lundi 15 mai 2017

5 (CINQ) (CENT QUARANTE ET UN) 41




      

       q1)   voyage vers l’exilée du Mékong

Madame Quá Kh s’enquit auprès de Đp afin de voir si Khuôn Mt Xu Xí (le visage ravagé) accepterait de prendre la place de Người Phm Ti (le délinquant) pour les trois prochains jours, le temps nécessaire au gardien de sécurité de régler quelques petits problèmes personnels.

– Ce n’est pas trop grave? s’enquit la jeune fille.
– Je lui ai déconseillé cette démarche mais elle semble très importante pour lui.
– Le directeur de la troupe de théâtre m’a signifié que les décors ne revêtaient pas une importance cruciale pour le déroulement de la pièce. La veille de la représentation, en compagnie de quelques-uns de ses acolytes, on pourrait tout installer. Il peut donc vaquer à ses occupations sans que cela ne nuise à l’organisation.
– Ai-je bien compris que les représentations se tiendront dans la pinède?
– Le Président du comité populaire nous a autorisés.

Đp détestait que les choses pourrissent en raison d’hésitations de sa part, de sorte qu’elle avait demandé un rendez-vous avec les autorités, suite à sa rencontre avec le directeur de la troupe des NAINS. On l’avait tout de suite reçue. Elle en profita pour aborder la question des aménagements à apporter au local de la bibliothèque, toujours conditionnels à son acceptation par la population. Elle sentit un certain malaise de sa part lorsqu’elle proposa Khuôn Mt Xu Xí (le visage ravagé), maintenant disponible, pour diriger les travaux.

 – Tu sais Đp, les promoteurs du chantier ne s’amusent pas beaucoup avec des idées comme celle de syndiquer leurs employés; encore plus si le syndicat n’est pas inscrit au registre de la Confédération générale du travail du Vietnam. Le jeune homme que tu me suggères d’employer a été remercié en raison de cela. Il serait mal vu que le Comité populaire l’embauche après son congédiement. De gros montants sont en jeu et je sais pertinemment que certains des élus sont acoquinés avec les chefs de l’entreprise.
– Je vois dans quelle situation délicate vous vous trouvez.
– Quant à l’utilisation de la pinède pour les représentations de la pièce de théâtre, j’en ai discuté avec le chef de la police. L’interdit ayant été levé depuis déjà un bon moment, il n’y voit aucune objection. Je ne te cache pas que cet endroit fait l’envie de certains entrepreneurs coréens. Nous voyons d’un bon œil l’idée de l’exorciser par une activité communautaire. Tu as donc l’accord du Comité.
– Merci monsieur le Président. Sans vouloir m’acharner sur la question des rénovations à apporter au local du Comité populaire qui pourrait servir à héberger la bibliothèque, puis-je me permettre de vous rappeler que lors de votre dernière réunion, le responsable des finances s’est montré quelque peu inquiet quant à l’état actuel du budget du quartier. Il a même, vous vous en souvenez certainement, invité la population à accepter certains délais exigeant des dépenses publiques. Le poste d’adjoint au directeur de la police a été aboli afin de réaliser des économies. De par sa grande générosité, le chef de la police a accepté de reporter sa retraite de quelques mois et ne toucher aucun salaire durant cette période. 
– Tu es très au courant de la chose publique, ma fille.
– Afin de contribuer à l’assainissement des finances, je suis convaincue que Khuôn Mt Xu Xí (le visage ravagé) accepterait bénévolement de prendre en charge cette responsabilité. Il doit s’inscrire à la faculté des Arts de l’Université de Hanoï. Son premier choix était de suivre des cours à celle de Hué, mais il changerait sans doute d’idée si on lui confiait cette mission.

Le Président du Comité populaire esquissa un sourire. Cette jeune fille le surprenait encore une fois. Le calme de sa voix, son attitude courtoise et l’aplomb qu’elle manifestait n’allaient pas sans le ravir. Il poursuivit :
- Tu sais, si j’avais eu à choisir une fille pour un de mes enfants, j’aurais été le père le plus heureux de la terre si c’eut été toi.
– Vous m’en voyez très honorée monsieur le Président.
- Laissons la parole à la population. Quand viendra le temps d’établir les plans, je retiendrai tes propos.

Đp retourna vers le local où se préparait une grande répétition en vue des représentations de la pièce de théâtre.



         q2)   voyage vers l’exilée du Mékong

Người Phm Ti (le délinquant) se présenta à la demeure des parents de la jeune fille qui fut agressée par l’inspecteur-enquêteur et dont on l’avait faussement accusé. C’était la première rencontre depuis le moment où éclata la vérité.

