. Ce groupe paramilitaire, constatant que la proie leur échappait, en route vers ailleurs, ce pistage permettait-il, constatant combien nombreux étaient les Vietnamiens fuyant l’arrivée des communistes au pouvoir dans leur pays nouvellement réuni, se réfugiant au Cambodge et n’y trouvant pas le paradis, qu’un sauf-conduit contre d’inévitables représailles de la part des Việt Cộng, l’existence de 30 mercenaires qui carburaient à l’insensibilité, la vengeance et la tuerie pouvait-il être les porteurs d’un message afin de colmater l’hémorragie : l’évasion représentait une bien mauvaise option ?
En période de guerre, d’un style de guerre qui ne ressemble en rien à ce qu’habituellement notre imagination alimente, celle que Pol Pot et les Khmers Rouges menèrent cruellement contre le peuple cambodgien, on ne se fie à personne, on cherche à ne pas mourir, voilà tout. Le temps et l’espace auront perdu toute signification. Les visages, ennemis ou amis, ne sont plus que des miroirs reflétant notre propre désespérance. La malnutrition, amplifiée par des rationnements alimentaires de jour en jour plus sévères, affaiblit les facultés cognitives. Les souffrances grimpent au niveau supérieur, multipliées par l’omniprésente peur de se voir arraché à ses proches parents, sa famille. Les vieilles rancoeurs que l’on entretenait, la haine, parfois injustifiable vis-à-vis des gens que l’on côtoyait régulièrement, tout disparaît, laissant place à des questions primaires, des questions de survivance.
Des questions de survie, mais aussi l’occasion de modifier un paradigme en place depuis un bon moment. On n’entre pas en guerre seulement pour tuer ou détruire, il y a également des intérêts sous-tendus qui doivent progresser alors que la diplomatie n’a plus cours. Le faire et le laisser-faire jouent à fond de train.
Est-ce que la question fondamentale dans l’affaire de la Phalange repose sur quelques principes géopolitiques et militaires que seuls des initiés connaissent ?
Lors d’une rencontre entre Douch et Hai, les deux hommes en profitèrent pour discuter des règles de la guerre, prudemment installés dans un café de Hà Tien. Pour le Khmer Rouge, considéré comme le numéro 3 de l’Angkar, ce qu’il a démenti par la suite, les objectifs de Pol Pot n’étaient pas de faire la guerre, mais libérer le pays de la présence étrangère afin d’instituer une société nouvelle. Si parfois l’utilisation des armes s’avérait nécessaire, voire obligatoire, on se devait de le faire.
Le directeur de la prison S-21, maintenant en fuite tout comme les autres dirigeants Khmers Rouges, craignant d’être reconnu dans cette ville frontalière vietnamienne, utilisait divers stratagèmes pour ne pas être intercepté, se sachant quelque peu protégé par des Vietnamiens. Sans être parfaitement à l’aise, cela minimisait les risques.
Toujours il abordait comme s’il se fut agi d’un mantra, la question de la fragilité des instances politiques par rapport à la solidité de la police. Son champ d’expertise, celui de l’interrogatoire, sans révéler l’entièreté de son contenu, c’est goutte à goutte qu’il en informait Hai, devenu un admirateur de l’homme petit de taille, mais grand de malice.
- C’est un art, colonel. On ne devient pas bon interrogateur du jour au lendemain. Cela exige de l’habileté, savoir par quelle porte entrer et cadenasser les issues. Ne laisser, à celui ou celle qui est devant soi, que la possibilité de mentir, puisque de toute manière, c’est le chemin que le détenu empruntera. Étirer le mensonge jusqu’à ce qu’il s’étouffe dans ses contradictions. Se montrer déçu qu’il ou qu’elle ait tenté de vous berner, de vous duper. Ne jamais perdre son calme, laissant à d’autres le soin d’utiliser la manière forte pour le ramener à de meilleures dispositions. Il ou elle doit comprendre que le gourdin déposé sur votre table, c’est possible que vous l’utilisiez au moment opportun. Lorsque cela survient, vous y mettez toutes vos forces, toute votre âme de policier, convaincu que ce n’est pas un humain qui vous fait face, mais un ennemi. Alors, on reprend l’interrogatoire depuis le début. Sachez être patient, redondant, l’autre n’aura d’autres alternatives que modifier son discours... avant de mourir.
Hai revenait chargé à bloc de ces rencontres, ne partageant que des renseignements essentiels parmi ceux qu’il avait obtenus. Un jour, question de vérifier l’efficacité de la méthode Douch, il s’acharna sur le p-30-V, un soldat qualifié de cabochard par ses camarades. Il le prit en aparté pour mener sur lui un interrogatoire serré. L’homme ne saisissait pas les raisons incitant son commandant à douter de sa loyauté. Toute l’interrogation porta sur un supposé complot visant à se débarrasser un jour ou l’autre, lorsque l’occasion se présenterait, de celui qui se tenait devant lui, une matraque claquant dans sa main.
