jeudi 16 mars 2023

MARCHER À L'OMBRE DES FANTÔMES - 14 -

 


MARCHER

À L’OMBRE

DES FANTÔMES

 

cinquième marche

 

P   H   U   O   C

 

    Hier, lors de notre café hebdomadaire, Phước me surprit. Je venais de lui annoncer avoir reçu un courriel de Fanny qui contenait la partie ( DEUX ) de la lettre du Dalaï-lama.

- Voilà, vous êtes maintenant au courant des grandes lignes du voyage qu’a entrepris ma cliente, en juillet dernier. Son arrivée en Chine, le séjour qu’elle y consacra avant d’arriver sur la rue Đồng Khởi et notre première rencontre, en septembre. Ce que je sais sur les deux mois passés auprès de celui qu’elle appelle “ l’amant chinois “ se résume à fort peu de choses, en quelques mots à peine, alors que, une fois qu’elle me présente à son amie vietnamienne, Tình, mon rôle prend forme. 

- Je comprends à travers tes mots que déjà avant que ne partiez sur la route, tu as été mis en contact avec celle qu’elle nomme “ sa soeur “.

- Tout à fait.

- Est-ce que tu es toujours en lien avec elle ?

- Fanny, vous le savez bien, est une inconditionnelle du courrier électronique alors que son amie vietnamienne y est rébarbative. Lorsque l’une ou l’autre cherche à entrer en relation de manière rapide, c’est par mon intermédiaire.

- Tu es donc témoin de leurs échanges.

- Ma cliente m’a informé que les courriers entre le Laos et la Chine, elle s’en charge personnellement, mais pour ce qui est de Tình, je deviens le commissionnaire.

- Peux-tu me parler de cette amie vietnamienne dont j’ai découvert l’importance à la suite de la deuxième partie de la lettre.

Comme à son habitude, mon photographe-philosophe se gratta le menton. Cela annonçait quelque chose d’important à venir. Je lui laissai le temps de mettre en ordre ce qui pouvait m’être pertinent.

- Tình vit seule dans un appartement du District 8 que je peux qualifier non pas de luxueux, mais tout à fait confortable. C’est une femme âgée qui présente une rapidité d’esprit hors de l’ordinaire. La bonté ressort dans ses gestes et ses paroles. Transparaît toutefois comme une certaine tristesse dans son regard qui vous atteint directement au coeur. Elle m’a confirmé ce que Fanny m’avait instruit à son sujet. Je ne reviens pas sur les détails que vous connaissez déjà, ajoutant seulement que depuis son retour au Vietnam en 1986, elle a renoué contact avec le peu de parents toujours vivants ainsi qu’une amie de longue date, son nom est Bao. Vous savez que cette personne existe puisque Fanny en a soit parlé lors d’une de vos rencontres ou encore par les documents qu’elle vous a laissés. Les deux femmes vietnamiennes se sont connues avant que sa famille ne quitte le Vietnam en 1954. Ça me fait tout drôle de parler d’époques si éloignées de moi.

- Peux-tu m’en dire un peu plus sur cette Bao ?

- Attendez-vous à être surpris. Il s’agit de la femme qui vit avec monsieur Daniel Bloch, le premier mari de Fanny.

- Tu as raison, cette information me sidère. Étais-tu présent lors de leurs retrouvailles ?

- À moins que ma cliente m’ait caché des entretiens privés, je l’ai toujours accompagnée à chacun de ses rendez-vous. Nous étions à la deuxième semaine, donc tout au début de notre projet.

- Encore ?

Phước s’enfonça au creux de sa chaise, s’accorda un long moment de réflexion comme si son esprit départageait ce qui lui était permis de dire de ce qu’il devait tenir secret, du moins pour le moment. Narrateur s’est habitué à voir se préciser, autant de la part de Fanny que celle du photographe-philosophe, certains éléments qui occuperaient une part importante dans l’histoire. Mais là, j’avoue que la nouvelle me secoua.

- Que diriez-vous de la rencontrer ? Cela m’éviterait d’errer dans la chronologie des événements, leur relation remonte à si loin dans le temps. Une chose est certaine, le contenu de nos prochains mois de voyage a été modifié.

