samedi 23 avril 2022

LE CHAPITRE 7 -

                                                     LE CHAPITRE 7

 

On pense connaître les gens, on leur demande un service, et on ne se doute pas une seconde qu’on va déclencher des phénomènes imprévisibles et terrifiants.

Tonino Benacquista

 

 

    Les trois colonels constatèrent l’absence de Hoa qui se prolongeait. Depuis plus d’une semaine, elle ne se présentait pas à son travail au café Nh Sông, fit remarquer Một à ses deux collègues.

- Je me questionne sur cet éloignement.

- Faudra-t-il maintenant se mettre à sa recherche afin de nous assurer qu’elle ne bousille rien ? Continua Hai.

- On me dit en haut lieu n’avoir aucune information précise. La nouvelle employée saura peut-être nous informer. 

Một héla la serveuse qui s’approcha d’un pas déterminé. Elle revêtait le costume qui habille les travailleurs de restaurants, de bars ou de cafés, soit une courte jupe noire, (un pantalon pour les employés masculins) et une chemise blanche plissée. Sur la petite épinglette dorée qu’elle porte, on y lit son prénom : Linh.

Il est coutumier qu’au travail, on porte l’uniforme fourni par l’employeur, sans doute pour éviter qu’on ne se présente au boulot de façon négligée. Cette règle ne s’appliquait évidemment pas à Hoa qui toujours portait un vêtement notant son laisser-aller.

- Tu es nouvellement engagée dans ce café ? S’enquit Một.

- J’ai été embauchée il y a quelques jours.

- S’agit-il de ton premier emploi ?

- Non, pas du tout.

- L’ancienne serveuse a-t-elle trouvé un autre emploi ?

- Aucune idée, la patronne ne m’a rien dit à son sujet.

- Le serveur de soir est peut-être au courant ?

- Thi ?

- Exact, celui qui prendra la relève sur l’heure du dîner.

- Non plus, la seule chose que je sais, c’est que les deux sont ici depuis plus d’un an.

- Tu as raison. Nous te souhaitons la bienvenue.

- Puis-je vous resservir ?

- La même chose s’il vous plaît.

Linh retourne à son comptoir laissant les trois hommes pantois.

- Ça sera difficile d’en apprendre plus avec elle, reprit le Một.

- Laissons le temps faire son oeuvre, commenta Hai.

- Bon, voyons  nous en sommes. L’opération menée dans le Mékong a rapporté ce que nous attendions. Le faux médecin l’a effectuée avec tact. Les deux femmes ont quitté ce monde et il nous rapporte une lettre qui, de toute évidence, est l’oeuvre de Celui qui écrivait”. Nous avions donc raison de croire que la vieille dame, maintenant partie avec ses secrets, en savait plus que ce qu’elle nous a raconté. Dans le sac à dos de l’étudiante, rien d’intéressant si ce n’est des documents scolaires que l’on est à examiner, le numéro de téléphone de la professeure Bao et le nom de la docteure Méghane transcrit sur un bout de papier. Notre homme de main dérangé par la résistance de la jeune fille qui se débattait, n’a pu s’emparer de son portable, préférant s’enfuir avant d’être surpris. Il est certain qu’une dame l’a croisé, le regardant comme on examine un étranger. Dans ces coins un peu reculés, la présence d’un inconnu s’avère suspecte.

- Qu’est-ce que cela nous apprend ? Questionna Hai.

- Je vous la fais lire. Faites-le discrètement, car notre jeune serveur ne tardera pas à se présenter. Bien hâte d’entendre sa réponse à notre question d’hier. S’il ment pour se faufiler, il sera facile de lui annoncer que nous avons déjà la solution : la professeure est partie au Cambodge avec son inséparable compagnon.

- Au Cambodge ?

- On ne connaît pas la raison qui la pousse à s’y rendre. Est-ce en lien avec son travail à l’Université ? Impossible à vérifier.

- Elle ne sait donc pas ce qui est survenu à son étudiante.

- Toute une surprise à son retour.

Ba, ayant terminé la lecture de la lettre, la passa au colonel 2.

La serveuse se présenta avec leurs consommations.

- C’est bizarre que je vous dise cela, mais il me semble vous avoir déjà vu quelque part, s’adressant à Một.

- Cela me surprendrait puisque tu viens juste d’arriver ici.

- Mon dernier lieu de travail se situe face à l’édifice du ministère de l'Intérieur, dans la rue Nam Kỳ Khởi Nghĩa.

