MARCHER
À L’OMBRE
DES FANTÔMES
deuxième marche
P H U O C
Les rencontres avec Phước ne se comparent aucunement avec celles que j’eus avec Fanny. D’abord elles se tenaient dans le même petit café n’ayant rien à voir avec les somptueux décors de l’hôtel Continental et le bar situé à ciel ouvert sur le toit du Rex.
D’une grande exactitude à respecter l’horaire de nos rendez-vous, le jeune homme revenait soit de la bibliothèque de l’Université - on l’avait autorisé à s’y présenter bien qu’il ne fût plus étudiant - ou d’une séance de photographie avec de futurs mariés. Son lourd sac à dos, il le déposait religieusement sur une chaise tout à côté de lui et ne le quittait jamais des yeux. J’ai rapidement compris que toute sa vie s’y trouvait incluse : d’anciennes notes de cours, quelques livres de philosophie, son appareil-photo correctement rangé, quelques lentilles indispensables à son boulot secondaire, ainsi qu’une bouteille de vodka ou de whisky.
- Ton sac me semble pesant, rien à voir avec un baluchon. L’as-tu traîné durant cette traversée du pays en compagnie de ta compagne ?
- Il ne me quitte jamais.
- Précieux ?
- J’ai tout mon stock à l’intérieur.
- Même une bouteille d’alcool.
- Vous savez que mon père est alcoolique et que ma mère a toujours craint que je le devienne à mon tour, alors, un peu pour conjurer le mauvais sort, je transporte une bouteille comme si elle pouvait exorciser les démons qu’involontairement mon paternel aurait pu semer en moi.
- Fanny ne devait sans doute pas s’inquiéter du fait que tu t’adonnes à l’alcool, surtout que le cognac est capital pour elle.
- Aussi bizarre que cela puisse paraître, elle n’est pas “ addictive ” autant à la cigarette qu’à l’alcool. Je ne connaissais pas ce mot, il me vient d’elle et je me suis empressé de fouiller sur Google afin d’en découvrir la signification et la provenance.
- En effet, il exprime une situation de dépendance.
- Sans doute, mais nous nous sommes plus intéressés aux fantômes qu’à l’alcool.
- Fantômes ?
- Vous êtes-vous déjà arrêter sur ce mot ?
- Pas spécialement, non.
- Pour Fanny, il est essentiel. Je veux toute de suite vous faire la même leçon qu’elle m’a servie à je ne sais trop combien d’occasion. “ Rien n’est essentiel, tout n’est qu’important. “
- Je ne vois pas le lien avec les fantômes.
- Moi non plus. L’essentiel, c’est l’immédiat, ce à quoi nous devons répondre sur le champ parfois sans posséder toutes les informations nécessaires afin d’éviter de se tromper. L’immédiateté disparaît tout de suite, n’a pas de permanence alors que ce qui est important peut attendre, se donner du temps pour prendre racine en soi. C’est comme ralentir la cadence, se synchroniser à une vitesse inférieure pour ne pas avoir à utiliser les freins si nous poussons le rythme.
- J’imagine que de tels propos ne pouvaient qu’aiguiser l'appetit de l’adepte de philosophie.
- Elle a dit et répété “qu’il faut savoir marcher à l’ombre des fantômes”.
- Tu sais que ça sera le titre du livre que je suis à écrire pour elle ?
- Vous me l’apprenez.
- Elle me l’a glissé lors de notre dernier rendez-vous alors qu’elle repartait pour la Chine.
Alors que toutes ces informations se disposaient entre nous deux, le surprenant parfois et moi, souventes fois, un continuum s’installa dans mon esprit. J’allais devoir réviser plusieurs pages déjà écrites, revoir certaines notes personnelles ainsi qu’une foule de documents référentiels que Fanny m’a fournis.
Rien de plus difficile lorsqu’on écrit pour quelqu’un d’autre que d’entrer dans ses schèmes et la structure de son esprit. On est comme ébloui par ses ombres et cette femme, si défiante à l’extérieur, devenait à la suite des déclarations de Phước, plus énigmatique encore, oui, mais capricieusement intrigante.
Il m’obligeait, signalant cette nécessité de marcher à l’ombre des fantômes, à m’interroger davantage sur le pourquoi de cette phrase. Déjà que les fantômes, ce n’est pas évident, alors comment imaginer qu’ils puissent projeter de l’ombre ou des ombres. ( J’y reviendrai fatalement. )
Je me doutais que les instants qu’il m’accordait, eh bien on allait surtout parler d’elle alors que je souhaitais mieux le connaître, saisir cette personnalité enfermée dans une très vieille âme. Il me fallait donc faire bifurquer la conversation, retourner le projecteur sur lui, ce qui ne fut pas une mince tâche. Ce qui n’allait pas m’aider, c’est l’importante (j’évite ici le mot essentiel) facilité qu’il éprouve à ne rien dévoiler de lui. Il préfère les idées, l’abstraction ; il prédilectionne la réalité des images qu’il capte, non seulement celles des photos de mariage, mais des centaines d’autres, toutes légèrement ombragées, opalescentes.
- Qu’est-ce qui t’attire vers la photographie ?
- La philosophie.
- Tu veux sans doute dire la psychologie des gens, leur physionomie et à la limite la caractérologie, non ?
- Vous m’amusez beaucoup vous les Occidentaux qui cherchez continuellement des raisons à tout. Je ne suis pas spécialiste des domaines que vous venez de mentionner étant davantage présent à ce qui m’amène à “ être ” avec les gens.
- Être avec les gens ?
