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La famille de Đẹp se dirigea vers la chambre qui leur était assignée alors que Daniel Bloch descendit au comptoir de la réception demander à la jeune employée de réserver une table pour trois personnes au restaurant OLÉ sans oublier, bien sûr, Fany. Ils arriveraient vers 19 heures.
Réinstallé dans ses appartements, il se mit en frais de chercher sur son ordinateur portable des pistes de réflexion sur le hasard et ce qu’il considérait comme un synonyme, l’accident. Cela le distrairait des questions auxquelles il consacrait son temps depuis le retour du Mékong, soit la mémoire, les codes de même que la philologie cambodgienne.
Il retint cette explication de Nietszche.
“Le caractère général du monde est de tout éternité chaos, non pas au sens de l’absence de nécessité, mais au contraire au sens de l’absence d’ordre, d’articulation, de forme, de beauté, de sagesse, et de tous nos anthropomorphismes esthétiques quelque nom qu’on leur donne. En réalité, ça et là, quelqu’un joue avec nous - le cher hasard : il mène notre main à l’occasion, et la providence la plus sage ne saurait inventer plus belle musique que celle qui réussit à notre main insensée.”
Le hasard est-il un accident ?
Ce terme compléterait ce dont il avait besoin afin de poursuivre sa réflexion.
“Ce qui existe non en soi-même, mais en une autre chose ; ex. la forme ou la couleur appartiennent à une chose qui subsiste en elle-même ; par la suite, ce qui peut être modifié ou supprimé sans que la chose elle-même change de nature ou disparaisse. “
Daniel Bloch, combinant ces deux notions, comprit l’absence de pouvoir de l’humain sur ces deux concepts. Le hasard l’avait poussé vers les amis de Đẹp qui, à la suite d’un accident du destin, se faufila dans sa vie pour la modifier, l’ouvrant à de nouvelles routes.
Son portable bipa, un message entrait, provenant de Bao qui l’invitait à prendre le café en fin d’après-midi. Elle souhaitait lui présenter quelqu’un qui se joignait à leur groupe. Il lui répondit qu’il y serait, accompagné d’une amie et sa famille. Il proposa 16 heures.
Son coeur palpita le temps de réaliser qu’au cours de la même journée quelque chose comme le hasard lui refilait un clin d’oeil. Pourquoi ne pas le provoquer ? Il fit modifier sa réservation au restaurant OLÉ, y faisant ajouter deux places supplémentaires. On verrait bien pour la suite comment il compte agir pour se diriger vers un peu plus d’intimité auprès de Bao.
Il appela Đẹp par le circuit téléphonique interne de l’hôtel, lui proposant de se rejoindre dans le lobby, vers 15 heures 45, lui expliquant le programme qu’ils suivraient.
- Cela ne sera pas trop demander à Mừng ?
- Non, elle doit s’habituer à notre rythme de vie dès maintenant.
- À tout à l’heure, donc.
Le fait qu’ils aient oublié, retenus par leurs conversations impromptues, de prendre le temps de sortir pour le lunch, ne semblait aucunement perturber la petite famille. Lui non plus, à moins que le robusta ne vienne pas à manquer...
Il plaça l’alarme de son portable pour 15 heures.
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Il plut tout l’après-midi. Les coups de tonnerre, Daniel Bloch se le demandait à chaque fois, rappellent-ils aux Vietnamiens un autre type d’explosion giclant du ciel. Durant des années, une multitude d’enfants n’auront eu pour berceuses que ces redoutables tintamarres. La terreur mêlée aux incendies n’arrivant pas à s’éteindre, les courses effrénées vers des abris peu sécuritaires, ces maisons s’effritant sous leurs yeux comme de précaires châteaux de cartes, les absences courtes ou définitives, tous ces bruits environnants qui annonçaient la venue imminente d’horreurs épandeuses de sang, les prières inutiles et les supplications continuelles pour que tout s’arrête, enfin.
Tous ces enfants ayant vécu quotidiennement sous de proches menaces, catastrophiques et de plus en plus sophistiquées ; ces familles disséminées par la grogne de soldats qui jamais ne découvraient ce qu’ils recherchaient ; ces conscrits que la guerre malmenait, les forçant à s’engloutir dans des tranchées gluantes et poisseuses, attendant, continuellement aux aguets, une possible mort ; cette peur permanente logée aux tripes, rongeuse et dévorante, que l’on devait cacher avant de l’enterrer.
La guerre qui n’allait jamais s’arrêter, enchevêtrant les mémoires envahies de souvenirs, ceux du jour à ceux de la nuit. Le gris des nuages incorporé aux nuages gris de la poussière vomie par les bombes qui souillaient tout. Dès lors, faut-il comprendre pourquoi les Vietnamiens ne souhaitent plus en parler, comme si relever un événement ou un autre puisse charrier des souffrances à la limite du tolérable. Ce qui est sans doute le cas de la vieille grand-mère du Mékong.
