lundi 23 octobre 2017

5 (CINQ) (CENT CINQUANTE-TROIS) 53



il arrive à la vie de ne plus avoir de temps
pour chercher l’infini enfoui
dans les pluies, les mouillures de gazon
de faire affront au jour ensoleillé
et de s’accrocher à la nuit décharnée


     Le suicide n’existe pas, il y a toujours un meurtrier derrière la mort. Un meurtre, non un assassinat. Face à la mort, devant un être mort, inéluctablement on cherche un coupable; une cause, une raison. Nous oublions qu’elle fait naturellement partie de la vie. Les cellules, avant un cancer fulgurant ou pas, vivaient. Sans doute heureuses de n’être que ce qu’elles sont. Alors s’annonce un pernicieux belligérant. Bien armé. Une cuirasse opiniâtre lui sert de bouclier. Voilà celui qui bousillera tout, laissant les globules errer entre expectation et résignation. Puis l’arrivée au terminus. C’est tout.

Souvent, la vie s’amuse à chercher l’infini dans l’ininterrompu du temps. C’est qu’elle a peu d’espace pour manœuvrer. Les délais sont courts, s’amenuisent rapidement. Combien d’heures perdues à espérer l’immortalité. De minutes gaspillées à croire aux imbroglios confus qui jonchent nos routes. De secondes évanouies à affronter des adversaires inconnus dressés devant soi sans que l’on puisse s’approprier leur raison d’être.

Les employés municipaux de la ville de Saïgon, revêtus d’une combinaison de couleur orange, grattent les rues munis de longs balais au bout desquels sont fixés des brindilles épineuses. Le bruit ne passe pas inaperçu. Comme un balancement synchronisé à des virevoltes fouettant le bitume. L’un d’entre eux, un jour, remarquera un homme endormi sur le banc de parc. Immobile. Le sac vert, lui ayant servi d’oreiller, grugé à une de ses extrémités; les rats sans doute. L’employé s’arrêtera, fixera son attention. L’homme sera mort.






le temps s’attache à tout
au pubère et à l’artificiel
au bleu des veines de nos poignets vieillis
aux routes essoufflées et inconnus
dans des azimuts brouillés


     L’homme ne saura jamais qu’il est mort. Il savait qu’il allait mourir, pas plus. Trois mois et quelques jours à déambuler ici et là. La vieille dame qui le grondait, lui reprochant de ne manger que des sandwiches, ne boire que du tonic water, cette vieille dame ne saura pas qu’il en avalait qu’une moitié, ne buvait que quelques gorgées de ce liquide à la quinine.

La veille, lors de la dernière prise d’autoportrait, il s’est remercié. Félicité d’avoir suivi à la lettre son plan d’origine. Subséquemment, un doute vint se loger entre l’estomac et l’intestin. Les tempes battaient la chamade, plus qu’à l’habitude. Une toux. Tenace. La mousson la lui avait donnée; ne s’en est jamais débarrassé. Il marchera toute la nuit. Reviendra à son banc de parc lorsque les dernières prostituées auront quitté l’édicule où elle se tiennent, se regroupent. Il aura récupéré le sac vert, placé en direction du nord. Ses pieds au sud. Il sera prêt.

La curiosité de l’employé municipal ameutera quelques badauds. Réunis autour de l’homme, ils lui seront sa dernière compagnie, ses funérailles. Son porte-monnaie est vide. Il a tout jeté au fur et à mesure des jours. Quelqu’un découvre un portable. Le groupe s’interroge. Le jeune placier de motocyclettes du restaurant qui fait le coin de la rue propose à l’assemblée de tenter de l’ouvrir. N’y parvient pas. Le dépose sous le sac vert et retourne à son stationnement. Il appellera les premiers secours.








redonner puis reprendre
temps et vie qui meurent
allumer les angoisses rongeuses
au bûcher immortel
puis partir


     La vie fut donnée à cet homme. Elle s’est transformée, a changé de visage au cours du passage du temps qui lui, jamais ne s’use. Il n’y a que le temps et la vie d’un individu qui meurent; tout à côté de lui, de cet homme, de tous les hommes, le temps et la vie ne meurent pas. Ils se plaisent à allumer des angoisses qui corrodent les tissus entre l’estomac et l’intestin. Ou ailleurs. C’est le cancer, son nom. L’opposé de l’immortalité.

L’homme est mort d’un cancer fulgurant, diagnostiqué quelques jours avant son retour à Saïgon. Il a choisi de laisser la place à ce bûcher immortel qui n’attend qu’à reprendre le si peu d’espace situé entre soi-même et l’inexhaustible.

L’homme, celui atteint d’un cancer fulgurant, n’a jamais parlé de la mort. Il ne la connaissait pas. La définissait comme étant le bout de la vie. Un point c’est tout. Durant toutes les heures qu’il aura marché, jamais il n’y a pensé. Ne lui a jamais parlé, seulement préparé une place sur un banc de parc. Un point c’est tout.

Traînait sous ce banc, un livre. La vieille dame, celle qui offrait bánh mì et tonic water à l’homme, ce quidam, le récupéra. Revenue sous son parasol, elle le feuilleta : nom d’auteur caviardé, même chose pour celui de l’éditeur, aucune date… On croit y lire le même poème, en vietnamien d’un côté, en français de l’autre. Les feuilles, froissées et humides, ne laissent aucun indice sauf cette note transcrite au crayon de plomb, à deux pages de la fin.

Le cadavre exquis est un jeu.  
Ici, dans ces pages, l’auteur en propose une version différente.


Fin

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