- J’ai, c’est mon travail, à découvrir ce dont ils désirent voir d’eux-mêmes, parfois ce qu’ils souhaitent paraître ou sembler être. Vous vivez depuis assez longtemps au Vietnam pour avoir aperçu ces jeunes gens qui usent de poses les identifiant à des modèles qu’ils voient à la télévision ou dans les revues populaires. Je veux dire par là, chercher à être quelqu’un d’autre, de branché, du dernier cri.
- Crois-tu qu’il puisse s’agir là d’un trait culturel ?
- Je ne le sais pas, mais une chose est officielle pour moi, les futurs mariés attendent du photographe qu’il ajoute ces petits quelques choses de différent que l’image immortalisera, au risque que ceci ne leur ressemble absolument pas. Plus ils sont ce qu’ils ne sont pas réellement, plus ils apprécient.
- Et tu y arrives ?
- Je l’espère. Les réactions de mes clients satisfaits vont souvent dans le sens suivant : on ne se reconnaît pas dans le produit final, mais c’est cela qu’on voulait. Parfois, c’est la déception, mais toujours c’est la surprise. Le plus difficile c’est de faire différent avec ce que la tradition impose.
- As-tu pris des photos de ta compagne de voyage ?
- Mille plus qu’une.
- Tu l’as mieux découverte en faisant ces clichés.
- Un jour je pourrai vous montrer l’album que j’en ai tiré. Il ne faudra toutefois pas que vous lui en parliez, car elle souhaite que cela demeure entre nous.
Une fois encore, il dévie, s’esquive de mon objectif à vouloir mieux l’appréhender. Je ne sais plus trop à quelle porte frapper pour qu’il ouvre et me permette d’entrer. Il demeurera une énigme, mais je compte bien fracasser cette carapace.
- Je suis allé sur Internet afin de connaître les différents types de caractères humains. On en dénote huit (8) qui résultent de la combinaison de trois (3) propriétés constitutives : l’émotivité, l’activité et le ressentiment. On se retrouve alors avec des nerveux et des flegmatiques, des amorphes et des passionnés, des sentimentaux et des sanguins, des apathiques et des colériques.
- Finalement rien à voir avec la théorie de l’unicité dont Fanny est adepte.
- L’unicitude est l’expression qu’elle emploie.
- Gardons ce sujet pour une autre occasion si tu le veux bien, mais j’aimerais surtout en savoir davantage sur toi, personnellement.
- Sommes-nous les mieux placés pour parler de nous-mêmes ?
- Ton ami Socrate dirait : “Gnothi seauton, connais-toi toi-même.”
- Un contrat pour toute une vie...
- Tu en es rendu où ?
- Aux premières pages.
- On y lit quoi ?
Comme à son habitude, Phước se mit à se ratisser le menton, un signe que j’apprendrai à ne plus ignorer, car il indique qu’une réflexion profonde l’envahit. Les paroles qui suivirent ont eu l’effet de me surprendre.
- Avec le temps, je réalise que ma mémoire agit comme un appareil-photo. Je retiens tout et il m’est facile d’établir des liens lorsque je discute avec quelqu’un sur ce qui m’est passé sur le corps depuis ma naissance. Je vous l’ai déjà dit, ma mère souhaitait une fille pour deuxième enfant. Jusqu’à mon entrée à l’école maternelle, la sur-protectrice qu’elle est, me traitait comme telle. Porter des couleurs pastel n’est pas l’apanage des garçons vietnamiens tout comme s’intéresser aux choses de la maison. Ce qui m’irritait le plus aura toujours été le fait que je devais constamment l’imiter en tout. Mon père l’a aussi remarqué, de sorte qu’il n’a jamais ménager une seule occasion de se moquer de moi. J’avais trois (3) ans - Fanny m’a parlé du stade de l’Oedipe de Freud lorsque je lui ai raconté cette histoire - sans me soucier des conséquences, je me suis placé droit devant elle, mon père était présent lors de l’événement, baissé mon pantalon et crié : “ Les filles n’ont pas de pénis, moi j’en ai un.” Cela la surprit à tel point qu’elle a quitté la maison, me laissant seul avec un paternel aussi ahuri que choqué.
Ce qui est remarquable chez ce jeune homme s’apparente au fait qu’il semble revivre de manière instantanée des épisodes passés sans pour autant laisser transparaître aucun affect. Chacune de nos rencontres furent des occasions de vérifier cela.
Phước a-t-il noyé quelque part en lui, ou ailleurs, ce que je pourrais nommer la faculté de ressentir quelque sentiment ou émotion que ce soit ? Les récits des nombreuses heures passées avec Fanny allaient m’être profitables, mais je ne puis me sortir de la tête l’idée qu’il marchait, lui, non pas à l’ombre de fantômes - je laisse cela à sa compagne de route - mais déployait comme un piétinement volontaire. J’explique.
Piétiner, non pas dans le sens de “ fouler aux pieds, écraser ”, mais celui “ d’avancer difficilement, à petits pas, d’aller et venir en marquant de nombreux arrêts ”.
Il me fut facile de constater qu’un fait aussi banal que la démarche d’une jeune fille dans la rue, le regard perdu d’une vendeuse de fruits, l’essoufflement d’un vieillard marchant vers le marché public, tout cela ravivait chez lui des éléments de son passé. Immédiatement, ces images il pouvait les situer dans un temps fort précis, y ajoutant des détails d’une exactitude incroyable. C’est comme si tout événement nouveau n’était que l’exacte reproduction d’un autre, plus ancien celui-là. Et toujours Phước ressortait de ces correspondances sans y avoir mis une once d’émotion. À un certain moment donné, je me suis posé la question à savoir s’il ne possédait pas quelques traits autistiques.