– Reçois toutes nos excuses, de la part de ma femme et de moi-même. Nous avons réagi promptement. Sous le choc, nous t’avons incriminé sans preuves.
– J’étais aussi sous le coup de l’émotion. La seule chose qui m’importait, c’était de la ramener à la maison le plus rapidement possible. Je ne pouvais supporter l’état dans lequel on venait de l’abîmer. Trop horrible. Je souffrais tellement.
– Tu sais, lorsque nous l’avons conduite chez sa tante dans le Mékong, elle est demeurée inerte, apathique et indolente tout au long du trajet. Les nouvelles que nous en recevons ne vont pas dans le sens d’une amélioration. Le médecin qui l’a suivie nous a assurés qu’elle n’était pas enceinte mais que son état psychique pouvait s’aggraver. 
– Sait-elle que nous lui rendons visite?  
– Nous avons avisé la sœur de ma femme qui nous dit qu’elle n’a eu aucune réaction lorsqu’elle le lui a annoncé.

Madame Quá Kh, voyant que son gardien de sécurité n’allait pas changer d’idée, avait offert de payer son billet d’avion. Le trajet s’annonçait long et Người Phm Ti (le délinquant) voulait profiter de l’occasion pour discuter avec les parents de la jeune fille ligotée dans sa camisole de force. Depuis que May se tenait près de lui, un dilemme atroce l’envahissait. Il aimait toujours cette fille, le premier amour de sa vie, celle qu’il voyait comme sa compagne pour toujours. La présence de la couturière, follement amoureuse, le forçait à prendre une décision. Il voulait absolument revoir l’exilée du Mékong que la folie, sous les apparences de l’hystérie, avait nourri ses rêves durant de longues nuit. Il ne pouvait oublier ces mois interminables en prison; seul le souvenir de la jeune fille lui permit d’en sortir moins abruti que les autres détenus.

Assis en classe économique du jet de Vietnam Airlines, encadré par les deux parents de l’exilée du Mékong, il songeait à tous ces horribles moments de solitude et de résipiscence. Aurait-il pu faire davantage pour la protéger? Aurait-il dû, sur le champ, au lieu de demeurer confondu devant l’inspecteur-enquêteur, se projeter sur lui, lui arracher le peu de dignité qui habitait encore cet homme vil? Aurait-il mieux valu pour tout le monde qu’il révèle, lors du procès bâclé, ce qui était vraiment arrivé? Autant de questions qui resteront éternellement sans réponses. On ne modifie pas le passé.

Tous ces jours, toutes ces nuits, l’uniforme de bagnard trempé par l’humidité accablante de sa cellule, il se voyait entretenir l’illusoire impossibilité que cela quitte sa mémoire un jour. Son caractère devint intraitable, irritable et belliqueux. Déjà, plus jeune, si on exclut ses parents, il apparaissait évident que ce jeune se différenciait des autres. Il n’aimait pas l’école. Ses mains demeuraient trop inactives à celui qui préférait les salir à nettoyer la mécanique des motos. Son père le comprenait, lui enseignait son art s’étant aperçu qu’il avait devant lui un bon élève.

Il revoyait ses compagnons de pénitencier lui vouer de l’animadversion, fomentant régulièrement des actions hostiles à son endroit. On n’accepte pas les criminels de cet acabit. Les violeurs doivent payer un prix supplémentaire à la peine que la justice leur a imposée, celui des compagnons de tôle. Continuellement traqué, il peaufina sa défense. Harcelé par des paroles haineuses, il développa le mécanisme du silence et des stratégies contre d’éventuelles attaques. Un jour, alors que l’atmosphère tournait à la guerre, Người Phm Ti (le délinquant) prit les devants; il attaqua celui qui se pavanait du titre de chef de clan. Lui arrachant une oreille, il la brandit à la vue des autres trouillards qui fuirent au pas de course. On l’enferma dans la noirceur d’un trou de réclusion pendant une semaine, sans manger, trois verres d’eau tiède par jour et les rats pour compagnie. Il en sortit plus violent, résolu à ce que plus jamais personne ne l’approcherait, encore moins les gardiens. Il acheva sa peine. Revint dans le quartier. Ses parents furent stricts : un lit, c’est tout. Mais toujours, en lui, les traces laissées par une moto noire se déplaçant vers la pinède, un dernier regard de la jeune fille qui s’en allait tomber dans l’aliénation. Et son impuissance.

