v1) réparés par l’amour
Le
directeur de la troupe des NAINS, comme à son habitude les jours de spectacle,
devint invisible. Il avait quitté les locaux où logeaient sa troupe très tôt ce
matin se rendant à la pinède où il avait donné rendez-vous à Người Phạm Tội (le délinquant) ainsi
qu’à May. Quelques recommandations
puis on ne le revit plus de la journée.
La scène
fut montée le temps de le dire. Madame
Quá Khứ avait offert à Đẹp tout ce qui lui restait de bois de lim, au
cas où elle en aurait besoin. Son système Bose
pouvant enterrer une foule de gens criant à fendre l’âme, serait installé pour
les besoins de la pièce de théâtre ainsi que pour le discours du Président du
Comité populaire. La vieille dame adore lorsque ça bouge autour d’elle, ainsi avait-elle
prévu faire venir de Da Lat quelques kilos supplémentaires de café « robusta »,
stocké de la bière en quantité et engagé quelques employés supplémentaires afin
de préparer différentes recettes dont le succès ne ferait aucun doute. Elle se
chargerait elle-même de ses beignets alors que la mère du Mập (le trapu) s’offrit pour le phó.
La
cérémonie d’ouverture fut d’une sobriété remarquable car le Président voulait
d’abord centrer toute l’attention sur les activités et garder un suspense, depuis
longtemps éventé par les qu’en-dira-t-on, sur les annonces prévues pour le
dimanche après-midi lors du banquet populaire. Il savait ce discours être le
dernier de sa longue carrière et serait compendieux.
L’atmosphère
était à la fête, mais ça devenait indéniable plus la journée avançait que l’apothéose
serait atteinte au cours de la soirée. Tous constatèrent le dépouillement de la
scène qui devait certainement faire moins de trois mètres carrés, ces longs
rideaux de tulle, immobiles en raison de l’absence de vent. Ni pluie ni vent.
Un temps figé, stagnant sous un soleil brumeux. Người Phạm Tội (le délinquant) installa un grand ventilateur
multidirectionnel à l’arrière de la scène, en cas de besoin. Il confia la tâche
de l’activer aux moments propices à Người Trẻ Nhất (le plus jeune) qui
souhaitait demeurer secret durant ce week-end. Mập (le trapu) plaça sa chaise de manière à ce
que les notes de musique jouées à la flûte puissent être captées par le système
de son du café Con rồng et demeuré tout à côté du plus jeune.
– Je me
doutais bien qu’un jour tu
allais revenir, dit Đẹp apercevant Người Trẻ Nhất (le plus jeune) qui faisait tout pour
rapetisser sa présence.
– Moi,
je ne le savais pas, lui répondit-il.
La jeune
fille lui caressa les cheveux comme on le fait pour un jeune enfant. Elle saura
attendre avant d’achever la conversation qu’ils eurent le dimanche du suicide,
conversation qui pouvait se résumer en très peu de mots.
– Tout
comme j’ai compris les motifs de ton départ, je comprends ceux de ton retour. Dans quelques heures, tu seras
spectateur d’une mimêsis qui te fera revivre, par la magie de la métaphore,
d’arides et ingrats moments. À moi aussi d’ailleurs! Je me suis invitée à y plonger
entièrement, certaine de ne pas me noyer, les yeux ouverts et l’âme à l’écoute.
Nous aurons l’occasion de discuter après, lorsque délicatement se refermera le
livre que nous tenions avant qu’il ne nous glisse d’entre les mains. Tu sais,
la chose la plus importante qui émergera de cette scène pour s’acheminer vers
notre cœur, c’est que l’amour répare.
Đẹp retourna vers le poste de commandement
qu’elle fit installer à l’entrée de la pinède. De là, en compagnie de son
fidèle adjoint Cây (le grêle), elle
verrait à tout, répondant aux besoins de dernière minute, corrigera certains
détails et principalement prodiguera ses encouragements à l’équipe les invitant
à régler eux-mêmes les problèmes qui surviendraient.