- Es-tu toujours affecté par ce comportement maternel ?
- À la suite de cet événement, ma mère est revenue à la maison. J’ai ressenti un profond sentiment de solitude en plus que mon père, comme à son habitude, avait quitté pour rejoindre sa deuxième épouse.
- Deuxième épouse ?
- C’est ainsi que nous la nommons. Il n’y a rien d’officialisé entre eux, mais le fait que cette femme lui ait ouvert les bras, ses allers et retours réguliers, nous a amené, mon frère et moi à l’appeler ainsi. Je dois vous dire que je ne l’ai ni rencontrée ni vue. Tout ce que je sais d’elle vient du fait que durant la guerre, ses relations lui auront évité l’enrôlement militaire. J’avoue que je ne peux imaginer un seul instant que cet homme puisse servir autre chose que ses propres intérêts. En autant qu’il boive, mange et satisfasse ses besoins sexuels, rien d’autre ne le concerne.
- Peux-tu dire que ce père n’en fut pas un pour toi ?
- Vous avez raison. Ce qui me restera de lui c’est sa grande qualité à tout décrier, et cela il le fait encore maintenant. Là où je demeure, c’est une vraie maison des hurlements. Mes parents ne font que s’engueuler quotidiennement. Je vis à l’étage, mais leurs chicanes continuelles, je les entends à un point tel que je m’organise pour y rester le moins longtemps possible. Sans doute que l’idée de partir pour mon voyage n’est pas étrangère au fait de m’échapper aux conflits qu’ils entretiennent depuis que je suis en mesure d’en être conscient.
- Quelle opinion Fanny s’est-elle faite de ta famille ?
- J’ai réussi tout le temps que nous avons été ensemble à éviter cette question et d’ailleurs, elle n’a jamais manifesté le désir de rencontrer mes parents. Sa conception de la famille, je peux la qualifier de primaire. Elle se résume à quatre personnes : sa fille Marie, sa petite-fille Léa, son amant chinois et sa grande amie vietnamienne, celle qui fut la nounou de sa fille.
- Moins chaotique que la tienne ?
- Un lien toutefois : l’évasion. Je reviendrai sur cela lors d’une prochaine rencontre, si vous le voulez bien.
- De là le projet de ce que je peux appeler ton premier périple ?
- Sans doute. Quand je ne suis pas à la maison de mes parents, je me rends à la bibliothèque de l’Université si je n’ai pas de contrats de photographie à remplir. Le silence des lieux me permet d’achever l’écriture de mon récit de voyage. Maintenant, j’en ai deux à compléter.
- Tu retranscris ton “ dairy ” ? Je tiens à signaler que celui que tu m’as remis m’est d’une formidable utilité.
- Je n’ai pas de talent d’écrivain, mais ma mémoire me permet de jeter sur papier tous les moments vécus lors de ces deux périples.
Nous en étions à notre deuxième “ cafe sữa đá ” - café au lait servi sur de la glace - lorsque enfin il se lança sur, non pas le chemin des confidences, mais certains pans de sa vie qui me permettaient d’imaginer comment se déroulèrent ces sept mois de voyage avec Fanny.
- Pouvoir réaliser mon rêve, celui de partir de la maison et marcher le pays du Sud au Nord, aura exigé environ six mois de préparation. Je savais pertinemment que je devais tout prévoir par moi-même. Durant cette étape, je me suis mis à travailler à gauche et à droite afin de ramasser assez d’argent pour vivre cette aventure. Vous savez, en février dernier, j’avais accumulé un peu moins de trois millions de dongs, mais cela ne m'inquiétait pas car je pourrais profiter comme lieux de refuge des pagodes ouvertes aux sans-abris. Parfois, j’ai dû dormir à la belle étoile, c’était dans les montagnes. Depuis très jeune, je me voyais y vivre, savourant le coucher du soleil et me réveillant assez tôt pour assister à son lever. Mes économies m’ont permis l’achat d’une première caméra et plus loin, en route, d'un vélo. Si vous m’aviez rencontré à cette époque, je suis convaincu que vous ne m’auriez pas reconnu. Sept mois de marche qui ont eu l’heur de me faire perdre onze kilos. Mes parents ont eu beaucoup de difficulté à me reconnaître à mon retour.
- Obèse ?
- Le terme peut convenir. Vous vous imaginez que cet état physique m’a valu bien des sarcasmes, surtout ceux de mon père que la boisson rendait de plus en plus rachitique.
Alors que Phước attellait son lourd sac à dos et me saluait, je ne pouvais m’empêcher d’imaginer ce couple atypique qui, sept mois durant, parcourut les routes vietnamiennes. Tout comme j’arrivais difficilement à évacuer de ma tête les images du film “ Harold et Maude “.
Comment furent-ils perçus lorsqu’ils s’arrêtaient dans les petits villages reconnus comme étant plutôt conservateurs et réfractaires à l’arrivée d’étrangers ? Une dame âgée venant du bout du monde accompagnée d’un Vietnamien pure laine. L’âge les distanciait de manière évidente, cela provoquait-il des questionnements ? Cachait-on une sorte de gêne ou encore, et c’est parfois une caractéristique asiatique, souhaitait-on que ces deux aventuriers passent leur chemin ? J’allais en apprendre davantage au fur et à mesure que s’accumuleront nos rencontres et comptais bien ne pas le ménager ; le brusquer donnait souvent de bons résultats.
Autre chose me triturait l’esprit : le jeune photographe-philosophe a-t-il ressenti quelques malaises lorsqu’une inévitable intimité dut s’installer entre eux ?