  

     q3)     voyage vers l’exilée du Mékong

Depuis Hanoï, il faut mettre près de trois heures avant d’atterrir à Can Tho, dans le Mékong.

 - Le fait de voler au-dessus de Ho Chi Minh Ville - à l’époque où j’y étais c’était encore Saïgon - beaucoup de nostalgie m’habite alors que je me souviens des années vécues, dit le père de l’exilée du Mékong se retournant vers Người Phm Ti (le délinquant).
– Combien de temps y êtes-vous demeuré?
– Jusqu’au moment où mes parents, n’en pouvant plus de la corruption qui y régnait, emménagèrent à Hanoï. À ce moment-là, les idées de Ho Chi Minh m’étaient expliquées par mon père, communiste dans l’âme. Ceci était très mal vu dans la capitale du Sud-Vietnam. Quand nous nous sommes installés dans la capitale du Nord-Vietnam, j’étais jeune, ouvert aux idées de réunification du pays. Toutefois, mon père pacifiste rêvait de l’indépendance du pays sans effusion de sang. L’histoire ne lui aura pas donné raison.
– Vous n’avez étudié qu’à Hanoï?
– Pour me lancer dans l’enseignement des sciences économiques. Jusqu’au jour où, un élève d’une de mes classes m’interrogea sur la pensée de Oncle Hô en lien avec la réforme économique (đi mi) instaurée en décembre 1986. Mes propos furent rapportés à mes supérieurs, je ne sais trop par qui; ils me congédièrent sur le champ, sans avis et sans prime de départ. Ma famille et moi sommes retrouvés en situation précaire. Il nous a fallu user de débrouillardise pour survivre.
– Et vous conservez toujours cette admiration pour Ho Chi Minh de qui vous m’avez entretenu avec tant d’affection?

Le vieil homme se tut un moment. Les secousses qui perturbaient l’avion lui permettant un certain répit.

– J’ai eu l’immense privilège de rencontrer Dương Thu Hương*, la romancière et dissidente qui vit maintenant à Paris. Cette femme vouait une admiration sans limites pour le père de la révolution vietnamienne. Elle aura vécu un mariage obligé avec un homme qui la battait. Lorsqu’elle a dénoncé, en 1989, les privilèges que s’octroyaient certains dirigeants du Parti communiste du Vietnam, on l’a exclue puis mise en résidence surveillée en 1991. Nous avons pu discuter quelques minutes, assez intenses pour que cette conversation sème des doutes dans mon esprit. Son livre AU ZÉNITH, décrit les relations que celui qu’elle nomme « le président » a entretenues avec une jeune femme – il a quarante ans de plus qu’elle – ainsi que la naissance de leurs deux enfants. Alors qu’il désire officialiser cette union, il sera reclus dans les montagnes du Nord du Vietnam, déchu de ses pouvoirs et responsabilités. Les dirigeants de l’époque ne souhaitaient pas voir modifier l’image sacro-sainte de l’idole de tout un peuple, une icône, celle de père de la Patrie. Cette histoire m’a profondément ému. J’ai souffert à la lecture de ce roman. J’ai toujours en mémoire la citation de cette grande romancière :
«Si un peuple peut être ému, s’il peut pleurer ainsi sur d’aussi minuscules chagrins, c’est qu’il doit vivre dans un très grand confort matériel et, par conséquent, son âme doit être aussi délicate et aussi blanche que sa peau. Notre peuple, qui a la peau jaune, a vu la famine décimer plus de deux millions de gens et la guerre massacrer dix millions des nôtres. Nous avons été grillés comme des fourmis dans l’enfer du napalm, nous avons péri comme des mouches, écrasés sous les déluges de bombes des forteresses volantes B-52. Nous avons vu la marée montante déposer sur nos plages des monceaux de cadavres humains enroulés d’algues et amalgamés à ceux des poissons crevés. Nous n’avons plus assez de larmes pour pleurer un visage dessiné sur le sable, effacé par les vagues. Notre peuple ne peut composer une chanson telle qu’Aline. »  

 Dương Thu Hương*     Dương Thu Hương, romancière et dissidente politique qui participe à la renaissance de la littérature vietnamienne dans les années 1980. En plus d’être connue pour ses œuvres littéraires, elle est aussi connue sur le plan international pour sa lutte en faveur de la démocratie et de la liberté, ce qui lui vaut d’être surveillée par les autorités vietnamiennes. Elle maîtrise parfaitement bien la langue française.

