samedi 25 février 2023

MARCHER À L'OMBRE DES FANTÔMES - 6 -

 




MARCHER

À L’OMBRE

DES FANTÔMES

 

deuxième marche

 

N  A  R  R  A  T  E  U  R

 

    Au retour de mes rencontres que ce soit avec Fanny ou son compagnon de voyage, je me retrouve dans un état second. La seule façon qui puisse me permettre de retomber sur mes pieds et d’être en mesure d’établir une synthèse sur ce que j’ai appris, c’est me m’installer sur Internet, You Tube pour être plus précis, et écouter du jazz.

Cette musique m’inspire et me relaxe. Sans être un spécialiste en musique et encore moins musicien moi-même, je trouve dans ces notes comme une sorte d’apaisement. Elle permet de remettre en place  j’en suis avec cette commande et comme en paix avec moi-même.

Semble-t-il qu’on peut catégoriser les gens selon trois grands types : les auditifs, les visuels et le kinesthésiques. Peut-on être classé dans plus d’un ? Je le crois, car écouter et voir font vraiment partie de ma manière d’appréhender le monde.

La recherche soutient toutefois que chacun de nous possédons un subtil dosage des trois, mais que l’on serait porté à en davantage privilégier un ; il y aurait donc une dominance. Le système de représentation, toujours selon les spécialistes en la matière, se répartirait ainsi : 60% d’auditifs, 35% de visuels et les 5% restant, dans la catégorie des kinesthésiques.

Je me souviens qu’à une certaine époque de ma carrière d’enseignant, on nous invitait à établir le plus justement possible, à la suite de quelques petites expériences que l’on faisait passer à nos élèves, établir, dis-je, le genre de groupe que nous avions devant nous et pouvoir ainsi diversifier nos méthodes d’enseignement.

Aux questions suivantes ( Avez-vous vu passer quelque chose ? ;  J’entends un son, et vous ? ; Sentez-vous la vibration ? ) et selon les réponses obtenues, s’éclaircissait la situation réelle de nos groupes.

Les visuels s’en remettent à la mémoire eidétique - facilité à mémoriser les images, les photos, les schémas, les personnes - alors que les auditifs, on s’en doute bien, retiennent les sons, les bruits. Pour les kinesthésiques, on associe mémoire et souvenir à des sensations, que ce soit une odeur, un goût ou une atmosphère.

Tout au long de ma carrière d’enseignant, j’ai pu aisément constater la véracité de ces données auxquelles j’ajoutai le théorie des talents et les grands concepts de la psychanalyse. L’université des années ‘70, du moins dans sa faculté de l’éducation, reposait sur les grands axes de la pensée de Freud. J’en ai été instruit et il m’est encore très difficile, voire compliqué, de me détacher de ces enseignements.

Donc, le trio qui est au coeur de cette histoire compte, du moins superficiellement, une auditive, un visuel et le dernier, moi-même, un amalgame des deux.

Il m’arrive parfois de constater qu'un kinesthésique pourrait être implanté en moi et qu'il prend le dessus sur les deux autres composantes : j’ai l’impression, au contact d’une odeur, d’une impression de déjà vécu, d’avoir, antérieurement, été ici ou là.

Mon premier contact avec Saïgon se fit une nuit de fin décembre alors que je descendais de l’avion en provenance de Doha (capitale du Qatar) qui avait pris un sérieux retard sur son horaire. À la sortie de l’aéroport Tan Son Nhat, je me suis dit :

 Tu es déjà venu ici, mieux, tu as déjà vécu ici.

Le taxi qui me conduisait à l’appartement loué dans le District 2, dut s’arrêter brusquement à quelques centaines de mètres de l’aéroport ; un homme venait d’être renversé par un bus vert. Il agonisait, c’était évident à le voir immobile sur le bitume humide. Des gens l’entouraient, impuissants à lui porter secours. La sirène d’une ambulance tentant de se faufiler entre la multitude de motocyclettes, nous la croiserons quelques mètres plus loin. Je ne sais trop ce qui est arrivé à ce bonhomme, mais je constatai que mon premier contact avec Saïgon m'offrit une odeur de mort.

Arrivé à l’appartement, il faisait nuit. Fatigué, épuisé par un décalage horaire de plus de douze heures et une vingtaine d’autres en avion, étendu sur le lit, je suis convaincu que des bruits d’hélicoptères envahissent le ciel. Apocalypse now surgit dans ma réalité. Réussirai-je à m’endormir ou serai-je bousculé par toutes les images dansant au son des Doors ? The end ne me quittera plus de la nuit. La guerre du Vietnam n’est pas terminée, j’en eus comme une conviction viscérale.