- Je suis, comme mes deux camarades, retraité depuis la fin des années 1990 et n’ai aucun contact avec qui que ce soit au gouvernement.

- Je dois faire erreur sur la personne.

- Sans aucun doute.

- Excusez-moi alors.

Linh quitte la table et un Một grandement interloqué. À chacune de ses visites, il prend mille précautions pour que tout se déroule dans la plus grande circonspection. Depuis toutes ces années à titre d’intermédiaire, c’est la première fois que quelqu’un signale une brèche dans ses agissements devant se dérouler de manière occulte.

- Tu y vois un danger ? Demanda Hai.

- On verra bien.

- Il y a pire, je vous assure, ajouta le colonel obèse.

- Tu fais vraiment une fixation sur les évaporés dans l’air, reprit Hai, faisant allusion au sourd-muet p-24 M, ainsi qu’à Celui qui écrivait”.

- On a liquidé jusqu’à maintenant deux femmes et un chien, mais aucun d’eux ne faisait partie de la Phalange ; on tourne en rond afin de retracer les véritables personnes qui sont la raison de notre mandat, lança-t-il de manière arrogante.

- Puis-je me permettre de clarifier un nouvel élément qui m’apparaît important, coupa Một. Notre contact a rétabli les faits. On est maintenant au courant du nombre exact de survivants au putsch que tu as déclenché Ba, cela ferait six au total, nous inclus évidemment.

- Donc, ceux que je mentionne doivent urgemment être retrouvés et éliminés, ne nous restera qu’à dénicher le troisième.

- Gardons en mémoire que l’affaire ne regarde plus seulement que nous, maintenant. La professeure et ses acolytes piétinent notre jardin. S’ils le font, c’est pour une raison que nous devons découvrir avant qu’eux ne brouillent la soupe.

- On fait quoi maintenant, soupira Ba.

- Mettre le serveur du café au pied du mur. Il faudra que notre camarade expert en combines se mette sérieusement à l’ouvrage, s’adressant à Hai.

Le regard des deux interlocuteurs se dirigea vers celui qui toussait rauquement sans cesser de fumer pour autant. Lorsqu’il roule les yeux, c’est que son cerveau est en marche rapide. Il acheva son verre.

- Une chose est évidente, tout ce que la Phalange a réussi à faire lors des quinze années de son existence a été de creuser des fossés pour y enfouir des collaborateurs de l’ancien régime, entrer au Cambodge, voir circuler des affamés en loques et suivre des pistes dont aucune aura permis de s’approcher de la véritable cible, Pol Pot. Au ministère, on s'attend à des résultats sur le nouveau mandat qu’on nous a confié et ça tarde à venir. On sait aussi que nous ne sommes plus seuls à enquêter là-dessus. Le “nous” inclut le contact du ministère. Je me demande si, étant informé de l’existence de ce groupuscule qui joue dans nos plates-bandes, les plans originels n’auraient pas changé. Serions-nous deux groupes, indépendants l’un de l’autre, mais à la solde du même employeur ?

- Que veux-tu dire ? Demanda Một.

Hai avait en main la lettre ayant circulé entre ses camarades et lui. Il prit un instant de réflexion, consultant quelques passages qui l’avaient aiguillé ou documenté ce qu’il allait déclarer. Des trois, c’est à lui que revenait la tâche d’apporter des nuances aux nouveaux éléments qui se présentaient, remodeler les stratégies.

- Cette lettre, il faut la lire gardant en mémoire ce que nous avions à réaliser et ce qui reste à effectuer. Décortiquons-la ensemble.

Il prit à nouveau quelques instants pour jeter un oeil sur le document.

- D’abord, il écrit “comme les autres, tu ne sais rien”, cela est clair, quelques personnes en connaissent leur contenu. Qui ? Il poursuit, annonçant qu’elles sont codées et que la clé permettant de les décrypter serait enfouie dans le jardin de la grand-mère du Mékong. Nous le savons maintenant, mais il est impossible de mettre la main dessus, car il serait risqué de nous y rendre, même y charger quelqu’un de le faire à notre place, l’endroit doit être sécurisé. Il mentionne par la suite, représailles éventuelles. De la part de qui ? Mystère. La missive prouve qu’il était vivant lorsqu’il a fait parvenir ce message, en 1993, sans que cela nous autorise à penser qu’il le soit encore. Pourtant, en haut lieu, on le confirme. Comment peut-on être certain d’un fait aussi précis alors qu’il n’y a que nous qui rapportons les fruits de toutes les découvertes ? De plus, il a été affecté au Cambodge, non pas à titre de simple soldat, mais auprès des autorités que dirigeaient Norodom Sihanouk, en 1953. Donc, ses talents, ceux qu’ils présentent dans la lettre, ont été reconnus par l’armée sud-vietnamienne d’avant avril 1975 qui voyait en lui un attrayant ambassadeur. Il ne peut et ne veut expliciter les troubles qu’il y a connus. Pourquoi ? Lesquels ?