Avec Fanny, peu de questions trottaient dans mon esprit puisqu’elle accaparait la parole, me laissant très peu d’espace, tout comme elle évitait cavalièrement mes interrogations, me référant aux documents fournis. ( Je me permets de dire que vous n’avez pas été gourmand de ce côté. Voilà une raison qui m’a poussée à vous envoyer mon compagnon de voyage. Je le sais moins circonspect que moi et son jeune âge le rend sans doute calculateur, mais pas au point de sauter par-dessus une foule de détails. )
De toute évidence, placer côte à côte ces deux personnages fondateurs du récit, devint rapidement un passage obligé. Savoir que Phước avait joué son avenir - il me l'a confirmé assez rapidement - l’université ne faisant plus partie de ses plans, malgré le fait qu’il avait demandé à sa “ patronne ” de l’aider à acheter tous les bouquins que normalement il aurait dû se procurer s’il n’était pas parti avec elle.
Il eut à rencontrer le superviseur de la faculté de philosophie, un professeur ayant vécu une assez longue période de sa vie en France, qui ne se surprit pas de la décision de cet étudiant doué, mais combien lunatique. Ce dernier l’encouragea à suivre ce que le destin lui proposait.
Les deux premières années universitaires furent pour Phước, et il le dit d’entrée de jeu, une perte de temps. Oui, il survola l’histoire de la philosophie, mais à aucun moment cela répondait aux questions qui l’habitaient.
Toutes gravitaient autour d’un seul et même thème : est-ce que le temps existe ? Il me dit un jour avoir de la difficulté avec ce concept qui confronte la circularité de l’univers à la latéralité des hommes. Les saisons passent et reviennent tout comme les jours et les nuits, alors que l’homme marche devant sans pouvoir revenir en arrière, un continuum linéaire.
Lui qui, par sa mémoire phénoménale, réussit à revivre des moments passés que le présent lui lance au visage sans qu’il n’ait fait aucun effort de la pensée pour que cela se produise, devait absolument accepter le fait qu’il se démarquait non pas des événements, mais des gens.
Combien de fois a-t-il dû adopter une manière d’être frôlant la neutralité, l’indifférence voire l’insouciance afin d’éviter les débats qui portaient sur le ici et maintenant. Être ici n’était pas pour lui une manière d’être, mais plutôt une façon d’expliquer un certain immobilisme dans les réflexions de ses confrères et consoeurs.
Avec Fanny, tout fut autrement. Elle lui expliquait que ce qui s’est déroulé dans les années ‘60 et celles qui suivirent transporte des charges importantes qui pèsent sur nos réflexions et auxquelles notre attention ne peut pas échapper. Ce qui a été en 1960 avait fatalement des répercussions sur ce qui devint pas la suite, etc. Elle allait plus loin en énonçant qu’il est en de même pour chaque individu. Nous sommes un peu de la géopolitique.
Je compris là le besoin de cette femme de vouloir m’obliger à établir des liens entre maintenant et précédemment. L’avenir, c’est la résultante de nos gestes posés dans le présent. Pour le jeune homme, ceci lui fut plus utile que tout ce qu’il aurait pu apprendre à l’université.
D’ailleurs, le choix qu’il fit à la fin de son cours secondaire de continuer à fréquenter l’école, d’opter pour la philosophie devait, du moins il le souhaitait ardemment, documenter sa recherche incessante de réponses aux interrogations qui l'habitaient. Ce qu’il découvrit toutefois aura été tout autre : une réponse n’était que la prémisse à d’autres questions. Alors que ses collègues universitaires désiraient accumuler de bonnes notes pour s’assurer l’obtention d’un diplôme, lui sentit que cela n’avait aucune importance. Facile de comprendre que ses journées scolaires accumulaient déception sur déception.
Sa première année fut cahoteuse en raison du fait que ses parents ne voyaient aucun intérêt à ce qu’il fréquente une faculté dont ils avaient une bien étrange opinion : vivre dans les nuages et ne pas assurer l'avenir. Ils lui répétaient, toujours sur un ton réprobateur, que jamais ils n’allaient dépenser un seul dong pour l’aider à défrayer les coûts de ce qu’ils n’avaient jamais nommé... instruction.
C’est à son esprit d’initiative et sa volonté d’aller au bout des foisonnantes questions qui lui torturaient l’esprit, qu’il doit une certaine assiduité aux cours de philosophie.
Durant deux années, université et travail remplirent tout son espace vital. S’apercevant qu’apprendre exige de d’implication et malgré le fait qu’absolument rien ne pointait au bout de son itinéraire, il s’astreint à des boulots aussi saugrenus que différents pour, j’utilise ses mots, appréhender le réel : serveur dans un café, surveillant devant un salon de massage, chauffeur de taxi-moto, courrier, entre autres.
Ces différents petits métiers lui permirent de régler ses frais de scolarité, d’offrir quelques dongs à ses parents qui lui cassaient les oreilles, jusqu’au moment où l’amour se présenta à lui sous l’aspect d’une jeune fille très pressée d’emménager dans une chambre leur permettant une plus grande intimité. Cela dura une année. Dans les faits, lorsqu’il s’aperçut que son amoureuse l’emprisonnait dans une relation univoque et que son projet de partir à la découverte des routes du Vietnam le pressait de plus en plus et risquait d’être compromis, il quitta la chambre située dans le quartier Bin Thanh, revint quelques semaines chez ses parents, le temps de finaliser sa navigation entre Saïgon et Hanoi.