- Cela serait pertinent, mais avant de l’inviter à me rencontrer, es-tu en mesure de me tracer un tableau de ce qu’à première vue j’appellerai une drôle de coïncidence ?

- Je ferai une démarche auprès d’elle, l’invitant à vous voir, disons... la semaine prochaine. Mais d’ici là, je vous trace un portrait de ce dîner entre nous cinq, je veux dire par là Fanny, Tình, Bao, Daniel Bloch et moi. Nous sommes réunis au restaurant de l’hôtel Continental, là  ma cliente nous avait conviés. La veille je m’étais rendu à l’appartement de son amie vietnamienne afin de préciser les modalités de la rencontre. C’est à ce moment-là que Tình m’annonce que Bao sera accompagnée par l’homme avec qui elle partage ses jours depuis quelques mois déjà et qui, dans les faits se trouve à être l’ex-mari de ma cliente. Vous comprendrez que je ne savais trop si je devais prévenir Fanny, mais Tình m’a conseillé de n’en rien faire, laissant au hasard le soin de placer les choses.

- La surprise fut totale ?

- Il en faut beaucoup pour déstabiliser Fanny.

- Je n’en doute pas le moins du monde.

- La surprise passée et comme ma cliente tourne rarement autour du pot, la discussion porta immédiatement sur le projet du Dalaï-lama. Tout était ouvert et on ne passait pas par quatre chemins, alors que chacun y allait dans ce que je peux appeler l’échange d’informations que chacun possède. J’ai été plutôt étonné d’apprendre que Tình en avait beaucoup discuté avec le couple que forme Bao et Daniel Bloch. Dans ses grandes lignes, ces deux personnes très proches l’une de l’autre abordèrent le récit d’une histoire bizarre à laquelle la compagnie internationale pour laquelle travaillait le père de Tình a été mêlée, avant de creuser plus en profondeur l’affaire du Dalaï-lama.

- D’aucun ne t’a semblé embarrassé par ta présence ?

- Absolument pas.

Je reçois ses paroles qui multiplièrent les effets de mon saisissement. Le destin ou le hasard, je ne sais trop, remettait en première ligne de vieilles relations vécues en terre européenne puis américaine. Comme à l’habitude, un Vietnamien sait parfaitement bien composer avec les aléas de la vie. J’avoue toutefois que ma curiosité passait de l’histoire unissant Tình et Fanny à celle qui réunissait maintenant Bao et Daniel Bloch. Mon travail, déjà sous le choc de la deuxième partie de la lettre du Dalaï-lama, se voyait catapulter dans une autre histoire, plus intime celle-là, à savoir le rapprochement entre deux anciens êtres liés autrefois par le mariage.

- Alors, ce dîner ?

- Le maître d’hôtel, habitué aux caprices de sa cliente un peu inhabituelle, avait fait monter une table dans un salon fermé situé tout à côté de la grande salle à manger, une pièce toute édifiée de bois rare et dont les murs offrent aux yeux des convives de magnifiques peintures datant de l’époque de la colonisation française. Le photographe en moi y voyait un décor extraordinaire pour tirer des photos uniques. Je me suis même permis de demander à Fanny si elle me permettait d’immortaliser les premiers moments de la réunification de personnes ayant entre elles un lien particulier. Elle accepte avec un sourire qui ne lui est pas familier.

- Tu as conservé ce portrait ?

- Je vous le présente puisque ma cliente ne m’a pas interdit de le montrer.

Il pianota sur son laptop, puis me le passa. J’y ai découvert les visages d’un groupe de personnes qui semblaient prendre plaisir à la séance de photo. Cela me permet maintenant de mettre une figure sur les noms. Il se détache du cliché une ambiance que je peux qualifier d’ancienne camaraderie. Tout comme moi, d’aucuns doivent sans doute se dire que retrouver de vieilles connaissances avec lesquelles on a eu des attaches importantes doit inévitablement ressasser des souvenirs qui sont tout saufs neutres.

( Je profite de ce petit détail pour souligner un fait que sans aucun doute le lecteur ou la lectrice remarque depuis le début du récit, à savoir que je décris très peu physiquement chacun des personnages. Aucune raison particulière m’y incite sauf que cela m’apparaît tout à fait secondaire. Je vous laisse, à titre de Narrateur, le soin de s’en faire une représentation personnelle. Après tout, je ne suis pas photographe. )

Deux soeurs se tiennent la main alors que le couple semble ne faire qu’une seule et même personne. Les regards sont portés vers la lentille du photographe dans une gestuelle qui semble fixée dans l’espace.

