il arrive au temps de devoir mesurer la vie
combat infini
pluie et gazon mouillé
soleil affrontant un jour froid
lune décharnant la nuit
La réception occupe un espace étroit au rez-de-chaussée. Sur un coffre en
bambou servant de bibliothèque, repose le roman de Benacquista. L’homme, considérant
le troc équitable, dépose le recueil de poèmes dans son sac à dos puis quitte
l’hôtel sans payer.
Parcourir
Saïgon le matin alors que le bruit se lève lui a toujours procuré un plaisir
particulier. Ce matin, pas du tout. Il remit au chauffeur, qu’il dût réveiller,
un billet sur lequel l’adresse était notée. Cinq minutes de course.
– Merci,
monsieur.
Le building,
ancien mais confortable, ne dispose pas d’un ascenseur. Il s’habituera. Bagage
à l’épaule, sueurs dans le dos, l’homme arrive finalement à ce penthouse défraîchi
niché au quatrième.
La fatigue liée
au décalage horaire se fait sentir, mais il ne souhaite pas s’allonger
craignant s’endormir et ainsi ralentir la nécessaire culbute des heures. Tout
bon voyageur doit s’assurer de trois choses à son arrivée en terre
nouvelle : logement, transport et emploi du temps. L’homme n’est pas un réglo.
Il vit à Saïgon depuis assez longtemps pour la connaître sous toutes ses
coutures. Il a changé de quartier. Ne veut plus mettre les pieds dans les mêmes
sillons.
L’homme
défera son bagage plus tard. Pour le moment, il ira marcher, réorganisera son
temps. Premier autoportrait devant le grillage de la porte d’entrée du building.
Un tous les jours. Enfoui dans son portable sans qu’à aucun moment il n'y
retourne. De toute façon, il y aura de moins en moins à voir.
Demain, jour
sans date comme tous ceux qui suivront, l’homme ira chez le docteur Bouddha.
Vieil homme - sans doute le même âge que lui – qui a survécu à la guerre;
médecin au service des marionnettes de Washington, on lui a brisé les deux épaules
à coups de pieds lorsque l’on eût appris qu’il flirtait avec les Viet-Congs. Sachant
bien la doser, il lui fournira la morphine nécessaire pour les semaines à
venir. Au début, docteur Bouddha la lui injectera, par la suite, il s’y
appliquera.
Trouver un
banc de parc. C’est tout.
la vie pubère et artificielle,
arrache tout sur son
passage
nos veines bleuies, nos
poignets raidis
suivent des routes sans
azimut
qu’un éternel inconnu
brouille
Le
recueil de poèmes que l’homme a glissé dans sa poche deviendra son passeport.
Incognito comme cet auteur dont le nom a été caviardé. Impossible de retracer
le nom de l’éditeur. Sans date aucune. On croirait lire le même poème duquel,
de vers en strophes, un mot, parfois deux furent modifiés. Il a jeté son
passeport dans le caniveau.
La mousson
repousse son spectacle son et lumière pour la fin de l’après-midi. L’homme
dormira à ce moment-là. Maintenant, le soleil crevasse le visage des gens qui
plissent les yeux. On ne le reconnaît pas. Un étranger parmi les autres. Heureux, il passera de l’éloignement à la
solitude puis à l’isolement… aisément. Marcher le moins possible dans les mêmes
lieux. Devenir le seul lieu, le seul espace à habiter.
À la sortie
du cabinet de l’oncologue, là-bas à l’autre bout du monde, une infirmière l’attendait.
Lui proposa un café. Lui offrit quelques dépliants. Un numéro de téléphone. - Non,
merci. Il n’allait surtout pas participer à cette hypocrite comédie au cours de
laquelle on saupoudre les confessions individuelles de formules et de clichés les
incitant à demeurer positifs. Il a choisi le raccourci.
L’homme ne
croit pas aux miracles, qu’ils soient spirituels ou scientifiques. La guerre qu’il
n’a jamais déclarée mais à laquelle la vie l’a précipité, il n’allait pas la
faire. Il s’avoue vaincu au départ. Ne veut rien savoir des dommages
collatéraux. N’a rien dit à personne. Oui, il a dit quelque chose. Juste ce qu’il
faut pour ne pas inquiéter sans complètement rassurer. Partir vers où il vit
puis voyager quelques semaines. Donnera des nouvelles au retour. Il a utilisé
le mot karma. On ne s’inquiétera donc pas.
Il achète un
bánh mì et un tonic water puis retourne
au quatrième du building.
le
temps et la vie ne sont donnés
qu’à
ceux qui acceptent la mort
pour
les autres, mille angoisses
ces
rongeurs infatigables
qui
s’attaquent à notre immortalité
Dormir. L’homme s’étend. N’a pas mangé le
sandwich mais achève d’ingurgiter le breuvage à la quinine. Souvent, alors qu’on
le promenait de salle d’examen en salle d’examen, des mots s’achevant par ce
même son – quinine - lui parvenaient aux oreilles. C’est avec beaucoup de
collaboration qu’il passa à travers cette période exténuante menant au verdict
final. Dès le début, l’homme savait. N’attendait que la confirmation.
Que
seront les rêves de celui qui sait ? Pour les jours, tout est clair : ne
jamais marcher deux fois au même endroit; toujours revenir à ce banc de parc; remplir
quotidiennement le sac vert des vêtements portés durant les dernières quarante-huit
heures; pas de lessive; manger la même chose, à des heures différentes. D'une
semaine à l'autre, passer du jour à la nuit. Ne parler à personne. Se rendre
invisible. Ne rien conserver. Toujours se départir d’une chose avant de rentrer
au penthouse.
Que seront les craintes pour celui qui sait ? Souffrir. Avoir
mal. La morphine suffira-t-elle ? Ne rien vouloir apprendre de ce qui arrivera.
Ne sachant rien du développement d’un cancer fulgurant, en rester là. N'être
qu’un passeur dans le temps… en lutte avec la vie.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire