jeudi 6 avril 2017

5 (CINQ) (CENT TRENTE-DEUX) 32


      h1)       la vie est traîtresse comme le faisan qui se mêle aux paons

La piste s’appelait Trẻ (le plus jeune). Debout sous la pergola à l’entrée de la terrasse, immobile, l’air affamé autant qu’à sa première rencontre avec l’étranger au sac de cuir qui l’invita à s’approcher. Le malaise chez Tùm (le trapu) ne faisait aucun doute.

– Tu as mangé ce matin? demanda Daniel Bloch.
– Pas encore.

Le garçon de table apporta la carte, attendant le choix du plus jeune, droit comme au garde-à-vous. Les feuilles chuintaient dans les arbres au rythme de celles du menu.

– Il me semble que quelque chose vous lie tous les deux.
– Vous avez raison, répondit le musicien. Je vais l’expliquer. C’est simple, vous verrez.

Depuis son départ du quartier, il y de cela maintenant quelques mois, Trẻ (le plus jeune), pour survivre, a fait tous les petits métiers autour du Lac Hoan Kiem: vendeur de babioles, guide pour touristes égarés, balayeur de rue, et on en passe. Rapidement il s’aperçut que cela ne procurait pas l’argent nécessaire pour se loger, se vêtir et se nourrir. Tous les deux jours, croisant Tùm (le trapu) en chemin vers ses cours de flûte, il lui empruntait quelques dongs, certain de ne pouvoir les lui remettre. Toujours il refusait la proposition du musicien de rentrer à la maison, reprendre son boulot au chantier. Pas question d’ajouter à la honte dont il avait éclaboussé sa famille. Refusait aussi de parler de l’événement qui fit disparaître celui qu’il considérait comme son propre frère. Il assumerait sa vie de sans-logis, de sans demeure fixe, d’apatride,

La déveine agrafée à lui devint une poisse dont il croyait impossible de se débarrasser. Un jour sans date, sans rien qui n’annonça quoi que ce soit, Trẻ (le plus jeune) croisa une femme, à l’évidence égarée dans le Vieux Quartier de Hanoï. Il lui proposa de la reconduire à son hôtel. Elle accepta et l’invita à dîner. Cette dame voyageait seule. Originaire de Pologne, elle se débrouillait en anglais mais pour le vietnamien elle devait avoir recours à un traducteur en application sur son portable. Après leur repas dans un restaurant de rue, ils se quittèrent à la porte de son immeuble cinq étoiles. S’il était disponible le lendemain, elle accepterait de défrayer sa journée en échange d’une visite des principaux endroits susceptibles d’intéresser la touriste qu’elle était. Il accepta.

Auprès d’elle, il côtoya de grands restaurants, visita des musées, se promena un peu partout dans Hanoï qu’il apprenait à mieux connaître. Il refusa toutefois de monter la pente menant au lieu où vivaient ses parents. Il prit goût à ce style de vie. À son départ de la capitale du Vietnam, la dame lui remit une coquette somme d’argent. Dans les jours qui suivirent, il croisa Tùm (le trapu) qui le mit au courant des derniers développements dans son ancien secteur. Cette conversation raviva certains souvenirs dont celui-ci : l’oncle de Dep cachait une bonne quantité de dongs à la maison. Un matin, s’étant assuré de ne pas être vu et une fois la jeune fille en route vers le kiosque de ballons, il entra subrepticement chez l’oncle. Surpris, le vieil homme, cherchant à le faire fuir, fut pris d’une syncope. Il s’effondra sur le divan. Le plus jeune fouilla la maison, découvrit la cachette et à l’aide d’un poignard força un tiroir pour s’enfuir avec la forte somme qui s’y trouvait dissimulée. On connaît la suite.



     h2)      la vie est traîtresse comme le faisan qui se mêle aux paons



Trẻ (le plus jeune) devint rapidement un excellent voleur à la tire. Les touristes se croient invulnérables; n’imaginant pas se faire piquer ou escroquer, ils délaissent les mesures élémentaires de sécurité devenant ainsi des proies faciles. Perverti à ce jeu, il devint en peu de temps un habile filou. Tùm (le trapu) ne reconnaissait plus celui qui, depuis tout jeune, depuis toujours, fut un modèle d’honnêteté, de fidélité et de franche naïveté. Il se mit à le craindre sans toutefois être en mesure de cesser de le fréquenter. Son affection ne trouva pas chez lui l’accueil espéré, mais il demeurait habité par une impossibilité quasi physique de s’en éloigner. Le plus jeune bascula. L’argent, facilement gagné, ajouté au fort montant dérobé chez l’oncle de Dep l’entraîna vers les drogues dures. De sorte qu’en très peu de temps – en plus de tout perdre – il mit à ses trousses des revendeurs fort peu recommandables. La seule ressource qui lui restait : le musicien.

Daniel Bloch, fixait son regard sur le toxicomane dévorant sa côtelette de porc. Il interrogea Tùm (le trapu) :
– Est-ce là le seul lien qui vous rattache?

Le garçon de table boiteux renouvela café et smoothie, puis déposa une autre assiette devant le plus jeune qui prit la parole :
– Je ne vous ai croisé qu’une seule fois, monsieur, c’était lors de circonstances tragiques. Difficile pour moi de revenir là-dessus. Tous les jours, cette question me hante: si la vie ne tient qu’à un fil, pourquoi une corde ne peut-elle pas la retenir? Depuis ce dimanche diabolique, je porte continuellement un t-shirt avec un tigre imprimé dans le dos. C’est tout.

Il revint à son assiette. L’étranger au sac de cuir n’allait rien ajouter à une douleur visiblement manifeste. En lui-même, il se dit que la transformation, le changement, cela peut jouer dans les deux sens : de A vers Z et son corollaire.

– Le mal dans lequel je patauge n’atteint que moi. J’ai songé rejoindre mon frère plusieurs fois. La peur de mourir a ralenti mes élans mais si j’étais sûr de le retrouver, j’irais. Sauf que je ne crois plus en rien. Je ne fais plus confiance à personne. Sa disparition a été mon exposition à l’agent orange. Elle m’a défiguré, dénaturé, insensibilisé. Il n’y a que cette poudre blanche qui puisse me permettre de m’évader quelques heures.

Tùm (le trapu) souffrait aux paroles du plus jeune alors que l’étranger au sac de cuir soutenait son regard détérioré. Il relança la même question que le musicien attrapa au passage :
– Ce qui nous lie? Un lien qui ne nous relie pas. J’ai raconté à Trẻ (le plus jeune) tout ce que je vous ai dit. Il ne m’a pas jugé. Ni ri, ni même souri. Il a écouté. Ni parlé, ni posé de questions. Il a écouté. Lui ai raconté à quel point je hais la carcasse que je traîne; la jalousie qui m’habitait à le voir tel un satellite autour du plus âgé; mon horreur pour la flûte; ma différence. Il a écouté. La parole et l’écoute, voilà ce qui nous lie.

Il revint à son smoothie.

– Autre chose également. La dame polonaise.
– Je ne saisis pas tout à fait, dit un Daniel Bloch interloqué.
– Oui. Cette dame aura joué un rôle important dans sa vie. Dans la mienne aussi.
– Peux-tu être un peu plus précis?
– Je les ai croisés tous les deux. On m’a invité à dîner. Lors de ce repas, elle a dit que son mari, chirurgien, devait rentrer de Chine dans quelques semaines. Il était impossible pour elle de l’attendre ici à Hanoï. Elle a demandé à Trẻ (le plus jeune) s’il pouvait le guider tout comme il l’avait fait pour elle. Lorsque le chirurgien polonais arriva, il me fut présenté et accepta de me recevoir en consultation. Je dois à Trẻ (le plus jeune) mes premiers pas dans cette démarche pour changer de sexe.

Son deuxième plat achevé, le jeune toxicomane se leva, quitta la terrasse de l’hôtel en face du Lac de l’Ouest, laissant traîner derrière lui : « Nous nous reverrons. »


     h3)      la vie est traîtresse comme le faisan qui se mêle aux paons



L’avant-midi passait rapidement. Cette rencontre avec le plus jeune n’empêcha pas Daniel Bloch et Tùm (le trapu) de poursuivre leur échange. Combien de fois l’enseignant avait-il répété à ses étudiants qu’on devait absolument achever ce que l’on avait entrepris. Il décodait mieux les relations existant entre les deux jeunes hommes, leur souffrance aussi. Le processus de transformation était vraiment différent : souhaiter se reconstruire pour un; l’autre, se détruire. Le premier cherchait au fond de lui-même qui il était vraiment; le deuxième, corrodait celui qu’il avait été en plongeant dans l’absurde des euphories passagères. Le fragile pont les arrimant au-dessus du fleuve de la vie, reposait sur des bases précaires. Un en démarche, l’autre en panne.

L’étranger au sac de cuir relança la conversation :
– Je suis plutôt curieux d’en apprendre davantage sur cette troupe de théâtre qui, me disais-tu, est composée de personnes de petite taille.
– Je rencontre son directeur cet après-midi en compagnie de Dep.
– Saurais-tu me parler d’elle?

Surpris par la question, le musicien prit un recul sur sa chaise qui sembla se plaindre du poids qu’elle devait supporter.