Elle vit
arriver Daniel Bloch.
v2) réparés par l’amour
Ça se
voyait tout de suite, l’étranger au sac de cuir revenait allégé de cette semaine
en pleine nature. Đẹp lui passa la remarque.
– Alors,
ça s’annonce bien ? À voir l’ambiance, on
dirait une ruche d’abeilles en pleine action.
– Du
côté de la pièce de théâtre, tout semble au point. Ne reste qu’à voir comment
elle sera reçue ce soir et demain.
Daniel Bloch fit le tour des lieux
puis quitta la pinède afin de passer l’après-midi au café Con rồng đỏ où il souhaitait discuter avec la tenancière.
Lui annoncer la décision qu’il avait prise, mûrie dans la voiture le ramenant
de Sapa. Madame Quá Khứ ne fut aucunement surprise d’apprendre qu’il
coupait définitivement avec ses voyages pour s’installer au Vietnam.
– Vous
ne pouvez pas continuellement vivre en hôtel. Laissez-moi vous dénicher quelque
chose tout près d’ici tout comme j’attends la fin des activités de ce week-end
avant de proposer à Đẹp le poste de gérante du
café. J’aimerais qu’elle ajoute une plus-value à cet endroit. Un café, c’est
bien, mais on peut faire mieux, elle saura voir plus grand.
– Vous
avez songé à quelque chose en particulier?
–
Demain, lors de la clôture des activités, le Président du Comité populaire
rendra hommage à celle qui fut l’âme de cette organisation après avoir annoncé
qu’il ne compte pas renouveler son mandat à la tête du Comité. A-t-il des
intentions de la voir lui succéder, je ne le sais pas mais il lui voue une
profonde admiration. Quant à ce café qui aura été le projet de ma vie, celui
qui m’aura permis de sortir des fils tortueux des services secrets et du
renseignement, j’ai songé à une galerie d’art. Comme cela complèterait bien le
décor avec la bibliothèque située à quelques pas d’ici!
– Quelle excellente idée!
– Khuôn Mặt Xấu Xí (le visage ravagé) est un excellent
photographe. Il n’a pas seulement pris des photos de Đẹp, son téléphone portable en contient des
centaines d’autres, du quartier et de ses habitants. Ce type est continuellement
à la recherche de ce qui est beau. Il la voit sur tout ce que son regard
croise. Sur Đẹp d’abord, bien sûr.
Lorsqu’il m’a demandé d’installer un poste informatique dans le café, c’était
pour y déposer ce que moi j’appelle ses chefs-d’œuvre.
– Bravo!
La
propriétaire du café ne tarissait pas d’éloges envers celui qui allait fort
probablement diriger les travaux de rénovation du local devant recevoir la
bibliothèque et qui débuterait dans quelques semaines des cours à l’Université
des Beaux-Arts.
– Comme
me le disait si justement Đẹp, il a été réparé par
l’amour.
– Nous
avons tous besoin d’être réparés.
On leur
servit à manger alors que Cây (le
grêle) accompagné par l’albinos du groupe des NAINS vint chercher le système Bose.
– Je ne
me suis pas inquiété lorsque votre chauffeur-guide nous a fait savoir que vous
preniez racine à Sapa pour quelques jours, dit celui qui pousse comme du
bambou.
– Tu
sais, on a parfois besoin de s’arrêter, de descendre d’un train afin de voir où
nous sommes, répondit Daniel Bloch écrasant
sa Marlboro.
Du café Con rồng đỏ on distinguait parfaitement bien que quelque
chose se passait dans la pinède.
v3) réparés par l’amour
Đẹp, se souvenant que Madame Quá Khứ avait conservé, du temps où Hanoï subissait régulièrement
des coupures de courant, des lampes à pétrole, chargea Cây (le grêle) de lui en emprunter
huit qu’elle fit installer sur la scène. La pinède n’étant pas éclairée,
l’effet produit par cette lumière fantomatique risquait de créer une atmosphère
propice au jeu des acteurs. La fébrilité se manifestait de plus en plus parmi
la foule entassée autour de l’estrade construite en bois de lim et
qu’encadraient de longs rideaux rouges, noirs et blancs. Người Trẻ Nhất (le plus jeune) crut bon, à quelques minutes
du début de la représentation, de lancer le ventilateur à basse vitesse afin de
faire ciller les tissus vaporeux.
