mardi 26 septembre 2017

5 (CINQ) (CENT CINQUANTE) 50


il arrive à la vie de devoir se mesurer au temps
combat irrégulier
pluie contre gazon mouillé
soleil affrontant un jour froid
lune contre une nuit décharnée



     L’homme laisse tomber le vieux recueil écorné; le poète lui est inconnu; il l’a pris dans l’armoire vitrée de la réception de cet hôtel de Saïgon, toujours en attente de sa première étoile de classification. En échange, déposé le livre acheté afin de remplir les heures qu’il aurait à passer entre ciel et terre. Le dernier Tonino Benacquista. L’aura achevé, quinze heures plus tard, prenant un latte dans un café désert du terminal international de l’aéroport de Pékin. Il est le seul à utiliser cette dénomination, les autres disent Beijing.

On ne l’attend pas à Saïgon, lui parmi les rares à utiliser encore l’ancienne appellation en lieu et place de Hô Chi Minh-Ville. Milieu de la nuit. Dernier à récupérer son visa permettant d’entrer au pays. Il a eu la malchance d’être précédé d’un groupe en provenance de Hong Kong, une trentaine de touristes discutant des ravages occasionnés par le typhon Hato, un des pires de cette saison. Son bagage a été déplacé vers les « perdus/trouvés ».

Nuit brûlante. Cette mousson est davantage humide qu’à l’habitude. Un chauffeur de taxi s’approche, lui propose de le déposer à l’hôtel au même tarif qu’une course en après-midi. Les rues sont vides. Par la fenêtre de la voiture, les odeurs lui collent au visage. Il reconnaît. On imagine difficilement que dans quelques heures à peine, tout deviendra frénétique, endiablé, bruyant et en attente de la pluie. En est-elle maintenant à se transformer en déluge de fin d’après-midi ou de soirée ?



le temps, pubère vie artificielle,
arrache tout sur son passage
les veines bleuies à nos poignets
suivent des routes sans azimut
qu’un inconnu s’amuse à brouiller


     L’homme a repris le recueil de poèmes. Sur la page de droite, quelques vers en vietnamien et leur traduction sur celle de gauche. Lui, il aurait inversé. Sans autre raison que celle de l’esthétique. Cet hôtel, en plein cœur de Saïgon, propose seulement quelques chambres. Il se doute, à voir les couloirs nus et sans miroirs, qu’on les tarifie à l’heure. La sienne sera la sienne pour une journée, le temps qu’il rejoigne l’appartement loué pour la période de son séjour. On lui a conseillé de ne pas s’engager pour plus de deux semaines, le temps de voir, d’apprécier les lieux et l’environnement. Deux semaines, cela peut s’avérer très court.

Il a acheté un bánh mì et un tonic water, puis grimpé jusqu’à l’étage numéro quatre. Pas d’ascenseur. Sélectionné You Tube sur son laptop. Pour une fois, la connexion internet semble bonne et le mot de passe, compréhensible. Pourquoi cette musique de jazz, en pleine nuit, le rend-t-il si amorphe ?

Le papier officiel il l’a lu, relu. Son habitude de circuler dans l’avion lui aura permis de le froisser tant et tant que s’il ne l’avait pas mémorisé, certainement son contenu en serait maintenant illisible. Beaucoup de chiffres, des comparatifs, des extrapolations… tous arrivaient à la même conclusion : ce cancer serait fulgurant. Le spécialiste lui a recommandé de ne pas quitter le pays; son état actuel le lui permet encore mais les traitements auxquels il devra inévitablement se soumettre, l’oncologue ne pouvait se prononcer sur leur efficacité ainsi que sur leurs coûts dans les hôpitaux vietnamiens.


le temps et la vie ne sont donnés
qu’à ceux qui savent accepter la mort
aux autres, ce ne sera qu’angoisses
ces rongeurs infatigables
qui effilochent notre continuité




     Finalement, le document s'est retrouvé dans la première poubelle aperçue à l'aéoport Tân Son Nhât. Il n'allait pas le jeter dans un bac à recyclage. On ne recycle pas ce genre de nouvelle. Soulagé, personne maintenant ne remarquera qu'en lui grouille une potion qui le mènera à la mort. Deux... au maximum quatre mois. Refuser de prendre ce qui pourrait le soulager, retarder un peu l'évolution d'une tumeur follement affamée, cette décision, il l'avait rapidement prise.
- Merci, docteur.
Il referma la porte derrière lui. Il se savait maintenant entré dans une course à obstacles: le premier, rentrer à Saïgon.

         


  
il arrive à la vie de devoir se mesurer au temps
combat irrégulier
pluie contre gazon mouillé
soleil affrontant un jour froid
lune contre une nuit décharnée


le temps, pubère vie artificielle,
arrache tout sur son passage
les veines bleuies à nos poignets
suivent des routes sans azimut
qu’un inconnu s’amuse à brouiller


le temps et la vie ne sont donnés
qu’à ceux qui savent accepter la mort
aux autres, ce ne sera qu’angoisses
ces rongeurs infatigables
qui effilochent notre immortalité





 À suivre

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