 

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    Phước est certainement rentré chez lui, Fanny, quelque part entre la Chine et les USA et moi, dans cet appartement du District 7 à tenter de dépatouiller les dernières informations reçues, mais toujours obsédé par les premières journées de mon arrivée au Vietnam dont je réussis difficilement à les évacuer de mon esprit.

J’alimente l’idée que le Vietnam ne représente pas un lieu touristique, mais davantage un gigantesque cimetière à ciel ouvert enfermant toutes ces images que les télévisions américaines nous ont gavées durant toutes ces années qu’a duré le conflit.

L’impression crûment installée dans ma tête qu’ici ça ne peut être autre chose qu’un terrain de chasse, qu’un lieu d’éternels combats entre deux idéologies antagonistes, qu’un lieu de bataille me hante depuis mon arrivée.

Une fois ma décision prise, celle de voir de visu l’ancienne ville de Saïgon devenue Hô-Chi-Minh Ville en 1976, j’avais prévu y demeurer trois mois. Un collègue m’avait fourni un contact, un enseignant dans une des nombreuses universités qui logent dans l’arrondissement urbain Thủ Đức. Nouvellement marié à une Vietnamienne, le voyage de noces doit avoir lieu en France. Il me propose de louer son trois et demi au cinquième étage d’un building répondant au nom de Cantavil.

C’est par son entremise qu’un de ses étudiants acceptera de me servir de guide, mais principalement de traducteur. La langue vietnamienne est complexe et, cinq ans plus tard, je ne réussis qu’à décoder les mots de base.

Trois mois qui s’étireront sur quatre, en raison de mon attachement quasi charnel avec cette ville, ses habitants et surtout le fait que le Vietnam a hanté mes années d’étudiant universitaire. Je participais à toutes les manifestations qui s’opposaient à la présence yankee en terre vietnamienne, aux meurtres sordides qu’ils y commettaient.

Sans vraiment le savoir à ce moment-là, je déposais mes valises à l’endroit qui allait devenir mon lieu de retraite. Tellement à découvrir, tant à apprendre furent le leitmotiv qui orienta mon choix.

Quitter le Canada ne fut pas une mince tâche. Pour plusieurs personnes, mes propres enfants d’abord, cette décision fut perçue comme un abandon. J’ai dû vivre avec cela et encore maintenant, cinq ans plus tard, cela joue en permanence sur mes relations familiales et amicales. Par chance, et vous en serez les témoins au fur et à mesure que mon tour viendra d’aller plus loin dans ce qui pourrait ressembler à un journal personnel, un personnage m’accompagne tout au long de cette démarche : mon frère.

Ce frère, certainement l’être le plus proche de mon âme, a su et continue d’être l’unique personne avec qui je peux m’ouvrir, me confier. Sa formidable qualité d’écoute, sa façon si intelligente à ne jamais me juger, mais plutôt m’inviter à une introspection en profondeur, auront été et sont encore mon bâton de marche.

Je me sens si proche de lui, malgré les milliers de kilomètres qui nous séparent, qu’il m’est possible de dire que, sans lui, je ne saurais trop  j’en serais. Un homme d’exception, de ceux que la vie, dans sa précieuse générosité, place non pas devant vous, mais à côté de vous.

Parler de mon frère, je pourrais le faire durant des heures. Chacune de nos conversations devient, je m’en rends compte à chaque fois, comme une thérapie. Qu’il soit le seul qui me saisisse profondément est une vérité que j’associe au fait que nous avons, à une année d’intervalle, vécu dans le même utérus. Ça marque pour la vie et crée une unicité qui n’a rien à voir avec le concept d’unicitude de Fanny. Par lui et avec lui, je découvre le sens profond de la fraternité.

Lorsque j’annonce ce projet, écrire la vie d’une femme que mon frère ne connaît pas et que j’appréhende, il aura ces mots qui insufflèrent en moi un vent de respect et d’abandon : “ Ne la dirige pas, suis-là.”

Suivre quelqu’un, c’est comme accepter qu’il emprunte sa propre route, même si elle peut être obstruée par des fantômes, éclaboussée d’ombres... mais seule la marche compte. Cet élan en avant poussé par nos expériences antécédentes, bonnes ou mauvaises, n’a aucune importance, tout est dans le mouvement.