Les deux autres colonels tombaient des nues.

- Vous ne trouvez pas qu’il existe un lien direct, filial même, entre lui et le serveur de ce café ? Pour moi, cela semble manifeste : les deux froissent le papier. Le fils de “Celui qui écrivait”, nous l’avons entre nos mains, saura-t-il nous mener jusqu’à lui ? C’est la question qu’il faut se poser et s’assurer de ne pas le laisser nous échapper. Je passe rapidement sur son association avec p-24-M, nous le savions d’emblée, puis il aborde directement le sujet de la médication que nos soldats s’administraient chaque jour et que des échantillons se trouveraient dans le fameux paquet enfoui dans le jardin de son épouse. Les deux derniers éléments que j’ai relevés sont, en premier, le fait que sa disparition a été signalée en 1995 et que nous l’ayons appris il y a très peu de temps. On se fait vague et imprécis quant au nombre de survivants. Pourquoi ?

Dans les yeux de Một et ceux de Ba, l’hébétude se lisait aisément.

- Il écrit être certain qu’on les cherche, le sourd-muet et lui, ajoutant : on nous recherche. Pour des raisons autres que leur élimination ? Le dernier point est de taille, ce sont les mots qu’il emploie pour signer la lettre : le fossoyeur de ton jardin. Moi, ça m’interpelle. Un fossoyeur creuse des fosses dans les cimetières, exact ? Je suis habitué aux codes pour en avoir transmis à la tonne ; je comprends qu’il veut probablement dire celui qui participe à la disparition ou à l’anéantissement de quelque chose. Ce type est extrêmement habile, j’aurais tellement aimé savoir cela à l’époque, voir à l’oeuvre un spécialiste dans ce domaine.

Les deux autres colonels n’en croyaient tout simplement pas leurs oreilles. Tout ceci amenait un nouvel éclairage et soulevait une kyrielle de questions.

- Si j’ai bien suivi tes explications au sujet du texte de la lettre, reprit Một, il pourrait y avoir quelqu’un au ministère qui en connaît beaucoup, qu’il aurait pu être présent à cette époque et à la limite, y être toujours.

- Cette conclusion est hâtive, mais une chose devient certaine, on essaie de nous coincer entre l’arbre et l’écorce.

- Peux-tu te faire plus précis ? La question venait de Ba.

- Mon analyse se fonde sur la lettre que l’on vient de découvrir, ainsi que de plusieurs informations en provenance d’en haut lieu qui semblent non pas contradictoires, mais lacunaires. Est-ce qu’on nous indique une route à emprunter sachant fort bien qu’il s’agit d’un cul-de-sac ?

- Qui en tirerait avantage ?

- Nous avons peut-être chacun de nous des choses à cacher ou à taire?

- Mettrais-tu notre honnêteté en doute ? Continua l’obèse.

- Dans ce métier, j’ai vite appris à ne jamais faire confiance à qui que ce soit, amis ou ennemis, ainsi que ceux qui n’ont rien à branler de tes histoires. Une question me taraude l’esprit depuis longtemps, je crois le temps venu de la soumettre.

- Vas-y, mettons cartes sur table, énonça pompeusement Một.

- Pour quelle raison étions-nous dispensés de la fameuse médication que nos soldats avalaient tous les jours, sauf “Celui qui écrivait” qui a invité par la suite p-M-24 à cesser de le faire ?

Les questions de Hai se faisaient de plus en plus embarrassantes. Một reprit.

- Pour le soldat sourd-muet, nous l’apprenons par cette lettre, mais un autre en était exclu par ordre des responsables de la formation. Comme il s’agissait de stimulants, j’ai vite compris que l’écrivain n’en avait pas besoin puisqu’il ne participait pas aux missions. Peut-on conclure pour autant qu’il n’a eu aucune information sur la manière dont elles se sont déroulées et qu’il les inventait de toute pièce ?

- Hermès lui détaillait ce dont il avait été témoin.