– Cette fille a apporté le malheur avec elle. Notre groupe de six n’a plus jamais été le même une fois qu’elle s’est installée derrière le kiosque de ballons. Lorsque son oncle y était, nos marches du soir s’avéraient drôles. On se moquait de lui. Il ne nous aimait pas et ça rendait tout le monde sardonique. Comme on s’amusait! Puis, elle se pointa, personne ne sachant d’où elle venait, même pas son prénom. Elle devint le seul sujet de conversation du plus âgé qui, ça devint évident, l’avait dans l’œil.
– Que lui?
– Oh! non. Seul moi ne lui trouvait rien de spécial. Nous avions vécu l’histoire avec Thần Kinh (le nerveux) quelques mois auparavant, alors le sujet des filles c’était tabou. J’étais certain que la présence de Dep n’allait rien y changer. Je me suis amèrement trompé.
– Trompé?
– Cette fille m’est vitement apparue différente des autres. Tous les matins alors que je rendais à mes cours de flûte, je la croisais. Elle me saluait poliment avec son beau sourire. On appréciait la joie qu’elle répandait autour de son kiosque. Même chez les marchands qui tiennent commerce, ce qui n’est pas pu dire puisque la compétition, on n’aime pas beaucoup. Ma mère, vous savez qu’elle distribue les tracts du Comité populaire, collecte beaucoup d’informations durant ses marches. Personne n’avait rien à dire contre Dep sauf qu’elle était une étrangère, qu’elle n’avait pas beaucoup de chance de faire partie de la famille de cet oncle détestable.
– Tu as commencé en disant qu’elle a porté le malheur avec elle.
– Vous êtes au courant des événements autant que moi.
– Oui, mais elle fut la victime, si je ne trompe pas.
– D’accord, mais les calamités qui suivirent, c’est en raison de sa présence.

Le ton revenait exactement au point où Daniel Bloch ne souhaitait pas qu’il s’accroche, c’est-à-dire loin de l’essentiel. Il précisa sa pensée :
– Bon, ça va. Tu ne réponds tout à fait à ma question. Me parler d’elle en lien avec ce que toi tu vis.
– Je ne lui ai jamais parlé directement, que répondu à ses salutations du matin.
– Et si tu en avais l’occasion.
– Une seule chose me viendrait à l’esprit : est-ce difficile d’être une fille?
– Je vois.



     h4)      la vie est traîtresse comme le faisan qui se mêle aux paons



Daniel Bloch devait recevoir en début d’après-midi un représentant d’une agence de voyages afin d’organiser un court séjour vers le nord du Vietnam. Il souhaitait se rendre à Sa Pa, y découvrir ses paysages à couper le souffle, lui avait-t-on dit, ainsi que grimper le mont FanSiPan. Il allait charger Tùm (le trapu) de prévenir les autres de son absence pour quelques jours. Sauf que maintenant, les paroles du musicien ajoutées à celles du plus jeune, maintenaient vive son attention. Il dit :
– Tu veux mon opinion?
– Au sujet de lui ou de moi? répondit Tùm (le trapu).
– Un peu des deux.

La jeune réceptionniste a bien raison de dire que l’étranger au sac de cuir consomme trop de café et qu’il devrait s’en remettre au thé. Après avoir déposé la tasse, elle retourna à son poste hochant la tête de gauche à droite.

– Je n’aime pas, reprit Daniel Bloch, donner des conseils, pontifier sur des sujets qui ne me sont pas familiers. Je préfère écouter les gens, tenter de comprendre sans juger. Chacun possède son vocabulaire personnel. Le sens qu’on attribue aux mots puise au fond de nous-même, dans des régions complexes et intérieures parfaitement inconnues des autres. La linguistique porte sur les langues, oui, mais d’abord sur le langage. Ce besoin humain de communiquer, de dire, de demander, de s’interroger.

Il prit une courte pause, vida sa tasse de café.

– Ce que j’ai entendu de toi, autant hier que cet avant-midi, me mène à davantage de questions qu’autre chose. La première, et tu n’as pas besoin d’y répondre maintenant: crois-tu qu’une intervention chirurgicale qui modifiera ton apparence extérieure, te faisant passer de jeune homme à jeune femme, puisse répondre à l’essentiel de la question : " pourquoi ne suis-je pas bien dans ma peau?  " Tu y réponds sommairement en disant que tu hais cette carcasse. C’est un début. L’autre : " la modifier de fond en comble te mènera-t-il à mieux t’accepter? "
Tùm (le trapu) écoutait attentivement l’étranger au sac de cuir qui vérifiait si sa tasse de café était réellement vide.

– Il y a dans ta décision beaucoup d’inconnues… des inconnues féminines. Tu souhaites savoir si « être fille » est difficile : parles-en à Dep. La chirurgie sera également féminine, tout comme ton regard sur le plus jeune est féminin. Il t’a bien fait comprendre que le type d’affection que tu lui portes n’est pas réciproque. Cela doit faire partie de ta réflexion. Il n’est pas dit qu’une fois devenu « fille » la situation puisse être différente. Le changement, c’est plus profond. C’est un processus qui exige du temps, une démarche qui invite à explorer d’autres paradigmes. Tùm (le trapu), tu es un garçon qui aime les garçons. Accepte cela et continue ton introspection.
– Je…
– Tu dois maintenant rejoindre Dep.

Le musicien se leva, faillit s’accrocher au cabaret que le garçon de table boiteux tenait à la main afin de desservir. Leurs regards se croisèrent.



À suivre

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