Je remets le laptop à Phước qui poursuit le récit de ce dîner.

- En aucun moment il n’a été question de civilités autres que les salutations, aucun retour sur des événements antérieurs et, à l’évidence, ce quatuor s’était formé afin de plancher sur quelque chose de précis n’ayant absolument rien à voir avec leurs antécédents. Combien de fois Fanny m’a-t-elle répété que le passé ne peut renaître, que ce qui est clos le demeure ! Je ne suis pas habile à décoder les pensées secrètes habitant des occidentaux, de sorte que je me suis strictement attardé à les écouter, chacun prenant la parole à tour de rôle et sans jamais s’interrompre. C’est ma cliente qui, si je peux utiliser cette expression n’ayant que peu de sens pour moi, mit la table. Je craignais que le repas ne se déroule qu’en français, ce qui m’aurait immédiatement exclu de toute participation aux discussions. Ils ont eu la gentillesse de parler en anglais, même si à l’occasion cela dépassait les limites linguistiques de Bao. Il fallait mettre au courant cette dernière ainsi que son compagnon de la teneur de la lettre du Dalaï-lama - les trois autres convives, nous en étions déjà informés - ce qui m’a permis de lui donner de la perspective et orienter l’itinéraire que je devais établir pour ma cliente. Je signale que ce dîner s’est tenu quelques jours avant que nous partions pour Ca Mau, à l’extrême sud du Vietnam.

- Je peux te sembler vouloir accélérer les choses, mais es-tu en mesure de dire que ce repas a été utile voire indispensable pour la poursuite de l’aventure ?

- Je parle pour moi ; je saisissais mieux les pourtours de mon rôle. Au début de notre rencontre j’annonçais que vous alliez être surpris, j’en rajoute une autre couche. Tình vit à Saïgon, soutenue par une rente que lui verse la compagnie pour laquelle son père a travaillé à New York. Au décès de celui-ci et par la suite celui de sa mère qui a toujours refusé de venir s’établir avec elle au Vietnam, l’IIC (International Investigation Company) lui fait virer les fonds. J’ai été abasourdi d’apprendre que le couple Bao / Daniel Bloch connaissait l’existence de cette multinationale. Lorsque ma cliente annonce que le Dalaï-lama est encore soutenu financièrement par cette compagnie, Tình a précisé qu’il existe un contentieux entre la Chine et l’IIC, de sorte que ce groupe fournit au saint homme une protection rapprochée. Les intérêts des deux entités sont diamétralement opposés et il ne serait pas surprenant, toujours selon elle, que la disparition du chef spirituel tibétain ne pourrait que favoriser leurs efforts pour définitivement annihiler son influence. C’est à ce moment que Daniel Bloch précise que cette société possède deux quartiers généraux, le premier à Berlin, en Allemagne et le second à Tokyo, au Japon. Ce que je peux comprendre de tout ce qui se dit autour de la table, c’est que la lutte entre eux dépend d’une certaine manière de la santé physique et spirituelle du Dalaï-lama, si je peux m’exprimer ainsi.

- Sans t’interrompre dans la présentation du compte-rendu de cette rencontre, il me semble que dès 1969, le chef spirituel du Tibet a entrepris une réforme en profondeur du rôle du dalaï-lama lui conservant strictement des responsabilités d’ordre religieux. En a-t-il été question ?

Je remarquai que souhaitant voir approfondir un aspect plus spécifique de la question qui s’est débattue devant lui, je le perdais. Il me fallait donc en rester qu’à la relation des faits.

- Il me semble que non, mais je suis un amateur dans ce type de discussions, alors j’ai choisi de m’en tenir seulement à ce qui allait être ma responsabilité de guide et de traducteur.

- Je comprends et te laisse poursuivre.