Hai constata rapidement l’effet produit par la cravache chez cet homme qui reculait dans ses derniers retranchements ; il répondait de manière exacte, tout comme on le lui avait appris lors de sa formation : réponses courtes et neutres.
- Je ne te demande pas si tu sais, tu me dis qui doit exécuter ce plan et quand.
- Pas au courant, mon colonel.
- Excellent menteur.
- Non, mon colonel.
L’homme venait à peine d’achever ces mots qu’il reçut une formidable volée de coups qui lui ouvrirent l’arcade sourcilière. Le sang gicla.
- J’ai mal entendu ta réponse p-30-V.
- J’ignore tout.
La deuxième série, pire que la première, lui arracha de rauques gémissements. Hai s’acharnait maintenant aux oreilles et au nez de l’homme qui glissait par terre, position qui lui fut néfaste, car son agresseur le roua de coups de pieds.
- Tu as certainement autre chose à dire.
- Non, mon colonel.
- Tu seras privé de manger pour les prochaines vingt-quatre heures.
- Oui, mon colonel.
- Dégage.
Le soldat sortit péniblement de cette pièce transformée en bureau de commandement. Du plancher, gras de sang, exhalait une odeur écoeurante qui poussa Hai à l’extérieur. Il regardait partout et nulle part à la fois, cherchant dans les yeux fuyants des soldats, si vraiment cette conspiration qu’il avait lui-même forgée pouvait reposer sur un quelconque possible. Tous évitèrent de reluquer dans sa direction.
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Les trois femmes installées à l’étage du restaurant OLÉ attendaient Daniel Bloch qui se rendait au restaurant, à pieds, un peu pour vérifier s‘il s’orientait correctement sans sa compagne.
- Vous êtes légèrement en retard, mon ami.
Monica devait certainement avoir été mise au parfum de l’événement dont la chienne fut victime, car elle ne fit aucun cas de l’absence de celle-ci.
On vous attend au salon Parra.
Il avait eu l’occasion de rencontrer Bao depuis cette nuit fatidique, mais ne souhaitait aborder que le sujet des anciens colonels. C’est la docteure Méghane qui revint sur la tragédie.
- Monsieur Bloch, sans vouloir tourner le fer dans la plaie, permettez-moi deux mots au sujet du décès de votre chienne.
- Deux mots seulement, répondit-il de façon lapidaire.
- J’ai demandé au vétérinaire venu récupérer la dépouille, s’il lui était possible de prélever un échantillon sanguin pour en faire l’analyse. Il a accepté et les résultats me sont parvenus aujourd’hui. Le poison mortel est une synthèse sophistiquée de produits ayant chacun une composante délétère, toxique et létale. Il lui a été impossible de comprendre comment on a pu rendre ces produits solubles dans l’eau ; selon son expertise, cela serait l’oeuvre d’un spécialiste particulièrement habile.
- Comment expliquer que les deux employés qui ont été exposés à ce produit n’ont pas connu la même fin ?
- Il aurait fallu demander à ces personnes de subir un test sanguin.
- Cela a été fait.
- On vous a communiqué les conclusions ?
- En attente. Merci, docteure. Passons à autre chose si vous le voulez bien, conclut-il, obnubilé par cette cicatrice balafrant une partie du visage de Sứ Giả.
Monica servit le vin rouge, un nouvel arrivage, avait-elle mentionné, leur proposa de goûter à ce boeuf Kobé que le restaurant venait d’ajouter à la carte. Ce choix s’imposa de lui-même.
- Il sera difficile, Daniel, de passer à côté, mais nous devons maintenant envisager la situation sous un nouvel angle, à la suite de ce que nous regrettons tous, lança la professeure.
- Je l’ai retournée dans tous les sens possibles. Des certitudes me sont apparues.
- Nous vous écoutons.
- D’abord, ce meurtre est l’oeuvre des trois anciens colonels, même s’ils ne l’ont pas signé. On me visait personnellement, constatant la proximité entre nous. Deuxièmement, les lettres du grand-père de Sứ Giả sont assurément codées, il faudra un certain temps pour en déchiffrer le contenu. Ta grand-mère - il fixa la jeune fille - me semble de plus en plus mal à l’aise au fait de se confier à nous, sans doute ne veut-elle pas ressasser des souvenirs et la venue de nos colonels l’aura rendue dubitative face à ce qui, pour elle, la ramène dans un passé trouble.
- Mal à l’aise, vous avez raison monsieur Bloch, enchaîna la jeune fille. Ce qui me préoccupe le plus actuellement, c’est son état de santé.