Je me dis, souvent, que j’apprécierais posséder les facultés d’écoute et de silence de mon frère, mais tous possèdent en soi la carte et la boussole qui orientent l’itinéraire de notre démarche.

Il est un adepte du yoga. Lorsque j’apprends, par Fanny, l’existence du qi gong, sans aucune surprise et arborant ce sourire complice, il cherche non pas à m’inonder de ses connaissances en la matière, mais me propose d’approfondir cette technique. Il fit de même avec le Yi King. Toujours, chez lui, l’idée d’aller au fond des choses, sachant qu’un être humain doit explorer son intime profondeur, une fois qu’il l’aura cernée. Et nommée avec le plus de précision possible.

 

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    Alors que j’écris ceci, que la musique jazzée emplit mon petit appartement, je ressens de manière kinesthésique - question de demeurer dans le sujet - que la distance n’a aucune importance. Que mon personnage principal soit à des lieux de Saïgon, que Phước enclenche son appareil-photo en ce moment même, je constate ne plus nécessairement avoir à installer un caractère urgent aux textes que j’ai à écrire (à ceux déjà écrits et ceux qui viendront), mais de me faire pèlerin à mon tour, envisager ma propre marche à l’ombre des fantômes.

Le jeune homme au sac à dos lourd comme son âme, me demandait si le mot fantôme m’était connu. Connaître va plus loin qu’apprendre, c’est l’établissement d’un contact entre une réalité et une autre, qu’elles soient du monde réel ou de l’irréel.

Je me suis penché sur son étymologie, comme c’est mon habitude de le faire pour chaque mot qui m’est inconnu. J'ai transcrit cette série afin d’en examiner l'étendue, mesurer leur dimension et soupeser leur plénitude : une apparition fantastique... un être surnaturel... ce qui est irréel... une apparition d’une personne décédée... une apparence désincarnée... une forme blanche et indistincte... un volume aux contours irréels... un souvenir persistant... un sentiment obsessionnel... un être imaginaire et idéal... une personne sans consistance...

De l’irréel pénétrant le réel sous diverses formes, tel fut mon premier contact avec ce qui, sans que je le sache au départ, allait bientôt devenir la pierre angulaire de cette histoire. Il va sans dire que les aspects historiques et géographiques allaient bientôt disparaître de mon radar. Non pas entrer dans une autre dimension, mais plutôt adapter les routes physiques qu’ont parcouru mes deux principaux personnages et tenter d’emprunter des avenues métaphysiques.

Cela fit naître à mon esprit un questionnement :

 Pour quelle raison plusieurs de mes amis, une fois la retraite arrivée, mirent-t-ils le cap sur Compostelle ?

Pourquoi marcher ces kilomètres afin d’arriver quelque part qui, selon eux, ils le découvriront, se trouvait à l’intérieur de leur âme ?

Le Vietnam serait-il mon Compostelle ? Que sera-t-il, devrais-je plutôt écrire.

J’ai pu constater à quel point m’adapter à la nouveauté m’est facile. Au point que parfois j’adopte une attitude de girouette, sans pour autant suivre les vents dominants. Je n’aime pas m’incruster longtemps quelque part.

Ma vie personnelle et ma carrière en sont des témoins manifestes. Soyez sans crainte, je ne vais commencer ici à écrire mes mémoires, mais tenter, un peu comme le fait Fanny, de raccorder des événements dans une suite à tout le moins linéaire.

Ce livre que j’écris pour elle ne peut être sans que son contenu ne soit légèrement teinté du Narrateur qui s’y applique. D’ailleurs, je me demande encore si, une fois qu’elle eut passé à travers les quelques deux ou trois cents billets déposés dans mon blogue, cela n'aurait pas permis à Fanny de mieux me connaître, à tout le moins se faire une idée assez précise du personnage qu’elle choisirait pour la raconter. Elle me le signala lors de notre premier entretien.

 

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    Est-ce que les gens qui croisent notre route ont tous un rôle plus ou moins important (j’allais écrire “ essentiel ”) à jouer dans notre vie ? Sont-ils porteurs de messages ou de signes qui nous invitent à creuser davantage les sillons qui rident notre passage sur la Terre ? Pourquoi elle, pourquoi à ce moment-ci ?