- Sans aucune surprise, le dîner a débuté à 18 heures et s’est terminé à 20 heures. Fanny, je l’ai observé à de multiples reprises, réussit à compresser tout ce qu’elle entreprend dans des limites scrupuleusement précises. C’est vous qui me le faisiez remarquer, toujours au milieu de nombres pairs. Comme la signification des nombres ne m’apparaît pas pertinente, je ne cherche pas à comprendre ce que je qualifierais de manie. Mais je reviens au salon transformé pour l’occasion en pièce privée. Tous les quatre se lançaient, chacun à leur tour, des renseignements sur ceci, sur cela, tentant de recoudre les morceaux pour mieux en arriver à un ouvrage cohérent. Mon rôle ne se voyait nullement modifié, il demeurait toujours dans le cadre fixé par ma cliente : marcher le Vietnam du sud au nord. Un moment j’ai pensé que Tình aurait pu se joindre à nous ; sans décliner une invitation plus ou moins explicite, un pacte m’a semblé être conclu entre les deux soeurs que ni l’une ni l’autre n’a cherché à préciser, du moins à ce moment-là. Lorsque Bao a annoncé qu’elle et son compagnon prévoyaient se rendre au Laos, cela a attiré mon attention. Était-ce pour prendre contact avec l’ancien patron de Fanny ? Rien n’a éclairé ma lanterne et j’en ai conclu qu’il ne s’agissait que d’un voyage privé. Toutefois, un rendez-vous a été fixé entre eux, il se tiendrait à Hanoi. Je devais donc tenir compte de cet engagement.

- Et comment s’est achevé votre dîner ?

- Sur une promesse de se revoir à la fin du voyage, en avril.

- Tous les cinq ?

- Non, quatre, le couple Bao / Daniel Bloch serait toujours à Hanoi. Permettez-moi d’ajouter un détail qui ne m’est pas passé inaperçu. Fanny, saluant ses invités, a demandé à Tình de confirmer cette requête : “ Ma soeur sera toujours ouverte à répondre positivement à toute sollicitation de ma part ? “ L’autre l’a rassurée.

- Est-ce que tu as pu lire entre les lignes ?

- Pas au moment même.

- Maintenant ?

- Oui, mais il est encore trop tôt pour en parler. Ma cliente vous a, je crois, incité à la patience. Je suis sa trace.

- Il me semble qu’on oublie mon rôle dans cette affaire.

Phước n’ajouta aucun commentaire à ma dernière réplique. Cet entretien a fait évoluer sensiblement mon travail d’écriture. De nouveaux personnages s’ajoutaient, soulevant de nébuleuses questions. Avant de le quitter et me rassurer que la semaine suivante la nounou de Marie me serait présentée, je lui fais remarquer qu’il me semble préoccupé par je ne sais trop quoi.

- Lorsque j’accepte de piloter Fanny sur les routes du Vietnam, il ne m’est jamais venu à l’esprit l’idée que j’entrais dans une histoire aussi impénétrable. Mon premier voyage a été une réponse à mon rêve de parcourir des chemins avec pour objectif d’éclaircir toute une série de questions, autant sur qui je suis que sur une volonté de me voir réagir devant le changement. Lorsque Fanny me pousse dans mes plus intimes retranchements, me bouscule en réinterprétant ma façon de voir les gens, les paysages et les plus insignifiantes choses qui peuvent surgir alors que l’on quitte la facilité d’une vie routinière, je ne me doutais pas que dans tout projet de vie, s’y décèle une variété impressionnante d’interrogations. J’étais parti, seul, avec en tête l’intention de me secouer et  vérifier si l’endroit  involontairement j’ai atterri sur terre soit celui qui puisse me permettre de m’accomplir comme être humain. C’est vraiment un choc qu’elle m’administra en disant :  Tant et aussi longtemps que tu n’as pas regardé en face tes fantômes, ceux qui font de l’ombre autour de toi, changeant de position à leur gré, tu ne réussiras pas à savoir qui tu es exactement, l’endroit qui te permette de te réaliser ou de renaître.

- Tu y es arrivé ?

- Même après plus d’un an de marche, je ne peux pas encore dire que je suis arrivé à atteindre ce but.

- Que te reste-il à faire ?

- Continuer de marcher. Souvent je fais du sur-place, mais depuis Fanny, j’ai conscience que c’est une composante de la marche. Elle m’a démontré, mieux que dans les livres ou les enseignements universitaires, que la marche fait partie d’un processus de transformation, le résultat de plusieurs actions et réactions. Toutes nous mènent au changement. Pour cela, il faut absolument affronter ses fantômes. Je ne comprends pas qu’on puisse les craindre, ils sont partie intégrante de nous, des rappels que certains mouvements n’ont pas été complétés et attendent que nous sortions de l’ombre.