La rencontre de fin d’après-midi clarifierait-elle ou obscurcirait-elle l’objectif de ces trois colonels ? La présence de la petite famille empêcherait-elle la poursuite du débroussaillage de ses contours ?
Bao sera accompagnée, lui avait-elle spécifié, d’une nouvelle personne ayant adhéré au groupuscule déjà constitué, allait-elle esquiver le sujet, le reporter à plus tard ?
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Lorsque toute la compagnie fut montée dans le taxi prenant la direction du café Nhớ Sông, Daniel Bloch songeait à un circuit touristique qu’il proposerait à Đẹp. Celle-ci lui annonça que leur arrêt à Saïgon ne durerait que trois jours, puis ils remonteraient à Hanoi avant de repartir sur Lan Song.
- Nous souhaitons demeurer quelques heures dans notre ancien quartier afin de saluer tout le monde et leur présenter Mừng. On nous a annoncé un mariage pour bientôt, mais il nous sera impossible d’y assister.
- Laisse-moi deviner. Délinquant et sa couturière.
- Voilà, vous tombez pile. C’est triste que vous ne puissiez y être, cela leur aurait tellement fait plaisir. Tous les autres y assisteront excluant votre bon ami qui a choisi de parcourir les routes du pays en compagnie de la troupe de théâtre.
- Trapu aura enfin découvert sa voie.
- Ce type vivait dans la plus entière confusion avant que vous l’ameniez à s’interroger. Avec la troupe de théâtre, il s’est révélé.
- J’aime bien entendre parler des personnages de ce groupe. Chacun m’a permis de comprendre tant de situations, mieux saisir les pourtours de la culture vietnamienne. Je leur en suis très reconnaissant.
- Vous apprendrez que Plus-Jeune et Grêle font un travail formidable à la bibliothèque. Leur engagement dépasse tout ce que j’aurais pu imaginer. Le quartier leur est redevable.
- Cette chère madame Quá Khứ ?
- Elle vieillit, vous l’avez sûrement constaté, vous qui vivez si proche d’elle. Notre départ a été un autre coup dur. Nous lui avons demandé de servir de marraine pour Mừng. Elle a accepté. Par chance, elle reçoit de l’aide de quelques femmes du quartier qui ont pris ma place à son café.
- Avoir réalisé son rêve d’ouvrir une galerie d’art à l’intérieur de son établissement l’a tant épanouie. Lors de mon retour à Hanoi, je compte bien reprendre le rôle qu’elle m’a confié.
- Vous devez vous ménager, continua Đẹp, les heures que vous consacrez à la bibliothèque, celles que vous mettez à renouveler les oeuvres présentées à la galerie d’art, cela ne doit pas vous fatiguer.
- C’est du plaisir à l’état pur.
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La voiture taxi stoppa. Il leur fallut prendre garde de ne pas s’affaler dans l’immense flaque d’eau que la pluie avait laissée devant la porte du café. Une flaque d’eau est le résultat d’une accumulation de millions de gouttes lui permettant de devenir. Organisée en un tout, chacune s’y emprisonnera après de vaines tentatives pour s’échapper. L’espace de quelques secondes, engloutie dans l’ensemble, abandonnant son éphémère individualité, elle disparaîtra. Puis viendra le soleil ou un balayeur de rue, que voilà cette essence entièrement disparue.
Hoa, voyant s’avancer le groupe précédé d’une Fany fière de revenir dans un lieu connu, se dirigea vers eux.
- Dibi, il y a plusieurs jours que je vous ai vu. Étiez-vous malade ?
- Non, non, l’occasion ne s’est pas présentée. Voici des amis en provenance du nord du Vietnam.
- On vous attend ; même place qu’à l’accoutumée.
Deux femmes, assises l’une en face de l’autre, discutaient. La serveuse tatouée dirigea les arrivants vers elles. S’interrompant, elles se levèrent pour les saluer. Bao présenta la docteure Méghane alors que Daniel Bloch fit de même pour Đẹp et sa famille. Le bébé accapara toute l’attention. Il en est souvent ainsi, les enfants sont rois et reines au Vietnam.
Lorsque de nouvelles personnes se rencontrent, s’enquérir du lieu de résidence est coutumier ; de même pour la famille, un peu comme si l’on cherchait à découvrir des croisements parentaux.
Les nouveaux venus ne pouvaient qu’intéresser Bao, ayant toujours vécu dans le Sud, de même pour la docteure Méghane dont le père origine du 17e parallèle du Vietnam.
