mercredi 7 juin 2017

5 (CINQ) (CENT QUARANTE-SIX) 46


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v1)   réparés par l’amour

Le directeur de la troupe des NAINS, comme à son habitude les jours de spectacle, devint invisible. Il avait quitté les locaux où logeaient sa troupe très tôt ce matin se rendant à la pinède où il avait donné rendez-vous à Người Phm Ti (le délinquant) ainsi qu’à May. Quelques recommandations puis on ne le revit plus de la journée.

La scène fut montée le temps de le dire. Madame Quá Kh avait offert à Đp tout ce qui lui restait de bois de lim, au cas où elle en aurait besoin. Son système Bose pouvant enterrer une foule de gens criant à fendre l’âme, serait installé pour les besoins de la pièce de théâtre ainsi que pour le discours du Président du Comité populaire. La vieille dame adore lorsque ça bouge autour d’elle, ainsi avait-elle prévu faire venir de Da Lat quelques kilos supplémentaires de café « robusta », stocké de la bière en quantité et engagé quelques employés supplémentaires afin de préparer différentes recettes dont le succès ne ferait aucun doute. Elle se chargerait elle-même de ses beignets alors que la mère du Mp (le trapu) s’offrit pour le phó.

La cérémonie d’ouverture fut d’une sobriété remarquable car le Président voulait d’abord centrer toute l’attention sur les activités et garder un suspense, depuis longtemps éventé par les qu’en-dira-t-on, sur les annonces prévues pour le dimanche après-midi lors du banquet populaire. Il savait ce discours être le dernier de sa longue carrière et serait compendieux.

L’atmosphère était à la fête, mais ça devenait indéniable plus la journée avançait que l’apothéose serait atteinte au cours de la soirée. Tous constatèrent le dépouillement de la scène qui devait certainement faire moins de trois mètres carrés, ces longs rideaux de tulle, immobiles en raison de l’absence de vent. Ni pluie ni vent. Un temps figé, stagnant sous un soleil brumeux. Người Phm Ti (le délinquant) installa un grand ventilateur multidirectionnel à l’arrière de la scène, en cas de besoin. Il confia la tâche de l’activer aux moments propices à Người Tr Nht (le plus jeune) qui souhaitait demeurer secret durant ce week-end. Mp (le trapu) plaça sa chaise de manière à ce que les notes de musique jouées à la flûte puissent être captées par le système de son du café Con rng et demeuré tout à côté du plus jeune. 

– Je me doutais bien qu’un jour tu allais revenir, dit Đp apercevant Người Tr Nht (le plus jeune) qui faisait tout pour rapetisser sa présence.
– Moi, je ne le savais pas, lui répondit-il.  
La jeune fille lui caressa les cheveux comme on le fait pour un jeune enfant. Elle saura attendre avant d’achever la conversation qu’ils eurent le dimanche du suicide, conversation qui pouvait se résumer en très peu de mots.

– Tout comme j’ai compris les motifs de ton départ, je comprends ceux de ton retour. Dans quelques heures, tu seras spectateur d’une mimêsis qui te fera revivre, par la magie de la métaphore, d’arides et ingrats moments. À moi aussi d’ailleurs! Je me suis invitée à y plonger entièrement, certaine de ne pas me noyer, les yeux ouverts et l’âme à l’écoute. Nous aurons l’occasion de discuter après, lorsque délicatement se refermera le livre que nous tenions avant qu’il ne nous glisse d’entre les mains. Tu sais, la chose la plus importante qui émergera de cette scène pour s’acheminer vers notre cœur, c’est que l’amour répare.

Đp retourna vers le poste de commandement qu’elle fit installer à l’entrée de la pinède. De là, en compagnie de son fidèle adjoint Cây (le grêle), elle verrait à tout, répondant aux besoins de dernière minute, corrigera certains détails et principalement prodiguera ses encouragements à l’équipe les invitant à régler eux-mêmes les problèmes qui surviendraient.

