jeudi 6 avril 2017

5 (CINQ) (CENT TRENTE ET UN) 31





g1)      les Nains

À son départ du café Con rồng đỏ vers son hôtel, Daniel Bloch avait glissé dans la main de Tùm (le trapu) un billet : "Nous devrons achever notre conversation. D." La soirée se termina à la fin de l’heure du Sanglier (23 heures). Chacun et chacune ne semblaient pas disposés à quitter les lieux. Ça se voyait chez May, espérant sans doute retourner à la maison sur une moto noire. Cela devint à ce point visible que Khuôn Mặt (le visage ravagé) proposa à Dep une courte promenade, question de favoriser la digestion et faciliter une rencontre entre la couturière et le nouveau gardien de sécurité. Elle lui répondit par le sourire qu’elle n’adressait qu’à lui. Il revint vers les deux jeunes filles leur signifiant l’accord de Thần Kinh (le nerveux) pour être du groupe.

Cây (le grêle), toujours sur le coup de l’émotion suite aux paroles de la tenancière du café, la salua puis demanda à Dep les indications pour la rencontre du lendemain. En lui-même, il savait qu’une discussion avec Daniel Bloch devait avoir lieu dans un avenir rapproché. Tout au long du repas, il ne cessa d’examiner ce que l’étranger au sac de cuir, malgré les années, tentait de dissimuler : quelques chiffres tatoués à son poignet gauche. Mais lui, il en connaissait la provenance et leur signification. On ne peut pas être passé par Auschwitz, y avoir survécu, sans conserver quelques scarifications plus ou moins apparentes. À quelques occasions durant le repas, il remarqua l’étranger au sac de cuir tourniller ses mains autour de son poignet. Trop de questions naviguaient dans son esprit pour ne pas souhaiter un rapprochement entre eux.

Tùm (le trapu) demanda la permission de garer sa moto au café; il avait besoin de retourner à la maison à pied. La nuit étoilée, la douceur du soir, ce léger vent qui chatouillait les feuilles des arbres l’invitaient à la marche. À son passage, les chiens ne jappèrent pas, sans doute l’avaient-ils reconnu. Dans sa tête, il faisait rejouer les mots de sa confidence à Daniel Bloch durant l’après-midi. Avait-il commis une erreur? Le doute s’empara de lui. Le billet qu’il reçut l’avait rassuré; cela ne pouvait que le mener plus loin, plus près de lui-même. Tant et tant à dire après avoir tant et tant caché. Devait-il s’ouvrir à sa mère? Lui annoncer qu’il n’allait plus suivre les cours de musique de sa professeure privée mais s’inscrire à la faculté des arts de l’Université de Hanoï… en violon. Il sentait pour une fois que ces intérêts émanaient de lui.

Seule, les employés ayant rangé et nettoyé le café, Madame Quá Khứ, assise au petit salon à l’étage, poussa un soupir de satisfaction. Croire que tout allait continuer à se dérouler aussi bien n’entrait pas encore dans sa tête. Avec cette méfiance qui guida toutes les actions de ses années antérieures, elle se répétait "je serai rassurée qu’une fois le procès terminé et la condamnation tombée". On lui signifierait l’obligation ou non de témoigner, mais le chef de la police semblait être convaincu que ça n’allait pas être nécessaire. Les preuves accablantes parleraient d’elles-mêmes. Mais au Vietnam, on annonce quelque chose pour demain et l’on fait autre chose.


     g2)      les Nains



Le lendemain, la rencontre avec le responsable du Comité populaire indiquerait en détails la liste des activités prévues (dont la venue d’une troupe de théâtre) ainsi que l’horaire. On avait opté pour un week-end étiré, c’est-à-dire devant commencer le vendredi soir en lieu et place du samedi midi, pour s’achever le dimanche par l’annonce de l’édification de la "Maison du Peuple" sur le terrain de l’oncle de Dep. Du même souffle, lancer la consultation quant à l’utilisation des locaux actuels du Comité populaire pour y installer une bibliothèque. Tous les participants à la réunion arrivèrent, s’approchèrent d’une table déjà dressée sur laquelle les fameux beignets de Madame Quá Khứ fumaient, laissant dégager une odeur fort agréable.