Sans aborder en profondeur ce qui les différenciait, on s’en tint davantage au présent. Que faisait-elle à Lan Song ? Avaient-ils apprécié leur séjour à Hanoi ? Qu’est-ce qui les amenait à Saïgon ? Y retrouveraient-ils des membres de la famille ? Leurs études ?
La photographie passionna surtout celle dont la mémoire était son sujet de recherches, y voyant une manière de saisir le présent, sans le dénaturer et lui permette de traverser le temps par la magie de la pellicule. Visage-Ravagé expliqua sa façon de travailler, le souci qu’il mettait à toujours capter le Beau chez une personne et ce qui l’entoure ; les clichés de la nature qu’il découvrait au Nord de Hanoi, sans jamais se lasser.
Il apparut étrange à Daniel Bloch de remarquer qu’à chacune des occasions au cours desquelles le photographe prenait la parole, Fany devenait plus attentive. Cette chienne ne cessait de le surprendre, quel sens de la mémoire possède-t-elle ! Reconnaître des trajets, il l’avait constaté à Sapa et maintenant à Saïgon, on ne pouvait l’égarer ; sentir des odeurs particulières, elle lui en avait démontré ses capacités avec les trois anciens colonels lors des rencontres aléatoires, mais pourquoi dès la première fois, alors que ces personnages lui étaient de parfaits inconnus ?
Fany n’exigeait jamais qu’on la caresse, lui flatter occasionnellement la tête satisfaisait. Comment expliquer que Visage-Ravagé, lui ayant présenté Mừng, elle s’y attarda, frotta son museau humide sur les jambes du bébé et parut s’attendre à une cajolerie en retour ? Autant de questions auxquelles une autre personne, peu attentive ou moins observatrice que lui s’y serait désintéressé.
Bao précisa que la docteure Méghane est une spécialiste en neurosciences s’intéressant au phénomène de la mémoire. Daniel Bloch n’allait certainement pas oublier cette information, tout comme la médecin devait sans doute attendre le bon moment pour lui parler de la conférence de Toronto, au cours de laquelle Tzvetan Todorov, une proche connaissance de ce dernier, traita de la mémoire et ses abus.
Quel lien unissait la professeure universitaire de littérature et elle ? Il n’allait pas tarder à en apprendre davantage.
- Monsieur Bloch, notre amie commune m’a dit que vous étiez en contact avec le professeur Todorov.
- Il est un bon ami, en effet.
- À la suite de sa conférence à Toronto, il m’a glissé l’information à l’effet qu’une de ses connaissances résidait au Vietnam et par un incroyable hasard, le voici devant moi.
- Vous vous intéressez au hasard ?
- Pas spécialement, mais je constate qu’il agit présentement.
- Est-ce par hasard que vous soyez devenue amie avec Bao ?
La docteure Méghane ne cessait, discutant avec lui, de jeter un regard vers la fille de Đẹp. Le côté vietnamien de sa personnalité ou sa profession l’y incitait-elle ?
- Avez-vous remarqué, Đẹp, que votre bébé développe une tache de vin sur sa figure ?
La question surprit la mère de Mừng qui examina plus attentivement le visage de sa fille. Passant de l’enfant à son conjoint, un vague ennui pointa son nez.
- Je suis médecin, certains détails ne peuvent m’échapper. Sachez toutefois que cela n’a rien d’inquiétant. La seule question à laquelle un dermatologue pourrait mieux répondre que moi, est de savoir quelle étendue cette tache occupera dans l’avenir. Si vous souhaitez être rassurée, je vous réfère à un hôpital de Saïgon où travaille un spécialiste fort reconnu.
- Vous feriez cela ?
- Laissez-moi passer un coup de fil.
- Nous apprécierions.
La docteure Méghane quitta la table, s’éloigna munie de son portable.
- Il ne faut pas vous en faire pour si peu, dit Bao, voyant que la nouvelle avait bousculé Đẹp et suspendu la conversation. Attendons l’opinion du spécialiste.
- J’arrive difficilement à m’expliquer que cette tache ne me soit pas sauté aux yeux auparavant.
La médecin revint vers eux, annonçant que s’ils étaient disponibles dès maintenant pour se rendre à l’hôpital, le dermatologue pourrait examiner l’enfant. Elle lui remit l’adresse transcrite sur un bout de papier ainsi que son numéro de portable, si jamais ils avaient besoin de son aide.
- J’ai réservé une table au restaurant OLÉ pour 19 heures. Nous vous y attendrons, voici la carte d’affaires, dit l’homme auquel le chauffeur fit un signe de la tête, indiquant qu’il savait bien où se rendre.
La voiture démarra en trombe comme s’il se fut agi d’une ambulance. Il revint auprès des deux dames qui achevaient silencieusement leurs consommations.
- Vous avez l’oeil, docteure.
- Sans être généraliste, ce rien ne pouvait échapper à ma vue.