La discussion semait les graines de la brouille entre eux. On se regardait en chiens de faïence, cherchant ce qui pourrait, 20 ans plus tard, être perçu comme toujours répréhensible, voire condamnable.

Thi se présenta pour son quart de travail.

 

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Cambodge


    Le type chargé d’accueillir Bao et Daniel Bloch à la gare de Kep-sur-Mer, afin de les conduire chez Saverous Pou, ne leur sembla pas surpris du retard pris par le train qui laissait descendre ses deux derniers passagers dont la fatigue était apparente.

Durant le long trajet, la professeure se fit plus explicite sur ce qu’elle avait dit à l’homme au sac de cuir en lien avec ce souvenir d’un certain soldat rencontré il y a plus de 30 ans. C’est inimaginable à quel point la mémoire stocke des informations qui resurgissent, parfois après un certain effort, pour refaire surface avec clarté, au point qu’on croirait les événements se reproduire en temps réel.

La docteure Méghane aura sans doute à leur expliquer ce mécanisme bizarre relié à l’oubli. Ne dit-on pas que la mémoire est une faculté qui oublie ? Son corollaire peut-il tenir la route : l’oubli serait une faculté qui a de la mémoire.

Bao peut maintenant restituer l’endroit, le moment exact et les circonstances entourant ce souvenir, qu’elle raconta avec une certaine émotion.

Elle arrivait difficilement à dissimuler le fait que cette rencontre, dont la brièveté n’enleva rien à son intensité, l’avait émue, non pas seulement parce qu’on y mentionnait sa grand-mère paternelle, celle qui lui avait remis le bracelet de jade qu’elle porte à son poignet, mais également que lors de cet épisode elle tomba immédiatement sous le charme de cet homme aussi jeune qu’elle.

Comme elle aurait souhaité le revoir, à ce moment-là, afin de mesurer l’ossature du sentiment qu’il l’avait habitée. Il se dégageait de lui une assurance toute militaire, un sens du devoir et de la reconnaissance, cela illuminait ses yeux. Les mots qu’il employa pour parler de son aïeule, pénétrèrent en elle comme un philtre réconfortant. En peu de secondes, l’anxiété qui l’habitait à devoir affronter un représentant du nouvel ordre s’installant dans une Saïgon vaincue, disparut, laissant place au bien-être d’un apaisant élixir, une douce quiétude.

Cette rencontre modifia l’opinion qu’elle entretenait vis-à-vis la situation politique d’après la guerre. Par la suite, sans pouvoir associer les événements qui découlèrent de ces instants échangés avec le militaire, ni sa famille ni elle ne furent ennuyées ou importunées par la police. Au contraire, lorsque ses parents firent une demande d’emploi auprès d’écoles publiques, ils obtinrent un poste très rapidement. Il en fut de même pour elle, alors que manifestant un intérêt à poursuivre des études universitaires afin d’obtenir un doctorat en littérature française, la permission fut avalisée dans un temps n’ayant rien à voir avec les habituelles lenteurs administratives .

Elle obtint la chaire d’enseignement qu’elle sollicitait sans avoir eu à se soumettre à une entrevue ; l’ensemble de ses réquisitions matérielles ne tardaient jamais à être approuvées, ce qui ne suscita ni jalousie ni envie autour d’elle, ses collègues en bénéficiant.

Sa candidature afin de participer à un congrès international sur la littérature française à l’étranger, devant se tenir à Paris en 1990, fut acceptée sur-le-champ et elle put partir munie d’un passeport diplomatique. À cette période, le Vietnam commençait tout juste à s’ouvrir sur le monde.

Rarement s’interrogeait-elle sur ce qui arrivait, notant toutefois la difficulté de ses collègues ayant à se démener pour obtenir une réponse aux minimes requêtes qu’ils adressaient, alors que tout lui souriait aisément.

L’affaire des colonels, sa rencontre avec ce militaire vouant une affection sans limites pour sa grand-mère paternelle, les associant, l’amena à s’interroger sur le fait qu’elle pourrait être protégée par quelqu’un de hiérarchiquement élevé. Est-ce que ce patronage existe toujours ? Si oui, comment renouer contact avec cet homme qui, l’espace de trois instants, changea sa vie au point que jamais elle n’a cherché à s’enticher de quelqu’un d’autre.

Daniel Bloch, ému, ne savait pas comment démêler tout cela. Les informations lui parvenaient au compte-gouttes, le temps que la professeure ramasse tout ce qui dormait en elle. Il dut faire un effort pour mettre à distance ses sentiments personnels et les réminiscences dont elle achevait le récit, inconfortablement installés dans ce train brinquebalant, en route vers Kep-sur-Mer. Le premier amour ou le premier coup de foudre, surtout lorsque cela survient à un jeune âge, poinçonne le coeur d’une marque indélébile que le temps arrive difficilement à radier.