Sans que personne ne le dise ouvertement, il semblait que la première parole revenait à Dep qui présenta succinctement le délégué. Cet homme possédait le don de la concision, plutôt rare chez les Vietnamiens. Voici un résumé du résumé qu’il exposa : 
1) les activités se tiendront durant la dernière fin de semaine de ce mois; 
2) le volet sport, organisé par le club sportif du quartier; 
3) les gens seront invités à décorer leur maison comme s’il s’agissait des fêtes du Têt; 
4) un banquet serait prévu quelques heures avant la réunion au cours de laquelle les nouvelles de la Maison et de la bibliothèque seraient annoncées; 
5) sur ce point… il s’arrêta, hésita et s’adressant directement à Dep :
– Dois-je le dire, mademoiselle?
– Certainement, tous doivent être mis au courant.

Le malaise chez le délégué… palpable. Le silence chez les participants… à couper au poignard. On se toisait les uns les autres dans l’attente que cesse ce piétinement. Dep prit les devants :
– Monsieur le délégué m’a avisé avant notre réunion d’un fait que l’on juge, chez les membres du Comité populaire, inusité voire atypique.
– Pour le moins, reprit-t-il. Lorsque nous nous sommes mis à la recherche d’une troupe de théâtre, nous avons consulté la liste officielle émise par le Ministère de la culture. Peu d’entre elles étaient disponibles aux dates que nous avons arrêtées.

Cây (le grêle) demanda :
– Quelle est la nature du problème, si problème il y a ?
– Ce sont des nains, répondit le responsable de l’organisation des activités.


     g3)      les Nains



Tùm (le trapu) ne fait pas partie de ceux que Dep a réunis afin de l’appuyer dans le dossier de la pièce de théâtre. Il ne s’en est pas offusqué mais exclu du nouveau groupe qui gravitait autour de la jeune fille. Aujourd’hui, sa conscience est davantage préoccupée par le lunch avec Daniel Bloch et la poursuite de leur conversation abruptement interrompue la veille. Toute la nuit, il avait tourné, retourné dans son esprit les ajouts à ce qu’il avait déjà déballé. Ne pas revenir sur son malaise face à son corps; non plus sur toutes les plaisanteries dont il fut le sujet lors des années scolaires – si ce n’est le fait, plutôt gênant, d’avoir ressenti du plaisir lorsque ses camarades de classe lui touchaient les seins. De sa mère, oui, cela paraissait prioritaire. On connait le type de relations privilégiées que les mères vietnamiennes entretiennent envers leur fils aîné. Un œil malavisé pourrait y voir des éléments contre nature mais il n’en est rien, bien au contraire. Cet amour n’a rien d’adultérin. Il s’inscrit dans la lignée ancestrale des rapports très intimes entre mère et fils. Ce que l’on ne retrouve pas chez le père et sa fille. De sa mère, de ses cours privés de musique, de son inscription à l’université, il ajouterait… Trẻ (le plus jeune).

Mis à part le délégué du Comité populaire, la nouvelle qu’une troupe de théâtre engagée pour monter le spectacle lors des activités – on préférait ce mot à celui de fêtes qui aurait pu porter à confusion et qui venait spontanément à la bouche de tous – en soit une composée de personnes de petite taille, aucun ne semblait embarrassé. Après tout, du théâtre c’est du théâtre. Dep remercia le responsable qui, ayant achevé de boire sa tasse de thé au jasmin et souhaité bonne chance au groupe, se retira.

– Je dois rencontrer le directeur de la troupe cet après-midi. Si quelqu’un s’avérait disponible pour m’accompagner, j’apprécierais, dit la jeune fille.
– Je peux me libérer.

La surprise d’entendre la réponse venir de la voix de Tùm (le trapu) fit retourner toutes les têtes vers lui.