À la question suivante, “ est-ce que ce sont les événements qui nous poussent à agir ou à réagir ? ” Phước ne sut exactement comment y répondre. Précipiter un éloignement de sa famille ; quitter son amoureuse ; rasséréner sa désillusion scolaire ; mesurer son adaptation face à des situations inattendues... Où se trouve la clef pour déchiffrer cela ?
Ce qu’il ne savait pas, c’est qu’il allait découvrir la photographie. Insatisfait des performances de la caméra aménagée dans son cellulaire, il acheta un appareil bon marché. Ce qui devint rapidement une passion, et autant lors de son premier voyage en solitaire que celui avec Fanny, il perfectionna ce talent caché qui explosait au grand jour. Capter l’instant présent, l’immortaliser ne pouvait que le séduire, lui qui s’arrachait les cheveux à tenter de résoudre le problème du temps.
Lorsqu’il avisa son entourage d’un départ éminent, personne n’y crut. L’ennui lui ferait rebrousser chemin rapidement. C’est exact, et il ne s’en cache pas, chaque jour et cela durant le premier mois d’escapade, l’idée de revenir à Saïgon, reprendre ses cours l’obséda. Son rêve qui doucement prenait corps, devenait un rempart contre la rectitude des jours et les habitudes réconfortantes. S’y ajoute, il ne se cache pas non plus pour le dire, un peu d’orgueil l’empêcha de rebrousser chemin, mais il persévéra, oubliant la route franchie pour se concentrer sur celle s’offrant devant lui.
Tous les jours - il respecta scrupuleusement ce devoir - il notait dans son “ diary ” l’itinéraire franchi et ses moments de vie entre le lever et le coucher du soleil. Il découvrit que vivre n’avait plus rien à voir avec Saïgon, les montagnes qui l’éblouissaient devinrent sa raison de continuer.
Je me souviens, d’une rencontre au cours de laquelle, volubile, il me déclina, chose inhabituelle, l’émerveillement des chemins et des montagnes. Sans en faire une routine, il s’obligeait à participer au coucher du soleil ainsi qu’à son lever.
* - le quatrième texte - *
La vie se compose ou se décompose en différents cycles selon le point de vue que l’on adopte. Semble-t-il que chacun s’étend sur une période plus ou moins proche de sept ans. Dix années pour moi, ce n’est pas pour rien que j’ai demandé à Narrateur de couper le scénario par tranches de dix années, ce qu’il respecte à la lettre.
J’oublie - cela m’est particulièrement facile - les deux premières, celles de 0 à 10, puis celle de 10 à 20, car elles furent insignifiantes. Je ne vois aucun intérêt à raconter ma petite enfance à la maison, mes années d’école, les amitiés que j’ai pu entretenir avec des camarades de l’époque, etc.
Avant d’approcher la phase 20/30 et les suivantes, j’aimerais m’attarder un instant sur un souvenir, sans doute le seul qui puisse aider à la compréhension de ma personnalité complexe.
J’apprenais par ma mère la faculté à haïr, à ne jamais m’apitoyer sur le sort de qui que ce soit et me consacrer sur une seule passion, tout comme elle le faisait pour son fichu piano. Afin d’équilibrer le tout, je dois ajouter que mon père, cet homme précis comme une horloge, m’aura appris qu’un geste posé à un certain moment de notre existence a toujours une répercussion sur la suite des choses, qu’on le veuille ou non.
Ce souvenir remonte à l’époque du ghetto de Varsovie, je devais avoir 5 ou 6 ans. L’école que je fréquentais était d’obédience catholique, mais on ne refusait aucun élève qu’il ou qu’elle soit juif, protestant ou agnostique. La responsable s’appelait madame Natalia Biertnat. Ce qui peut la décrire le mieux ? Sa passion pour l’éducation. Pour elle, éduquer la jeunesse devait être le premier devoir de toute nation. Selon la conception qu’elle en avait, on notait en premier lieu l’instruction bien sûr, mais surtout l’importance de vivre en groupe tout en conservant sa propre individualité.
Je me souviens qu’elle modifiait les groupes à chacun des trimestres de l’année scolaire. Nous pouvions nous retrouver dans une classe mixte pour ensuite basculer dans un groupe unisexe ou encore dans un degré inférieur ou supérieur à celui assigné par notre âge. Cette façon de faire, elle l’expliquait par le fait que chaque enfant devait faire l’expérience des niveaux d’âges et d’apprentissages diversifiés. Au début, les parents trouvaient cette idée biscornue, mais les résultats de fin d’année lui donnaient raison. Nous présentions des succès académiques améliorés par le fait que nous avions à avancer, puis reculer dans notre cheminement, ce qui permettait de consolider des apprentissages. On approfondissait des connaissances pour ensuite être placés devant des acquisitions dépassant notre niveau avant de revenir vers les bases pédagogiques de sorte qu’à la limite nous accroissions de manière incroyable.
On ne peut apprendre que ce que l’on sait déjà, un de ses axiomes favoris. Apprendre, elle nous le répétait quotidiennement, passe par nos sens qu’il faut développer par l’observation du réel. Je pourrais m’étendre encore longtemps sur la pensée de cette pédagogue émérite.
Elle fut un personnage éminemment critiqué, mais jamais elle n’allait modifier sa vision : tout enfant est d’abord et avant tout un être à façonner parce qu’il est influençable. L’influence était son cheval de bataille, son terrain de jeu. Lorsqu’elle démontrait ce concept, elle soulignait, fort habilement d’ailleurs, que toute personne, qu’elle soit enseignant, concierge, surveillant ou tout autre élève pouvait et devait influencer les autres.