Elle vit arriver Daniel Bloch.                             
  

     v2)       réparés par l’amour

Ça se voyait tout de suite, l’étranger au sac de cuir revenait allégé de cette semaine en pleine nature. Đp lui passa la remarque.

– Alors, ça s’annonce bien ? À voir l’ambiance, on dirait une ruche d’abeilles en pleine action.
– Du côté de la pièce de théâtre, tout semble au point. Ne reste qu’à voir comment elle sera reçue ce soir et demain.

Daniel Bloch fit le tour des lieux puis quitta la pinède afin de passer l’après-midi au café Con rng đ où il souhaitait discuter avec la tenancière. Lui annoncer la décision qu’il avait prise, mûrie dans la voiture le ramenant de Sapa. Madame Quá Kh ne fut aucunement surprise d’apprendre qu’il coupait définitivement avec ses voyages pour s’installer au Vietnam.

– Vous ne pouvez pas continuellement vivre en hôtel. Laissez-moi vous dénicher quelque chose tout près d’ici tout comme j’attends la fin des activités de ce week-end avant de proposer à Đp le poste de gérante du café. J’aimerais qu’elle ajoute une plus-value à cet endroit. Un café, c’est bien, mais on peut faire mieux, elle saura voir plus grand.
– Vous avez songé à quelque chose en particulier?
– Demain, lors de la clôture des activités, le Président du Comité populaire rendra hommage à celle qui fut l’âme de cette organisation après avoir annoncé qu’il ne compte pas renouveler son mandat à la tête du Comité. A-t-il des intentions de la voir lui succéder, je ne le sais pas mais il lui voue une profonde admiration. Quant à ce café qui aura été le projet de ma vie, celui qui m’aura permis de sortir des fils tortueux des services secrets et du renseignement, j’ai songé à une galerie d’art. Comme cela complèterait bien le décor avec la bibliothèque située à quelques pas d’ici!
 – Quelle excellente idée!
Khuôn Mt Xu Xí (le visage ravagé) est un excellent photographe. Il n’a pas seulement pris des photos de Đp, son téléphone portable en contient des centaines d’autres, du quartier et de ses habitants. Ce type est continuellement à la recherche de ce qui est beau. Il la voit sur tout ce que son regard croise. Sur Đp d’abord, bien sûr. Lorsqu’il m’a demandé d’installer un poste informatique dans le café, c’était pour y déposer ce que moi j’appelle ses chefs-d’œuvre.
– Bravo!
La propriétaire du café ne tarissait pas d’éloges envers celui qui allait fort probablement diriger les travaux de rénovation du local devant recevoir la bibliothèque et qui débuterait dans quelques semaines des cours à l’Université des Beaux-Arts.

– Comme me le disait si justement Đp, il a été réparé par l’amour.
– Nous avons tous besoin d’être réparés.

On leur servit à manger alors que Cây (le grêle) accompagné par l’albinos du groupe des NAINS vint chercher le système Bose. 

– Je ne me suis pas inquiété lorsque votre chauffeur-guide nous a fait savoir que vous preniez racine à Sapa pour quelques jours, dit celui qui pousse comme du bambou.
– Tu sais, on a parfois besoin de s’arrêter, de descendre d’un train afin de voir où nous sommes, répondit Daniel Bloch écrasant sa Marlboro.

Du café Con rng đ on distinguait parfaitement bien que quelque chose se passait dans la pinède.


     v3)       réparés par l’amour

 Đp, se souvenant que Madame Quá Kh avait conservé, du temps où Hanoï subissait régulièrement des coupures de courant, des lampes à pétrole, chargea Cây (le grêle) de lui en emprunter huit qu’elle fit installer sur la scène. La pinède n’étant pas éclairée, l’effet produit par cette lumière fantomatique risquait de créer une atmosphère propice au jeu des acteurs. La fébrilité se manifestait de plus en plus parmi la foule entassée autour de l’estrade construite en bois de lim et qu’encadraient de longs rideaux rouges, noirs et blancs. Người Tr Nht (le plus jeune) crut bon, à quelques minutes du début de la représentation, de lancer le ventilateur à basse vitesse afin de faire ciller les tissus vaporeux.