Le
directeur de la troupe des NAINS, revenu de sa disparition volontaire, regroupa
ses acolytes, leur donna ses dernières instructions avant que la musique de
Mendelshonn ne devint audible aux spectateurs. Le montage préparé par Mập (le trapu) ne contenait que les parties
musicales du SONGE D’UNE NUIT D’ÉTÉ, les chants d’opéra ayant été coupés,
laissant tout l’espace au silence pour remplir la scène. Le trac avait disparu
chez chacun des membres de la troupe et leur entrée, calculée scrupuleusement,
se fit dans le meilleur ordre possible. La nuée de gens - il devait y avoir
plus de cent personnes - étonnées par cette mise en scène inhabituelle,
murmuraient des commentaires qui progressivement se turent.
Vingt et
une heure pile. Le temps irradiait sa fraîcheur de début de soirée. Les rideaux
prirent leur envol. Les notes de musique jouées à la flûte, trois notes tristes
comme une complainte funéraire, s’ajoutèrent à Mendelshonn puis graduellement
s’approprièrent toute la place. Les acteurs ne bougeaient pas. Immobiles. Ancrés
dans un enveloppant silence. Seuls quelques toussotements ici et là brisaient l’harmonie
qu’absorbaient le silence, la musique et la langueur manifestée par les
comédiens.
L’éclairage
improvisait à son tour. Puis, alors que s’estompaient les notes de musique s’évaporant
de cet univers étrange, débuta la pièce. Elle dura, comme prévu, un peu moins
d’une heure. L’effet recherché par le directeur de la troupe fut envoûtant. On
devinait chez une forte majorité des gens que le message passait. La métaphore,
aride d’abord, apparût de plus en plus transparente, compréhensible au fur et à
mesure que se déplaçaient les personnages en route vers une nuit d’été. On
associait, du jeu théâtral, certains événements ayant profondément marqué le
quartier. Ce qui aurait pu être perçu comme un conflit entre un géant et des
gens de petite taille… entre des gens de petite taille cherchant à devenir
autres que ce qu’ils sont en réalité et ceux qui résistèrent à l’appât, tout
cela, par la magie du théâtre, s’interprétait dans la tête des gens comme une
volonté intrinsèque de transformation. Il s’était produit, dans cet espace en
haut d’une pente, quelque chose de semblable suite à une mort violente d’un
jeune homme… à la déclaration d’une jeune femme ayant subi un affront… et
l’obligation à devoir se positionner face à ces événements insolites. On
pouvait très bien devenir autre, pour un court laps de temps, mais la réalité,
aussitôt nous rattrape. Porter un jugement sévère ne modifie en rien la réalité
qui reste ce qu’elle est; une potion magique ne peut en aucun moment être de
quelque secours. Les spectateurs, yeux rivés sur cette scène devenue leur lieu,
comprirent que la venue d’un être complètement différent d’eux, un être qui
propose l’élixir pour changer leur corps, en aucune façon ne peut transformer
leur âme. L’âme est en chacun de nous, nous fait… immortellement présente en
soi. Ce qu’elle contient, ce qu’elle cache aux yeux des autres, nous en sommes
parfois inconscients. La conscience se manifeste par des événements indépendants
de notre volonté. Devant une jeune fille violemment agressée… un jeune homme
pendu, suite à une nuit de remords, quelques fleurs de bougainvilliers à la
main fermée comme un poing… comme les gens de petite taille de la pièce de théâtre,
nous propulsent aux fins fonds même de notre culture, de notre manière de vivre,
nous poussant à examiner les réflexes qui nous font agir, réagir. Cela ne
modifie en rien les événements mais peut avoir un effet sur la suite des choses.