- Et tu les as découverts ces fantômes ?

- Tu es mis en relation avec un, qu’un autre apparaît. Ils se présentent ou peuvent se présenter sous diverses formes. Rien à voir avec les apparences qu’on décrit souvent. Pas du tout ces formes spectrales qui s’acharnent à vous faire peur. La peur elle-même est un fantôme. Vous connaissez les poupées gigognes, on dévisse la première, une deuxième se présente. Ainsi de suite. Cette image peut assez bien décrire le phénomène des fantômes. L’intérêt avec cette métaphore c’est que plus on soulève plus tout rapetisse et à la fin, vous avez entre les doigts une minuscule figurine semblable à la plus importante, à la différence qu’elle tient entre deux doigts alors qu’à l’origine vous la teniez dans votre main.

- Est-ce que Fanny t’a parlé des siens, ses fantômes ?

- Chez elle, c’est davantage la transformation qui l’intéresse.

- Transformer ses fantômes ?

- Pas du tout. Je ne me souviens plus exactement dans quel village nous nous étions arrêtés, mais ce soir-là, sans que le sujet s’invite, elle m’a surpris en disant :

 Une vieille personne comme moi qui a cherché toute sa vie à éloigner l’évidence des fantômes, les a chassés s’imaginant que se faisant ils disparaîtront définitivement, lorsqu’elle réalise l’évidence, une profonde tristesse l’habite ; elle se demande jusqu’à quel point, tentant de s’en débarrasser, elle n’aura finalement réussi qu’à éclabousser les autres.

L’exemple qu’elle a utilisé pour asseoir son argument, au début je l’ai trouvé, disons... sommaire. Mais, y réfléchissant par la suite, j’en suis arrivé à une tout autre analyse. Elle m’a demandé d’imaginer un individu déambulant sur la route, un jour de pluie. Des flaques d’eau autour de lui l’obligent à prendre garde aux endroits  il met les pieds. Concentré sur cette entreprise, n’entendant pas venir derrière lui une voiture qui circule sur la même route, celle-ci l’asperge de la tête aux pieds. Sa première réaction en est une de fureur et de violence contre un chauffeur qui, concentré sur sa conduite, ignorant sans doute sa malfaisance, continue comme si de rien n’était. L’individu trempé peut crier sa hargne, hurler sa colère, mais le fait demeure qu’il est mouillé et doit continuer son chemin. En quelques courtes secondes, il a été transformé, oubliant qu’avant l’arrivée de cette voiture, déjà il déambulait sous la pluie. Les autres ne sont pas nécessairement blâmables de ce qui nous arrive, mais nous cherchons souvent à les rendre responsables de nos malheurs. Ce qui nous tombe dessus, comme la pluie ou le fait d’avoir été giclé par un chauffard font partie de notre propre situation et nous seuls pouvons s’attarder à y apporter une solution. Dans ce cas d'espèce, l'individu voulant éviter d'être trempé, prenant les mesures pour que cela ne se produise pas, se retrouve trempé, malgré tout.

- Qu’en as-tu déduit ?

- Nous ne sommes pas maître de la pluie, nous avançons sur le chemin et des accidents peuvent survenir, alors nous seuls devons en déduire un enseignement. On a beau vouloir éviter une situation dont le résultat nous serait néfaste que ce même résultat découle de l'évitement d'une autre personne à une situation semblable.

- Est-ce que dans la vie t’a souvent arrosé ?

- Beaucoup plus souvent que je l’avais cru.

Nous nous sommes laissés sur ces mots, fixant le rendez-vous avec Tình pour la semaine prochaine.

 

  * -   le dixième texte    - *

 

    Quels furent les principaux événements qui secouèrent le monde entre janvier et la date de mon départ pour la Chine, le 3 juillet 2005 ?

À mon point de vue, m’étant toujours tenue informée sur la question de l’environnement, il s’agit de l’entrée en vigueur du Protocole de Kyoto élaboré en 1997 et visant à réduire les gaz à effet de serre de plus de 5 % d'ici 2012, toujours sans l'adhésion des USA qui occupent pourtant la première place en terme d'émission de CO². J’y voyais une lueur d’espoir pour notre planète de plus en plus mal en point.

En février le franc français n’a plus de valeur financière ; en avril, le Pape polonais Jean-Paul II décède après 26 ans de pontificat, alors que celui de son prédécesseur Jean-Paul 1er n'a duré que 33 jours ; quelques jours après décède le prince Rainier III de Monaco (né le 31 mai 1923), c'est son fils Albert II qui devient prince souverain ; le 19 avril, le cardinal allemand Ratzinger est élu pape sous le nom de Benoît XVI ; en mai, on assiste au massacre d'Andijan, en Ouzbéquistan, qui fait de 200 à 1500 morts selon les sources ; à la fin du même mois, les Français disent “ Non ” par référendum à la Constitution européenne ; lors d'un G8 exceptionnel tenu au Royaume-Uni le samedi 11 juin 2005, les ministres des finances du groupe des huit décident d'annuler la dette publique de 18 pays dont 14 pays d'Afrique, pour un montant de 40 milliards de dollars ; le 26 juin, Mahmoud Ahmadinejad est élu président de l'Iran.

Le dimanche 3 juillet 2005 demeurera une date soulignée au stylo rouge dans mon agenda. L’avion que je dois prendre à l’aéroport international John.F.-Kennedy dans l’arrondissement Queens de New York décollera très tôt le matin, fera escale à Paris avant de poursuivre sa route vers Pékin. Deux étapes, la première durera sept heures suivi d’un transit à l’aéroport de Orly d’environ cinq heures, puis je dois m’armer de patience car j’en aurai pour plus de dix heures sur les ailes de la China Airlines afin de traverser 8238km et 7 fuseaux horaires.

La veille de mon départ, j’avais proposé à Marie de ne rien organiser pour souligner mon soixante-dixième anniversaire, prétextant un certain cafard. Je souhaitais passer la journée seule afin de bien l’encaisser ; je le lui fis remarquer, que cela me donnait un coup de vieux. Ce dimanche de juillet devait en être un comme tous les autres, mais j’acceptai de recevoir les voeux de mes petits-enfants ainsi que ceux de Choïdzin, qui, dans sa gentillesse, me rappela ce que le Dalaï-lama dit au sujet de la vieillesse. Son message signé par tous les membres de sa famille reprenait une partie de l’enseignement de celui qui, tout comme moi, devenait septuagénaire :

À la question de la vieillesse, le Dalaï-lama a tout de suite rattaché la manière de mener sa vie. Car c’est elle qui déterminera en fin de compte notre manière d’appréhender les dernières années de notre vie. A-t-on vécu une vie pleine de sens et tournée vers les autres ? Vieillir sera facile, et nul regret ne viendra entacher le souvenir d’une vie bien remplie et utile. Au contraire, a-t-on vécu en étant tourné vers les choses matérielles ? Vieillir sera un fardeau, les difficultés physiques et mentales venant petit à petit nous arracher ce à quoi nous tenions tellement, ce à quoi nous tenions trop. On pourrait bien sûr entendre ici un écho stoïcien ou platonicien, dont le détachement à l’égard des biens matériels est au centre de la philosophie. 

 

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    Ayant un bon moment d’attente à Orly, un instant j’ai songé prendre le RER qui m’aurait mené au centre de Paris, à la gare Châtelet-Les-Halles, m’y promener une heure ou deux puis revenir à l'aéroport après avoir marché en direction du petit hôtel tout à côté du Palais Royal, là  j’ai vécu quelques années avec mon ex-mari et, sans me le dire ouvertement, confronté mon sentiment en lien avec l’avortement qui fut sans doute un des moments parmi les plus marquants de ma vie. J’ai préféré m’installer au café la Brioche dorée, au coeur de l’aéroport, - à cette époque on pouvait encore fumer - écrire une lettre pour ma soeur Tình et envoyer trois courriels ; le premier au Dalaï-lama allait dans ce sens :