Lorsque le ghetto emprisonna d’une certaine manière les Juifs en les isolant des autres Polonais, cela provoqua chez elle une réaction dont peu de gens saisirent l’ampleur. On arrachait de notre école tous ceux et toutes celles qui portaient l’étoile jaune de David à la boutonnière, enlevant ainsi une certaine partie de la clientèle à madame Biertnat. Elle eut une réaction immédiate, il ne fallait pas les abandonner au sort qui les attendait et dont elle supputait les conséquences : elle créa des classes secrètes.
Mes parents, ayant déménagé à l’extérieur de la zone juive, réagissant à ce nouvel état des choses, eurent deux réactions différentes. Ma mère m’ordonnant de me tenir loin de la racaille juive, alors que mon père me conseillait de suivre la ligne de conduite que la responsable de l’école suggérait : travailler dans l’ombre s’il le faut. Je n’ai pas besoin de décrire le nouveau climat qui régnait à la maison.
Lorsque nous apprenons l’arrestation de madame Biertnat, accusée de venir en aide aux enfants du ghetto, là encore deux réactions opposées. Ma mère applaudit et mon père s’inquiéta. Je ne peux oublier ces paroles prononcées par celle qui dut quitter le Grand Théâtre de Varsovie en 1939, en raison de l’invasion allemande :
“ N’oublie jamais ma fille que les Juifs ont été et sont encore la cause de tous les maux de la Terre. Il faut les haïr, d’ailleurs les haïr c’est facile, on n’a qu’à se rappeler qu’ils ont crucifié Jésus. Ils doivent s’amender et comme c’est Dieu qu’ils ont sacrifié, leur punition doit être éternelle. Je t’ordonne de te tenir loin d’eux et surtout, n’oublie pas cela sinon tu devras le payer très cher, que cette Natalia Biertnat qui continue à leur enseigner en secret n’est qu’une malheureuse impie. Déteste-la autant que les Juifs qu’elle veut protéger.”
Ce discours de haine s’infiltra en moi comme un reptile. C’est vraiment à partir de ce moment que la faculté d’aimer disparut de ma vie. Mon père ne faisait pas le poids devant l’argumentation de ma mère qui ne se gênait pas de lui recommander de commercer avec les Juifs, car le discours ambiant allait dans le sens qu’ils risquaient d’être déportés vers des camps spéciaux et que jamais, s’ils avaient laissé leurs biens à des bijoutiers ou des antiquaires, ils allaient revenir les récupérer.
Ce souvenir ne m’a jamais hantée, il n’aura été qu’une projection de l’avenir. J’avoue qu’apprenant la déportation de Natalia Biertnat vers les mêmes camps, dans un train que certains élèves que je connaissais bien furent entassés comme du vulgaire bétail, ce que ma mère avait semé en moi prit toute sa dimension. Les Allemands rendaient justice et il fallait voir dans leurs gestes qui se multiplièrent par la suite, autant en Pologne que dans une grande partie de l’Europe, l’application de la justice divine.
Je l’appris après, mon père s’est retrouvé avec des kilos et des kilos de bijoux qu’il a pu vendre très facilement, ce qui permit à ma mère de se procurer un piano de première qualité, un Bechstein.
Je retiens une chose : vaut mieux être du bon côté, celui du barbare ou du vainqueur et que de toute manière la politique n’a pour but que de permettre à certains de s’enrichir au profit des plus faibles. Toute ma carrière à l’ONU renforcera cet état de fait.
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Revenons là où nous en étions, les années ‘70. J’ai suffisamment parlé de la naissance de ma fille, il me reste à aborder le type d’éducation que Tình, son père chinois et moi-même lui avons proposée.
À cette époque, un important livre portant sur l’éducation des enfants faisait l’unanimité : TOUT SE JOUE AVANT 6 ANS, du psychologue Fitzugh Dodson. Selon lui, les cinq premières années de sa vie, chaque enfant traverse les mêmes stades de développement des acquisitions fondamentales que sont la marche, le langage, la propreté, la socialisation, la conscience de soi, entre autres. Il avançait l’idée que le type de stimulations intellectuelles reçu par l’enfant détermine son intelligence à l’âge adulte.
Sans entrer dans ces détails ou encore les différentes critiques que ce livre souleva, je précise que l’éducation de Marie aura été basée sur ce livre ainsi que sur l’expérience d’école autogérée que fut Summerhill du psychanalyste A.S. Neill. En fond de scène la pensée de Freud sur l’être humain. Trois axes qui se complémentent parfaitement bien.
Lorsque j’offre les oeuvres de ces maîtres à penser à la nounou de ma fille, c’est avec un certain sourire qu’elle les reçoit. Je comprends que sa tradition asiatique ne s’y retrouvera pas, tout comme ce fut le cas pour le papa chinois. J’en étais profondément heureuse car confronter a toujours été pour moi chose familière.
Marie a donc été éduquée par nous, mais surtout, comme le veut ces trois penseurs, par elle-même. Qu’elle soit libre dans tous les sens du mot, voilà la base de ce qu’elle reçut des adultes qui l’ont entourée. Rapidement, cette jeune fille se construisit une personnalité forte, indépendante et responsable. Je ne pouvais pas demander mieux.
Un autre événement que je tiens à relever de cette période qui fut ma première décennie en terre américaine, aura été la conférence sur l’environnement de Stockholm. Vous vous souvenez que j’y ai assisté en compagnie du père de Marie qui nous accompagna. Cela aura été, également, le lieu de ma première rencontre officielle avec le Dalaï-lama.
Nous sommes arrivés comme toute bonne famille faisant du tourisme dans cette ville que nous allions découvrir. Les organisateurs avaient prévu, pour la première journée, question de doucement faire passer le décalage horaire, une visite de la capitale suédoise. Tous les membres des différentes délégations souhaitaient voir le musée Nobel, là où se tient l’illustre cérémonie de la remise des prix qui portent son nom.
Nous sommes en juin 1972, la température est idéale et ce Sommet de la Terre organisé par l’ONU qui a convié l’ensemble des pays membres, sera imprégné des importants textes rédigés par le biologiste René Dubos et l’économiste britannique Barbara Ward.
Il nous sera permis, nous les traducteurs-interprètes, de les rencontrer lors d’une séance d’étude afin de bien préparer notre travail. Je dois dire que tout avait été prévu pour le faciliter.
L’objectif de cette conférence était d’établir les bases de ce qu’on appellera le Programme des Nations Unies pour l’environnement. 26 principes en découlèrent.
Ce n’est pas tant ce premier Sommet de la Terre qui m’aura intéressée que l’occasion de croiser le Dalaï-lama. Je retiens de ces quelques minutes d’échange entre nous, que c’est mon patron qui l’avait prévenu que je serais son interprète officielle, celle de la langue française. Il m’est difficile d’oublier la réaction de mon amant chinois alors que je me préparais à cette rencontre. Sans entrer dans tous les détails du contentieux entre la Chine et le Tibet, je réalisai à quel point le professionnalisme du père de Marie dépassait ses propres opinions. Pas question pour lui de se retrouver en présence du pape tibétain - c’est moi-même qui utilise cette expression - de sorte qu’il prit charge de sa fille tout l’après-midi que je consacrai à ce premier contact.
Cet homme est la gentillesse même, la politesse incarnée et sa joie de vivre il la fait éclater par un rire communicatif. Il nous reçut - nous étions quatre interprètes - dans un petit salon que l’on avait mis à notre disposition. Diplomatie exige, nous devions nous présenter une vingtaine de minutes avant qu’il apparaisse. J’utilise ce mot, car son entrée eut pour moi cette impression : il apparaissait. L’audience dura environ une heure au cours de laquelle et, avec un sens de la synthèse à nulle autre pareil, il fit le tour de sa situation de bouddhiste en exil. Sa connaissance des dossiers géopolitiques me stupéfia, mais je fus principalement éblouie par le fait qu’en aucun moment il n’écorcha la Chine et précisa que l’ONU était une organisation de premier plan, qu’il comptait beaucoup l’utiliser afin de faire valoir le point de vue de son pays.
Lorsque je revins à l’hôtel, aucun mot de la part de mon amant chinois au sujet de cette réunion, aucune question, n’exigeant même pas un court résumé sur le contenu de nos échanges. Pour lui, le Dalaï-lama devenait, et c’est le terme exact qu’il utilisa, mon client. Il proposa quand même, lorsque je serai prête à recevoir d’autres informations, à me décliner dans le menu détail toute la problématique que représente cet homme au charisme indéniable, à la parole faite d’exemples clairs et de références solides.
L’amant chinois n’a plus jamais parlé de lui par la suite et de mon côté, j’avais pris la décision de m’en tenir strictement à mon travail professionnel.
Ce que je remarquai, une fois rentrée à l’hôtel, c’est que le père de Marie venait de lui enseigner les premières bases d’un yoga tout à fait nouveau pour moi, le qi gong. Dire que j’en fus intriguée, c’est en minimiser l’envergure. Marie, pas encore âgée de 2 ans, entrait dans ce monde spirituel par la porte du yoga.
- Tu me l’enseigneras aussi, lui ai-je demandé.
- Ça sera avec plaisir, à la condition que notre fille et toi acceptiez de vous y astreindre de façon régulière et continue.
( Quel est le spécifique de cette technique ? Je l’ai expliqué, en quelques mots seulement à Narrateur lors de notre première rencontre, je ne vais donc pas y revenir, seulement ajouter un ou deux petits détails qui caractérisent ce type de yoga. Le “qi” réfère, selon la tradition chinoise, à la maîtrise du souffle alors que le “gong” signifie littéralement la réalisation, l’accomplissement de cette maîtrise du souffle. Nous sommes en plein taoïsme - l’amant chinois y puise l’essentiel de sa spiritualité - et cette technique s’est développée au XXe siècle autour de Liu Guizhen, un membre du Parti communiste chinois. Elle répond à trois principes : la vérité, la compassion (certains disent la bonté) et la patience (ou encore la tolérance).
L’amant chinois précisa :
- Le qi gong compte plusieurs branches et des centaines de styles différents, mais ce qu’il faut retenir c’est que ses effets allégués, à la condition de l’adopter de façon régulière, vont de l’augmentation de la capacité de prévention et de guérison des maladies et des blessures, du maintien en bonne santé, de l’augmentation de la qualité de vie, de la longévité, du développement de soi, voire jusqu’au développement de dons de guérison et d’autoguérison, d’une force surhumaine et de pouvoirs surnaturels.
- Tu en es adepte depuis longtemps ?
- Mon grand-père alimentait deux passions : celle du qi gong et la consultation régulière du Yi King. Il me les a transmises et depuis elles ne m’ont jamais abandonné.
- Et Marie ?
- Le rôle le plus important qu’on a à jouer dans la vie est celui de s’accomplir. Cela ne vient jamais seul, ça exige des piliers et je suis certain que de lui enseigner ce type de yoga lui sera profitable.
- Je souhaite m’y mettre aussi.
- Pour toi et non pas seulement pour accompagner notre fille dans cette démarche.
L’amant chinois, je l’aimais aussi pour cette faculté à rendre les autres responsables d’eux-mêmes. Si je dois ajouter une autre référence qui influence sa vie, je note immédiatement le poète libanais Khalil Gibran. Il le cita comme pour appuyer sa volonté de voir notre fille s’adonner au qi gong.