Le directeur de la troupe des NAINS, revenu de sa disparition volontaire, regroupa ses acolytes, leur donna ses dernières instructions avant que la musique de Mendelshonn ne devint audible aux spectateurs. Le montage préparé par Mp (le trapu) ne contenait que les parties musicales du SONGE D’UNE NUIT D’ÉTÉ, les chants d’opéra ayant été coupés, laissant tout l’espace au silence pour remplir la scène. Le trac avait disparu chez chacun des membres de la troupe et leur entrée, calculée scrupuleusement, se fit dans le meilleur ordre possible. La nuée de gens - il devait y avoir plus de cent personnes - étonnées par cette mise en scène inhabituelle, murmuraient des commentaires qui progressivement se turent.

Vingt et une heure pile. Le temps irradiait sa fraîcheur de début de soirée. Les rideaux prirent leur envol. Les notes de musique jouées à la flûte, trois notes tristes comme une complainte funéraire, s’ajoutèrent à Mendelshonn puis graduellement s’approprièrent toute la place. Les acteurs ne bougeaient pas. Immobiles. Ancrés dans un enveloppant silence. Seuls quelques toussotements ici et là brisaient l’harmonie qu’absorbaient le silence, la musique et la langueur manifestée par les comédiens.

L’éclairage improvisait à son tour. Puis, alors que s’estompaient les notes de musique s’évaporant de cet univers étrange, débuta la pièce. Elle dura, comme prévu, un peu moins d’une heure. L’effet recherché par le directeur de la troupe fut envoûtant. On devinait chez une forte majorité des gens que le message passait. La métaphore, aride d’abord, apparût de plus en plus transparente, compréhensible au fur et à mesure que se déplaçaient les personnages en route vers une nuit d’été. On associait, du jeu théâtral, certains événements ayant profondément marqué le quartier. Ce qui aurait pu être perçu comme un conflit entre un géant et des gens de petite taille… entre des gens de petite taille cherchant à devenir autres que ce qu’ils sont en réalité et ceux qui résistèrent à l’appât, tout cela, par la magie du théâtre, s’interprétait dans la tête des gens comme une volonté intrinsèque de transformation. Il s’était produit, dans cet espace en haut d’une pente, quelque chose de semblable suite à une mort violente d’un jeune homme… à la déclaration d’une jeune femme ayant subi un affront… et l’obligation à devoir se positionner face à ces événements insolites. On pouvait très bien devenir autre, pour un court laps de temps, mais la réalité, aussitôt nous rattrape. Porter un jugement sévère ne modifie en rien la réalité qui reste ce qu’elle est; une potion magique ne peut en aucun moment être de quelque secours. Les spectateurs, yeux rivés sur cette scène devenue leur lieu, comprirent que la venue d’un être complètement différent d’eux, un être qui propose l’élixir pour changer leur corps, en aucune façon ne peut transformer leur âme. L’âme est en chacun de nous, nous fait… immortellement présente en soi. Ce qu’elle contient, ce qu’elle cache aux yeux des autres, nous en sommes parfois inconscients. La conscience se manifeste par des événements indépendants de notre volonté. Devant une jeune fille violemment agressée… un jeune homme pendu, suite à une nuit de remords, quelques fleurs de bougainvilliers à la main fermée comme un poing… comme les gens de petite taille de la pièce de théâtre, nous propulsent aux fins fonds même de notre culture, de notre manière de vivre, nous poussant à examiner les réflexes qui nous font agir, réagir. Cela ne modifie en rien les événements mais peut avoir un effet sur la suite des choses. Le géant devint un être de petite taille sans rencontrer le bonheur, de même pour ceux de petite taille qui ingurgitèrent la potion magique. À la fin, alors que tout doucement les rideaux rouges laissèrent place aux rideaux noirs puis aux blancs, comme dans un songe, celui d’une nuit d’été, le comédien demeuré seul au centre de la scène, arrachant brutalement le dernier rideau blanc pour s’en draper le corps, les yeux dirigés vers le ciel, vers la lune, lança d’une voix chevrotante :
« Nous sommes… tous… des humains en marche vers nous-mêmes, en quête de l’amour qui saura nous réparer… »