 Votre Sainteté, je profite de mon escale à Paris en attente du vol qui me mènera à Pékin, pour Vous présenter mes meilleurs voeux d’anniversaire. Que Bouddha continue de Vous protéger, Vous accordant la meilleure santé possible. Sachez que je suis dans les meilleures dispositions physiques et mentales pour entreprendre le vaste projet que Vous m’avez confié. Je ne compte plus maintenant communiquer avec Vous par un autre canal que celui indiqué dans votre lettre. Fanny “

Le deuxième annoncerait mon arrivée à Pékin à l’homme qui avait accepté de me recevoir à Turpan qu’en ouïghour on nomme Tourfan. Il allait ainsi :

Je suis à Paris. Le vol vers la Chine doit décoller dans quelques heures. J’ai réservé une chambre au même hôtel dans lequel nous avons séjourné dans les  années ‘80. L’avion qui me mènera vers toi est prévu pour le 5 juillet ; je te laisse les coordonnés du vol et si tu juges plus sécuritaire pour nous de me rendre directement à l’adresse que tu me laisseras, je ne t’attendrai pas à l’aéroport. À très bientôt. Fanny. “

Le dernier était pour Léa :

Ce matin ta grand-mère a pris un vol en direction de l’Europe pour ensuite continuer sa route vers l’Asie. Je ne veux pas que toi et les autres membres de ta famille soyez inquiets. Il ne faudra pas chercher ni à comprendre mon silence entourant ce projet ni tenter de communiquer avec moi. Certaines décisions dans la vie se font non pas sur un coup de tête ou par caprice, mais souvent parce que les événements nous y poussent. C’est le cas pour ce périple qui risque de s’étendre sur quelques mois. Toi et moi pourrons correspondre par courriels. Ne sois pas triste, ne sois pas inquiète car je ne suis ni triste ni inquiète. Fanny. “

La courte lettre pour Tình lui mentionnait qu’il m’était difficile pour le moment de lui indiquer la date exacte de mon arrivée au Vietnam, mais que j’y serai quelque part vers la fin du mois d’août et que je voyagerais d’ici là en Chine.

Ce ne sera qu’une fois installée à l’hôtel Park Plaza Beijing Wangfujing - les formalités douanières ne m’occasionnèrent aucun problème, le passeport diplomatique étant parfaitement en règle, j’eus même droit à un transport privé vers mon lieu de résidence - que j’ai pu lire les réponses à mes deux courriels. Le premier, celle du Dalaï-lama, allait ainsi :

Je vous retourne les voeux que vous avez si aimablement pris le temps de me faire parvenir. Je vous bénis et souhaite que ce long voyage vous garde en santé autant physique que spirituelle. Dalaï-lama.

Le courrier de l’amant chinois était aussi bref que peut l’être un message écrit de la main d’un diplomate :

 Nous serons à l’accueil des passagers. Giuji. 

 

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PÉKIN / BEIJING

Après plus de trente heures entre mon départ de New York, le transit à Paris et mon arrivée à Pékin, je ressentais une extrême fatigue. L’hôtel est situé à 10 minutes en voiture de la place Tian'anmen et de la Cité Interdite, à environ 900 mètres de l'hôpital Peking Union Medical College. 

Il faisait gris en ce mardi matin et je ne comptais pas faire de tourisme. Il me sembla que rien n’avait beaucoup changé depuis mon dernier séjour. Je décidai, pour mieux contrer le décalage horaire, de me mettre immédiatement à l’heure asiatique. Une longue séance de qi gong me permit de bien reprendre mes esprits.

Comme il est coutumier de le faire ici, la réception de l’hôtel réquisitionna mon passeport qui me sera remis lors de mon départ, en soirée. Je ne désirais aucunement perdre de temps et c’est la raison pour laquelle j’avais, directement de Paris, réservé une place sur le vol de nuit qui allait me déposer à Turpan. Toutefois, et un peu pour confronter ma mémoire à l’hypothèse voulant que les événements de la place Tian'anmen pouvaient avoir un lien avec le Falun Gong - direct ou indirect, difficile à savoir - j’ai décidé de m’y rendre.

Tout me semblait avoir disparu de ces moments qui secouèrent la capitale chinoise. Rien, absolument rien ne transparaît de ces manifestations qui se déroulèrent en 1976 puis entre le 15 avril et le 4 juin 1989. L’immense affiche de Mao Zédong trône toujours devant ce qui est convenu d’appeler “ la porte de la Paix céleste".