Le géant devint un être de petite taille sans rencontrer le bonheur, de même
pour ceux de petite taille qui ingurgitèrent la potion magique. À la fin, alors
que tout doucement les rideaux rouges laissèrent place aux rideaux noirs puis
aux blancs, comme dans un songe, celui d’une nuit d’été, le comédien demeuré
seul au centre de la scène, arrachant brutalement le dernier rideau blanc pour
s’en draper le corps, les yeux dirigés vers le ciel, vers la lune, lança d’une
voix chevrotante :
« Nous sommes… tous… des humains en marche
vers nous-mêmes, en quête de l’amour qui saura nous réparer… »
v4) réparés par l’amour
Il n’y eut aucun applaudissement. Quelques
minutes durant, face à une scène vide, seules trois notes de musique jouées à
la flûte allégeaient l’atmosphère alors que les gens quittaient la pinède. Les
observations n’allaient pas du tout dans le sens de « c’était bon »… « c’était
moyen »… « c’était nul »… Les commentaires, on les susurrait presque à
l’oreille de son voisin, chemin faisant vers sa demeure. On aurait pu
facilement croire ces gens revenir d’une cérémonie, d’un culte.
« Réparés par l’amour… »
Ça se lisait dans les yeux de ces
hommes, de ces femmes, ils vivaient la fin ou le début de quelque chose,
différente pour chacun et chacune…
Le Président du Comité populaire
s’approcha de Đẹp, la prit affectueusement dans ses bras paternels, lui
dit :
- Tu m’auras fait vivre un des
beaux moments de ma vie. Ce à quoi je viens d’assister m’a ébloui. Je cherche
encore les mots justes pour qualifier cette soirée. Le respect qui émerge de
cette scène marquera l’intelligence de notre quartier. On en parlera longtemps.
– Monsieur le Président, sans la
confiance que vous nous avez manifestée, rien n’aurait pu se passer.
– Non Đẹp, tous les honneurs te reviennent.
Il la laissa retourner vers la
troupe, dirigeant son pas vieilli par les années vers la sortie de la pinède.
Madame Quá Khứ avait insisté auprès de l’organisatrice pour qu'à la fin de la
représentation, tous viennent au café Con rồng đỏ où elle avait fait préparer un goûter. Les uns après les autres,
on s’installait là où tout avait débuté. Seul le plus jeune ne s’y présenta
pas, se réfugiant vers le local des NAINS. En route vers le quartier général, Đẹp, main dans la main avec Khuôn
Mặt Xấu Xí
(le visage
ravagé) lui dit :
- Je suis enceinte.
Elle ne savait trop comment son ami
de cœur réagirait mais croyait le moment venu de lui annoncer cette nouvelle.
– Đẹp, si tu le veux, j’accepte de t’accompagner dans
cet amour. Si tu le veux, je serai à tes côtés, jour et nuit, dans le bonheur comme
dans la souffrance. Ta responsabilité face à cet enfant à venir, je souhaite la
partager avec toi. Comme on le dit si bien à la fin de la pièce de théâtre,
l’amour m’a réparé. L’amour que nous apporterons à cet enfant, si tu le veux,
le réparera aussi.
– Je t’aime, répondit-elle,
l’entourant de ses bras.
Ils furent les derniers arrivés au
café où on se congratulait mutuellement. Lorsque le couple entra, tous se
levèrent pour les applaudir. Ce fut Daniel
Bloch qui, le premier, accueillit la jeune fille, lui ouvrant les bras.
– Ma fille, ce à quoi j’ai eu le
privilège d’assister dépasse, et de beaucoup, tout ce que j’ai vu dans ma vie.
Quelle performance! Je me demande s’il sera possible à la représentation de
demain de dépasser celle de ce soir. L’amalgame obtenu en mixant silence,
musique, décor et improvisation démontre le talent de cette troupe mais
principalement qu’illustrer un sujet aussi intime par cette métaphore repose
sur du vrai, du vécu et nous projette vers demain. « Réparés par l’amour… » ces
mots sont maintenant gravés en moi.
La soirée s’éternisa sans que
personne ne s’en plaigne. Aucune fatigue chez chacun, que le bonheur d’avoir su
toucher le cœur, l’esprit et l’âme des gens.
À suivre
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