L’embarras ressenti, s’il ne le plaçait pas immédiatement dans la section de son cerveau  se retrouvent les éléments disparates de l’affaire des anciens colonels, saurait le perturber. La femme voyageant avec lui, en aucune circonstance depuis leur tout premier rendez-vous, ne lui procurait que des élans d’une agréable symphonie. Maintenant, il apprenait qu’elle aurait épousé le célibat afin de préserver quelques courtes minutes vécues face à ce soldat. Elle lui devint plus chère encore.

Tout au long de cette déclaration, Daniel Bloch la regardait, cherchant à déceler dans les intonations de sa voix, quelques ombres de nostalgie ou de mélancolie. Rien d’autre que l’intention de découvrir si le lien établi entre ce militaire et la protection qui en découla, pouvait être perçu. Il s’en tint à cette impression, résolu à l’accompagner dans la mission dont elle s’était investi et à laquelle elle l’avait si prestement allié.

- Madame Saverous Pou vous prie de bien vouloir l’excuser. Compte tenu de l’heure tardive, elle vous fait savoir que vous vous verrez demain matin, au petit-déjeuner. Nous avons préparé la chambre d’amis. Je ne sais pas si le tuk-tuk (tricycle motorisé) sera aussi confortable que vos bancs de train, mais nous n’en n’avons pas pour très longtemps, 2 kilomètres à peine.

- Merci, monsieur. Nous saurons profiter de cette nuit de repos, soyez-en certain, répondit Daniel Bloch qui déposait les bagages sur ce petit véhicule.

Une nuit chaude s’offrait à eux dans sa totale noirceur que seuls les feux jaunâtres de ce taxi rudimentaire éclairaient partiellement. Par chance, le chauffeur manifestant un réel souci pour leur confort, roulait à bonne vitesse, de sorte que le vent du Golfe de Thaïlande les rafraîchissait. La maison de leur amie apparut peu de temps après avoir quitté la gare.

Les pilotis qui soutiennent l’architecture de ce que l’on pourrait qualifier de chalet de campagne, s’élèvent sur environ 2 mètres. Un chien en laisse, réveillé par le phare qui répandait son faisceau de lumière sur la cour, se dirigea lentement vers les arrivants.

- Au Cambodge, le commerce de la viande de chien est florissant. C’est pour cette raison que madame Sou (c’est ainsi que nous l’appelons) qui tient à cet animal comme à la prunelle de ses yeux, m’a engagé afin de veiller sur lui. Je passe mes nuits à lui lire des histoires qu’il semble écouter, mais je sais qu’il est complètement sourd. Je m’en suis rendu compte très rapidement. Lorsque ma maîtresse m’a demandé, il y a plusieurs années déjà, de lui procurer un animal de compagnie, je l’ai avisée de l’état de l’animal, mais elle n’y a vu aucun inconvénient.

- Il est sourd et vous lui lisez des histoires, s’enquit Bao.

- Oui, madame. La surdité se mesure chez les êtres humains, c’est plus difficile pour une bête. Mais je me dis qu’elle entend peut-être un peu ma voix et que cela la réconforte. Durant la journée, de retour au village, ma patronne demeure seule avec sa chienne qui la rassure.

Cette histoire canine émouvait l’homme au sac de cuir. Il chassa rapidement les images de Fany, manifestant une certaine envie pour son amie qui ne donnait aucun signe de vie.

- Elle vous a préparé des nems (plat asiatique), se disant que vous seriez affamés après un si long voyage. Vous comptez demeurer quelques jours ?

- Un autre voyage nous attend, celui qui nous ramènera à Saïgon, répondit Daniel Bloch.

- Je vous conseille de traverser au Vietnam à partir de Hà Tien, de là vous trouverez des bus menant à Saïgon.

- Merci du conseil.

- Si vous le souhaitez, il me fera plaisir de vous accompagner jusqu’à la frontière. Il y a moins de 40 kilomètres entre les deux endroits.

- Très aimable de votre part.

- Entrez, je vous mène à la salle à manger, puis dans vos appartements.

Une douce odeur de citronnelle envahissait la pièce servant de cuisine, ainsi que de bureau de travail à la septuagénaire.

 

Il se laissa gagner par sa propre conviction

 

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