- Comment expliquer que les parents ne l’aient pas remarqué avant que vous lâchiez ce diagnostic ?
- Souvent, pour ne pas s’épouvanter, il suffit de ne pas voir, dit la docteure Méghane cherchant un moyen de recoudre le bout de conversation abruptement interrompu. Nous parlions de Todorov, je crois.
- Je vois qu’il est toujours actif.
- Sa conférence a été très courue le mois dernier. Comment l’avez-vous connu ?
- Cela date de plusieurs années. Étrangement, c’était au Canada, au Québec pour être plus précis, lors d’un séminaire sur la linguistique. Il était à préparer son bouquin “Nous et les Autres”, mais à cette occasion il traita des liens entre poésie et prose, en fait la poétique de la prose. De mon côté, je devais démontrer que les langues, quelles qu’elles soient, anciennes ou modernes, renferment toutes une symbolique plus ou moins abstraite qui peut enrichir ou obstruer la communication. Nous avons beaucoup discuté, accompagnés par son épouse Nancy Houston que Bao chérit particulièrement.
- Tout à fait, mais puis-je me permettre de préciser le pourquoi de notre venue cet après-midi, dit la professeure. Il s’agit, vous vous en doutez bien, de cette histoire d’anciens colonels. La docteure Méghane et moi en avons discuté lors de notre dernière rencontre, justement là où vous dînerez ce soir.
- Et auquel je vous invite toutes les deux, coupa Daniel Bloch.
- Cela sera agréable de retrouver Monica, n’est-ce-pas docteure ? Reprit Bao.
- Vous avez raison. J’accepte avec plaisir.
La mise à jour du dossier des anciens colonels que fit la professeure, permit à chacun de se retrouver sur la même longueur d’ondes. Il fut convenu d’une nouvelle rencontre chez la grand-mère du Mékong à la suite d’un meeting au cours duquel Sứ Giả, l’étudiante qui a démarré tout ce bal, participerait. Une fois que les lettres auront circulé entre les mains des deux participants qui n’en avaient pas encore pris connaissance et d’un échange de points de vue, ils pourront structurer la suite des choses.
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Deux heures plus tard, alors que trois hommes entraient, Fany gronda. Une enveloppe de silence couvrit entièrement le café. Daniel Bloch caressa la tête de sa chienne, la ramenant à poser son museau à ses pieds. Les colonels prirent place à la table où ils s’installent régulièrement. La serveuse tatouée se dirigea vers eux, glissant au passage un sourire à ces clients qui venaient de cesser de parler.
- Vous connaissez ces hommes ? Demanda la docteure.
- Ceux dont je vous ai entretenu lors de notre dernier dîner, répondit Bao qui achevait son thé vert.
- Un hasard ou un accident, argua l’homme au sac de cuir.
Le portable de la docteure Méghane sonna.
- Đẹp nous retrouvera chez Monica. Elle m’a semblé rassurée. Ce dermatologue, en véritable professionnel, leur a correctement expliqué la situation.
C’était le moment du changement au service aux tables. Hoa vint saluer les clients qui traînaient encore au moment où Thi prenait la relève. Le jeune poète de nuit, achevant de faire les comptes du tiroir-caisse, nettoya le comptoir avant de s’approcher de Fany qui le reconnut, son comportement affable le laissait voir.
- Bonsoir, puis-je vous offrir de renouveler vos rafraîchissements, dit le jeune au timbre de voix si particulier.
- Fort gentil, mais nous quittons le café dans quelques minutes, répondit Bao.
- Excusez mon impolitesse, mais je crois que c’est la première fois que vous venez ici, mademoiselle, s’adressant à la docteure Méghane. Peut-être seriez-vous venue alors que je n’y étais pas ?
- Vous avez raison.
- Je me nomme Thi.
- Enchantée, répondit la jeune femme sans trop faire attention à lui.
L’échange de regards entre eux n’allait pas s’éterniser. Elle ne donna pas son nom en échange de celui qu’on venait de lui dévoiler. Jamais elle ne s’attardait plus de dix secondes aux nouveaux venus qui lui sont présentés. Ne percevant aucune complicité entre eux, le serveur se rabattit vers la chienne qui lui témoigna plus d’intérêt.
Il était temps de se rendre au restaurant espagnol alors que les trois anciens colonels ne cessèrent de surveiller d’un oeil intrigué les échanges du groupe installé devant eux.
Daniel Bloch regretta l’absence du conjoint de Đẹp qui aurait pu discrètement prendre une photo de ces hurluberlus. Une photo vaut mille mots, dit le dicton. À l’examiner de près, qui sait, on aurait pu déceler certains indices.
Lorsqu’un homme trouve une chose qui lui est nécessaire,
ce n’est pas au hasard qu’il le doit,
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