– Tu n’as qu’à me dire l’heure et j’y serai, agitant les clefs de sa moto entre ses doigts lourds.
– Superbe Tùm (le trapu), dit Dep qui lui précisa l’heure du rendez-vous.



     g4)      les Nains



À son arrivée, Daniel Bloch discutait avec la jeune réceptionniste de l’hôtel. Le concierge, familier avec la routine de l’étranger au sac de cuir, avait installé dans le fond de la terrasse, une table assez grande pour enclore son ordinateur portable et la liasse de livres qu’il traînait constamment avec lui. Deux arbres, un badamier*et un pancovier* assuraient l’ombre nécessaire propice au travail. La jeune fille voyait à ce qu’il ne manque pas de café, lui rappelant gentiment qu’il en buvait trop, que le thé vert serait un meilleur choix. Il lui répondait par un sourire qui arrachait des fous-rire à la gentille réceptionniste.
– Je crois que votre invité vient d’apparaître.

Le pas décidé du musicien le surprit. Daniel Bloch préféra de pas interpréter la motivation de celui qui, hier encore, l’avait habitué à d’autres comportements.

– Je me suis arrêté au café avant de venir, J’y retourne cet après-midi afin de rencontrer, avec Dep, le directeur de la troupe de théâtre des NAINS.
– Des nains?
– Oui, des nains. Le Comité populaire a engagé cette troupe pour monter le spectacle lors des activités de la fin du mois.
– Voilà qui est bien. Si je comprends, tu t’es engagé à participer à l’événement.
– Une pièce de théâtre doit certainement avoir besoin d’un musicien.

On lui servit son traditionnel smoothie mangue- fraise. Il transpirait à grosses gouttes. Le garçon de table claudiquait, ce qui attira l’attention de Tùm (le trapu). Disparu à l’intérieur, celui-ci ajouta :
– Je me suis toujours demandé si un handicap physique fait souffrir davantage qu’un handicap psychologique?
– Crois-tu souffrir de l’un ou l’autre?
– Parfois, des deux.
Le ton était lancé. Daniel Bloch referma l’ordinateur portable ainsi qu’un petit livre dont la graphie apparut étrange au jeune musicien.

– C’est du yiddish.
– Une langue que vous avez enseignée?
– Non. Il s’agit d’une langue germanique issue de l’allemand mais avec un apport de vocabulaire hébreu et slave. Elle a servi de langue vernaculaire – comme le latin dans la liturgie catholique – aux communautés juives d’Europe et cela à partir du Moyen-Âge. On la nomme aussi le judéo-allemand.
– Ce fut celle de vos parents?
– Une langue qui possède de belles expressions dont une te sied à merveille: "hak mir nist kayn tshaynik"qui signifie "arrête de jacasser pour ne rien dire"


Tùm (le trapu) encaissa le coup, notant que sa question demeurait sans réponse. Il se lança :
– Une autre expression, je ne sais pas si elle est vietnamienne ou universelle, dit "que la nuit porte conseil". Dans mon cas, elle se vérifie. Je veux bien poursuivre là où nous en étions hier sans revenir sur ce que vous savez déjà. Trêve de jacasseries. L’idée de cesser mes cours privés de musique et de m’inscrire à la faculté des arts fait son chemin, ne reste maintenant qu’à aviser ma mère ainsi que Madame Nhạc Sĩ. La prochaine session débute à la mi-septembre, cela leur laisse suffisamment de temps pour accepter ma décision. Je crois qu’elles auront toutes les deux le plaisir de m’entendre jouer de la flûte pour une dernière fois, si jamais on requiert ma participation musicale pour la pièce de théâtre.

Il reprit son souffle et une gorgée de smoothie. Daniel Bloch l’invita à continuer.

– L’autre point me semble plus délicat.
– Lequel?
– Annoncer mon intention de subir cette opération, la réattribution sexuelle.
– Tu as une stratégie?
– Voilà toute la question. Je ne sais trop comment m’y prendre.


L’attention de Daniel Bloch se déplaça vers l’entrée de la terrasse.


– Je crois qu’arrive une piste intéressante à suivre.

À suivre
                                                               

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