“ Vos enfants ne sont pas vos enfants. Ils sont les fils et les filles de l’Appel de la vie à elle-même. Ils viennent à travers vous, mais non de vous. Et bien qu’ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas.”
Je ne pouvais qu’être d’accord avec cette citation et m’empressai de la proposer à Tình qui l’adopta aussitôt.
Depuis Stockholm, l’éducation de notre fille en fut teintée. À la suite de ce voyage et de retour à New York, notre appartement devint le lieu privilégié pour la pratique du qi gong. Je nous revois encore, tous les trois - ce chiffre merveilleux, celui de la communication et des échanges - dans le plus intérieur des silences, bouger lentement tout en contrôlant notre souffle.
Les années ‘70 s’écoulèrent tout doucement, abritant en-dehors des mouvements autant politiques que sociaux une complète centration sur l’éducation de Marie et l’approfondissement de ma relation avec l’amant chinois et ma soeur vietnamienne.
J’achève alors cette décennie en abordant le thème de la rédemption. Pourquoi ? Je crois ne pas me tromper en l’associant au vécu de Tình d’une part et à un questionnement personnel : naît-on barbare, si oui demeurons-nous des êtres primitifs, si non, comment reconnaître les bousculements ou les bousculades qui nous poussent dans le dos sans nous indiquer quelque endroit que ce soit pour nous diriger.
J’ai toujours entendu le mot “ rédemption “ dans son contexte religieux, moi qui depuis longtemps ai jeté aux orties cette dimension humaine si fondamentale dans la famille polonaise. Lorsque ma mère parlait des Juifs, elle les associait du coup à la religion ; mon père n’abordait jamais la question spirituelle, s’en tenant continuellement à l’exactitude des horloges.
La nounou de Marie aborda le sujet en réponse à la question qui me torturait :
“ Pourquoi ta famille a-t-elle quitter le Vietnam ? “
Sa nature taciturne m’amenait à croire qu’elle n’allait pas développer en profondeur ce sujet, mais je fus surprise le jour où elle le fit.
- Tu sais, Fanny, toi en 1965, moi en 1954, sommes arrivées à New York pour des raisons bien différentes. La situation vietnamienne allait dégénérer, mon père l’a rapidement saisie, le peuple sud-vietnamien entendait de plus en plus parler de ce qui grouillait au Nord du pays. Il profita de ses contacts auprès du gouvernement en place, soutenu alors par la France, par la suite, les USA, pour s’évader ; je pèse mes mots, et s’établir à New York. J’ai 19 ans, pas encore mariée, au grand dam de mes parents, et j’arrive en terre américaine qui leur semble être l’eldorado. Rapidement nous rejoignons la diaspora vietnamienne new-yorkaise et mon père trouve un emploi intéressant au consulat de mon pays. Son sens de l’anticipation en prendra tout un coup quelques années plus tard lorsque Saïgon tombe dans le camp communiste. Il deviendra alors conseiller commercial auprès d’une multinationale dont le siège social réside à Berlin, en Allemagne, l’IIC (International Investigation Company).
Tình s’étendait en de longs propos extrêmement détaillés sur les premiers mois américains avant d’arriver à l’époque de son engagement au siège social de l’ONU, en 1960. Auparavant, s’étant astreinte à apprendre l’anglais, elle dénicha, par l’intermédiaire de son père, un emploi comme correctrice de documents en provenance du Vietnam, là où elle avait suivi des cours pour devenir enseignante. Elle n’aura pas eu l’occasion de professer que la décision paternelle tomba. C’est le chagrin dans l’âme qu’elle quitta Saïgon et une amie très chère du nom de Bao, elle-même enseignante dans une école primaire.
Le travail de correctrice l’ennuyait au suprême degré, autant que ressentir qu’elle y avait eu accès par l’intervention de son père, elle apprend qu’au siège social de l’ONU on est à la recherche de gens ayant une certaine expérience auprès des enfants ; elle applique et se voit affectée au service du jardin d’enfant.
Alors qu’est-ce que la rédemption vient faire dans son histoire ? J’avoue que moi aussi je ne réussis pas tout de suite à y découvrir la pertinence. Alors, elle précisa:
- Mes racines sont vietnamiennes, je ne peux les ignorer, encore moins de taire cette envie profonde d’y retourner. Quand nous y étions, mes parents ne cessaient d’encenser le régime en place, mais je ne pouvais faire abstraction de la situation dans laquelle se trouvait mon peuple sous la férule des colonialistes français. Mais... Mais, je ne pouvais exprimer librement mon attachement aux idées de Hô Chi Minh tout comme le faisait ouvertement mon amie Bao. Plus tard, vers les années 1960, les USA achevèrent le travail de désinformation et j’ai été contrainte à m’adapter au mode de vie qu’on m’imposait.
- Tu ne t’es jamais retrouvée dans une situation amoureuse ?
- Oui, mais elle fut brimée. Le Vietnamien que j’ai rencontré partageait mes idées communistes. Les parents s’en aperçurent et lui indiquèrent cavalièrement de ne plus me fréquenter.
- Rien par la suite ?
- Que de brèves et inconséquentes relations, mais le fait que j’ai été diagnostiqué stérile m’obligea d’accepter le fait que ma vie serait à l’image de ce que mes parents venaient de me dicter lorsque le verdict tomba : travail, maison et prise en charge d’eux.
Je compris que la rédemption pour ma soeur Tình allait passer par un retour au pays qui l’a vue naître.
* - la fin du quatrième texte - *
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