En avril 1976, alors que Mao est toujours au pouvoir, survient ce que l’on a appelé le “ mouvement du 5 avril “. La place fut envahie de Pékinois venus en mémoire du Premier ministre Zhou Enlai, disparu en janvier de la même année. Les manifestants réclament aussi la fin de la dictature. La manifestation est réprimée par les milices ouvrières diligentées par la “ bande des quatre “.

Par la suite, des manifestations se déroulent entre le 15 avril et le 4 juin 1989 sur la même place. Elles se concluent par une vague de répression, parfois englobée sous l'expression de massacre de la place Tian'anmen. Cet événement politique, le plus important de l'après-révolution culturelle, prit la forme d’un mouvement d'étudiants, d'intellectuels et d'ouvriers chinois qui dénoncent la corruption et demandent des réformes politiques et démocratiques. La contestation s'étend à la plupart des grandes villes, comme Shangai et aboutit à Pékin. Une série de grandes manifestations et de grèves de la faim sont organisées sur la place Tian'anmen. Après plusieurs tentatives de négociation, le gouvernement chinois instaura la loi martiale le 20 mai 1989  et fit intervenir l'armée le 4 juin.

Me promenant sur cette place, bizarrement, j’éprouve la même atmosphère que celle régnant dans le ghetto de Varsovie lorsque j’avais à peine 5 ans. Je suis remplie d’une profonde émotion qui me rappelle à quel point l’homme peut être son pire ennemi. La pensée univoque semble être le diktat de plusieurs dirigeants de quelque obédience soient-ils !  

La présence de soldats armés me fit craindre pour ma sécurité alors qu’habituellement ils doivent être là pour la protéger. Je suis rentrée à l’hôtel et me mis en attente du taxi devant me reconduire à l’aéroport.

 

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BEIJING / TURPAN

Le vol, avec escale de plus de deux heures à Langzhou, Zhongchuan, allait durer plus de 10 heures. J’avoue très honnêtement qu’une fois arrivée j’étais complètement épuisée, de sorte que mon premier contact avec l’amant chinois accompagné de sa soeur, une femme qui resplendissait de froideur et d’indifférence, aura été pour le moins insensible.

Je reconnais à peine l’homme qui fit de moi une mère, l’être humain avec qui j’ai entretenu des relations amoureuses, une complicité de tous les instants et manifesté une admiration autant pour son charisme que sa facilité à faire tomber les barrières du doute et de l’inquiétude.

- Je te présente ma soeur, Wen. La traduction française de ce prénom, c’est “ nuage “.

- Vous devez être à bout de souffle après avoir traversé la moitié de la planète, dit-elle, se tenant à distance et sans me donner la main.

- Je constate que la politesse chinoise nous invite au vouvoiement.

- Wen est parfaitement au courant de notre vie américaine, mais comme elle n’a jamais quitté Turpan, elle s’en tient à ce que tu appelles la politesse chinoise. Ne restons pas ici, je te conduis vers ma voiture qui nous mènera chez nous.

Je vais donc avoir à partager mon temps ici avec cette femme qui me semble beaucoup moins âgée que l’amant chinois et dont la voix sèche, granuleuse et toute en lenteur s’assimile étrangement au décor ambiant.

L’amant chinois a conservé la prestance qui fait de lui un homme dont on ne peut dire autre chose qu’il s’en dégage le sentiment d’assurance et d’une solide retenue.

Nous montons dans la voiture qu’il a stationnée sur un immense terrain pour tout de suite me plonger en plein désert. Cette ville que j’allais découvrir, sise dans une oasis reconnue pour sa production importante de raisins, ainsi que la vue de quelques chameaux sur la route menant vers un quartier duquel je peux admirer les montagnes Flaming, son sable rose puis les ruines de Jiaoche, a tout lieu de me dépayser complètement. Rien à voir avec New York, Paris et Pékin.

Cette cité creusée dans la terre fut une importante cité commerciale sur la branche nord de la Route de la soie ; elle allait devenir mon lieu de résidence au cours des deux prochains mois. Je devais m’y faire.

Nous arrivons au village de Madja, là  demeurent l’amant chinois et son antipathique soeur Wen.

 

  * -   la fin du dixième texte    - *




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