- Il nous faudra alors bouger rapidement, reprit-il. Avant de plonger davantage dans la démarche, je tiens à vous rassurer sur mon entier support dans cette histoire. Bao m’y a invité, j’ai accepté et il n’est pas question que je recule, quoi qu’il soit arrivé, peu importe ce qui arrivera. Nous irons au bout.
- Merci Daniel, répondit la professeure qui, manifestement, paraissait heureuse à l’écoute de ces derniers mots.
- J’aurais toutefois une question pour la docteure Méghane.
- Je vous écoute, répondit-elle.
- Vous me semblez, ce n’est qu’une impression, attachée par une certaine réserve quant à la divulgation d’informations que vous possédez, non pas en lien direct avec cette affaire, mais en périphérie.
- Exact, monsieur Bloch. Mon employeur est formel sur le fait que tout mon travail doit demeurer secret.
- Celui qui touche vos recherches sur la mémoire ?
- Le dossier Douch également.
- Sans vouloir vous bousculer, comprenez que si cette histoire a un lien quelconque avec cet homme, nous aurons absolument besoin de votre appui.
- Mes employeurs s’intéressent à ce procès qui, personne ne le sait pour le moment, devrait se dérouler à Phnom Penh... un jour.
- De ce que vous avez obtenu de notre amie commune, ajouté à ce que vous connaissez déjà, seriez-vous en mesure d’apporter un certain éclairage permettant d’avancer ?
- Je suis de nature méfiante, sans doute un trait de caractère vietnamien que la génétique a imprimé en moi. J’avoue qu’à votre contact, certaines portes verrouillées depuis longtemps pourraient s’ouvrir.
- J’ajouterai, docteure Méghane, que ce que nous découvrirons ne saurait que faire progresser votre démarche professionnelle.
- Peut-être.
Ce boeuf Kobé servi par Monica fondait dans la bouche. Sa présentation ajoutait une note supplémentaire, elle-même rehaussée par ce vin espagnol de première qualité. Elle semblait satisfaite de la réaction des convives, surtout du fait que son amie trouvait des complices.
- Où en êtes-vous dans la lecture des lettres, demanda Bao.
- De mon côté, c’est à peu près achevé, malgré un problème professionnel embarrassant, répondit la docteure Méghane.
- De quelle nature, si je peux me permettre l’indiscrétion.
- J’ai fait paraître une annonce dans le journal afin de recruter des volontaires pour participer à mes recherches. Les répondants qui se présentent, en plus de ne parler que vietnamien, ne rejoignent pas les critères établis.
- Volontaires...
- En fait, j’ai besoin de quelques individus qui accepteraient de se soumettre à une batterie de tests portant sur la mémoire.
- Je me rappelle que vous en aviez parlé lors de notre dernière rencontre. J’y ai songé et crois pouvoir vous proposer quelqu’un.
- Qui ?
- Vous l’avez salué lors de votre passage au café Nhớ Sông. Le jeune serveur, un poète tout à fait génial.
- Je me souviens qu’il s’est présenté à nous.
- Vous acceptez que je lui en parle ?
La docteure Méghane remit sa carte de visite à Bao, la remerciant pour son amabilité. L’oeil observateur de Daniel Bloch vit dans le sac à main de la médecin un appareil qui lui sembla être un magnétophone portable. Impossible de savoir s’il était en marche ou non.
- Une cigarette au balcon, ma chère Bao ?
- Je vous accompagne.
Le soir, plus frais qu’à l’habitude, se débattait contre de violents coups de vent qui éparpillaient les détritus que l’employé municipal balayait fébrilement. La noirceur arrivée, Saïgon devient fantomatique dans sa façon toute personnelle de chouchouter ses rues, de rendre invisible ce qui tarabuste ses habitants. Elle masque son visage, ce qui la rend déroutante, cabalistique parfois.
- Daniel, je dois vous confesser ma peur. Elle s’est implantée en moi et je crains de ne pouvoir bien la contrôler.
- Je comprends ce qui vous tourmente ; la route que vous avez empruntée, sans l’avoir choisie, vous devez la suivre. Vous n’êtes pas seule, sachez-le.
- Vous êtes venu à Saïgon dans une tout autre intention que celle qui s’impose à vous.
- Permettez-moi d’ajouter que ce qui a permis notre première rencontre demeure présent à mon esprit. Nous n’avons eu que peu d’occasions de discuter littérature, votre dada, mais j’ose espérer qu’une fois l’affaire achevée, nous nous reprendrons.
- Merci.
- J’ai une suggestion à vous faire.
- Je suis curieuse.
- Une amie, en fait une connaissance professionnelle, demeure au Cambodge, dans la ville de Kep-sur-Mer. Je l’appelle, demain, afin de voir avec elle si nous pouvons organiser une rencontre. J’aimerais vous inviter à m’accompagner.
Ils se fixèrent droit dans les yeux.
Quand on veut enterrer quelque chose,
quand on veut oublier,
il faut d’abord se taire soi-même
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