Une chose est évidente, elle n’aura pas traversé la moitié du monde pour venir à ma rencontre et jamais, à moins que ce ne soit dû au hasard, je n’ai envisagé le fait qu’une femme ayant une vie remplie de circonvolutions inimaginables puisse, en cette année 2006, s’installer devant moi, me déballer tout un arsenal de documents et semer cette curiosité que j’aurais à mettre en mots, en son nom.

Son histoire éclaboussera-t-elle celle de Phước au point qu’il ne sera plus exactement lui-même en route et à son retour ? Il a consacré un peu plus de six mois à piloter une vieille dame sur les routes vietnamiennes, elle, cherchant ce dont il n’a aucune idée et lui, recevant de cet être sibyllin des coups de gueule, des formules nuageuses le poussant dans les recoins de ses croyances.

Son “ diary ” est rempli de notes, mais aussi de réflexions qui évoluèrent de semaine en semaine. Plus j’en prends connaissance, plus je me rappelle de ne pas oublier que je me dois de garder une position postérieure, ne pas m’ingérer dans leur aventure, mais cela devient de plus en plus ardu...  

Un jour, reprenant le clavier, je me rappelle formellement m’être dit : “ J’aurais tant aimé faire partie de ce voyage.

Ceci est un piège d’auteur, celui de vouloir interférer dans la démarche de ses personnages. Il les crée, d’accord, leur donne forme et consistance, mais une fois cela achevé, il doit les laisser entièrement libres.

Je reviens quelques instants sur le cahier de notes de Phước. Il a eu la délicatesse, avant de me le remettre, d’y incorporer une traduction en anglais. J’ai donc en ma possession un cahier composé des originaux et, commençant à la fin du cahier, la traduction. Je ne peux comparer les deux versions, mais je me doute qu’elles coïncident parfaitement. Son esprit déterminé à tout relater avec un maximum d’exactitude me laisse à penser que j’ai en main le compendium de six mois de voyage.

 

( J’interviens. Vous construisez mon histoire autour de moi, bien sûr, de Phước et de vous. Je tiens à respecter la méthode d’auteur que vous utilisez, mais constate que les textes qui seront le fruit du produit final, eh bien on ne les retrouve que dans les marches qui sont les nôtres, nous les aventuriers, si vous me permettez ces mots. J’avoue, qu’au début, avoir eu une certaine difficulté à vous suivre, mais là j’y arrive. C’est un peu comme si vous déposez tout l’ensemble du travail qui est le vôtre. L’essence du récit se trouve dans ce que vous nommez “ - le xième texte - “ et le reste est comme de la dentelle. Sans doute qu’un auteur doit emprunter cette route, je n’en sais rien et je compte bien en discuter avec ma fille Marie qui oeuvre dans le monde de l’édition. Dans ce qui sera “ la troisième marche de Fanny ” nous allons entrer dans les années ‘80. J’avoue être anxieuse de voir comment vous présenterez cette époque qui fut, vous le savez, une période assez difficile pour moi. J’ai dit que je vous haïssais à cause des nombreux reports qui parsèment les textes, vous attribuant le nom de procrastinateur. La vie ne l’est pas, on ne peut pas remettre à demain le jour que nous vivons ; elle est un continuum inattendu qui traîne avec elle des relents du passé comme autant d’artéfacts. Parfois, à vous lire et relire, j’arrive à me demander s’il s’agit bien de moi dont vous projetez l’image. Vous savez me cerner et je suis certaine qu’il sera plus pénible de le faire avec mon guide, ce jeune photographe dont il m’a été impossible de qualifier la voix. Vivre six mois avec ce garçon, au quotidien, m’amène à vous suggérer de mieux le décrire, tenter de réussir là  j’ai échoué, c’est-à-dire le comprendre dans toute sa complexité. Semble-t-il que seuls les gens présentant des personnalités  nébuleuses arrivent à trouver leur alter ego autour d’elles. Vous, qui êtes-vous pour moi ? Le simple auteur de mon histoire ? Vous ai-je laissé entrer assez profondément dans mon monde ? Je suis tout à fait certaine - tous ceux et toutes celles que j’ai croisés dans ma vie l’ont constaté - que vous me percevez de la même manière qu’eux : un être intraitable. Ce n’est pas mon problème, d’ailleurs je dois vous dire que l’expression à la mode actuellement, celle qui avance l’idée que l’on se perçoit par le regard des autres, cela m’énerve par son vide de sens. J’achève mon entrée impromptue en vous lançant cette interrogation : me connaissez-vous davantage par la liasse de documents que je vous ai fournis ou par le très peu de rencontres que nous avons eues ? )








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