     v4)       réparés par l’amour

Il n’y eut aucun applaudissement. Quelques minutes durant, face à une scène vide, seules trois notes de musique jouées à la flûte allégeaient l’atmosphère alors que les gens quittaient la pinède. Les observations n’allaient pas du tout dans le sens de « c’était bon »… « c’était moyen »… « c’était nul »… Les commentaires, on les susurrait presque à l’oreille de son voisin, chemin faisant vers sa demeure. On aurait pu facilement croire ces gens revenir d’une cérémonie, d’un culte.

« Réparés par l’amour… »

Ça se lisait dans les yeux de ces hommes, de ces femmes, ils vivaient la fin ou le début de quelque chose, différente pour chacun et chacune…

Le Président du Comité populaire s’approcha de Đp, la prit affectueusement dans ses bras paternels, lui dit :
- Tu m’auras fait vivre un des beaux moments de ma vie. Ce à quoi je viens d’assister m’a ébloui. Je cherche encore les mots justes pour qualifier cette soirée. Le respect qui émerge de cette scène marquera l’intelligence de notre quartier. On en parlera longtemps.
– Monsieur le Président, sans la confiance que vous nous avez manifestée, rien n’aurait pu se passer.
– Non Đp, tous les honneurs te reviennent.

Il la laissa retourner vers la troupe, dirigeant son pas vieilli par les années vers la sortie de la pinède.
Madame Quá Kh avait insisté auprès de l’organisatrice pour qu'à la fin de la représentation, tous viennent au café Con rng đ où elle avait fait préparer un goûter. Les uns après les autres, on s’installait là où tout avait débuté. Seul le plus jeune ne s’y présenta pas, se réfugiant vers le local des NAINS. En route vers le quartier général, Đp, main dans la main avec Khuôn Mt Xu Xí (le visage ravagé) lui dit :
- Je suis enceinte.

Elle ne savait trop comment son ami de cœur réagirait mais croyait le moment venu de lui annoncer cette nouvelle.
 Đp, si tu le veux, j’accepte de t’accompagner dans cet amour. Si tu le veux, je serai à tes côtés, jour et nuit, dans le bonheur comme dans la souffrance. Ta responsabilité face à cet enfant à venir, je souhaite la partager avec toi. Comme on le dit si bien à la fin de la pièce de théâtre, l’amour m’a réparé. L’amour que nous apporterons à cet enfant, si tu le veux, le réparera aussi.
– Je t’aime, répondit-elle, l’entourant de ses bras.

Ils furent les derniers arrivés au café où on se congratulait mutuellement. Lorsque le couple entra, tous se levèrent pour les applaudir. Ce fut Daniel Bloch qui, le premier, accueillit la jeune fille, lui ouvrant les bras.

– Ma fille, ce à quoi j’ai eu le privilège d’assister dépasse, et de beaucoup, tout ce que j’ai vu dans ma vie. Quelle performance! Je me demande s’il sera possible à la représentation de demain de dépasser celle de ce soir. L’amalgame obtenu en mixant silence, musique, décor et improvisation démontre le talent de cette troupe mais principalement qu’illustrer un sujet aussi intime par cette métaphore repose sur du vrai, du vécu et nous projette vers demain. « Réparés par l’amour… » ces mots sont maintenant gravés en moi.


La soirée s’éternisa sans que personne ne s’en plaigne. Aucune fatigue chez chacun, que le bonheur d’avoir su toucher le cœur, l’esprit et l’âme des gens.

À suivre 
                                                              

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