Après un silence, long comme une vie torturée, le vieil homme acheva :
- Depuis… j’ai perdu bien des illusions. Il ne me reste, pour consoler mes vieux jours, que ma femme et une fille qui ne nous reconnaîtra même pas.

La voix de l’agent de bord coupa la parole au père de l’exilée du Mékong.

Mesdames et Messieurs, nous allons atterrir à l’aéroport de Can Tho dans quelques minutes. Veuillez attacher vos ceintures et relever vos tablettes. Il est 9 heures 05, la température extérieure est de 29° Celsius avec un léger vent d’ouest. Veuillez rester assis durant l’atterrissage jusqu'à l’arrêt complet de l’appareil. Merci d’avoir voyagé avec Vietnam Airlines et bonne journée.


     q4)     voyage vers l’exilée du Mékong

Le Mékong, ce long et interminable fleuve prenant sa source sur les hauteurs de l’Himalaya, traverse la Chine, chemine du Laos vers la Thaïlande puis le Cambodge. Une fois arrivé au sud du Vietnam où on le surnomme Sông Cu Long « fleuve des neuf dragons » il se jette dans la mer Orientale. Il aura entrepris, au Cambodge, de former les premiers bras d’un delta qui en comprendra neuf.  Dans cette partie du pays vietnamien on cultive le riz et y pratique plusieurs activités halieutiques.

La voiture-taxi mena les trois visiteurs en provenance de Hanoï vers une toute petite maison en-dehors de la ville de Can Tho. On les y attendait. Le lunch avait été préparé par la tante de l’exilée du Mékong, la plus âgée d’une famille atrocement disséminée par la guerre contre les USA. Partagée entre l’idée de l’indépendance de la Patrie et les souffrances pour y parvenir, la sœur de la mère de l’exilée dut laisser partir trois fils qui jamais ne revinrent. Cette plaie n’est toujours pas cicatrisée.

Le repas et la relation de tant de souvenirs cruels, au point qu’il fallait souvent contenir les larmes qu’ils charroyaient avec eux, impatientaient Người Phm Ti (le délinquant). On le remarqua.

– Tu la trouveras bien changée, dit la tante.
– Je peux la voir? Lui parler? répondit le jeune homme qui enfilait cigarette sur cigarette.
– Tu ne dois pas t’attendre à ce qu’elle te reconnaisse, encore moins qu’elle tienne un discours cohérent.
- Je ne me fais aucune idée sur ce qui peut survenir lors de cette rencontre.

La tante élevait des poules depuis plusieurs années. La spécialité qui contribuait à sa renommée était le ht vt ln*. Selon les informations qu’on lui avait fournies, un projet d’élevage de canards noirs serait en marche afin de dépolluer le Mékong. Elle envisageait s’inscrire à ce programme afin de diversifier ses activités.

 ht vt ln*    œuf de cane bouilli avec l’embryon à l’intérieur.



Elle conduisit Người Phm Ti (le délinquant) vers ce qui lui sembla être un appendice de la maison. Ils traversèrent un jardin où poussaient de grands arbres, picoraient on ne saurait trop dire combien de volailles. Certaines étaient enfermées dans un enclos de broche.

– Ce sont les pondeuses, expliqua-t-elle.

Ils s’arrêtèrent face à une porte entrouverte. Quelqu’un bougeait à l’intérieur. Le calme y régnait malgré les mouvements réguliers de va-et-vient d’un somnolent tardant à s’endormir.

– Veux-tu que je t’annonce?
– Pas nécessaire, j’entre doucement et attends qu’elle réagisse.

La tante lui caressa le bras d’une main râpeuse, le fixa un instant puis le laissa. Il attendit trois instants. Sur la pointe des pieds, Người Phm Ti (le délinquant) franchit la porte. L’exilée du Mékong reposait sur une paillasse en bambou. Ses cheveux noirs… son corps gracile revêtu d’un long áo dài vert et blanc… ses mains vacillaient entre son front et son ventre… Elle gardait les yeux fermés comme occupée à dévisager l’intérieur d’elle-même. Parfois, saccadés, de petits sursauts couraient vers ses pieds. Des sons, on dirait davantage des borborygmes, éructaient de ses lèvres soudées l’une à l’autre. Est-elle toujours aussi belle? Aussi sensible qu’auparavant? L’aberration qui la trouble a-t-elle complètement effacé les souvenirs la reliant à lui? A-t-elle cessé de regarder derrière comme elle le fit alors que l’inspecteur-enquêteur lui volait sa dignité et sa lucidité? Où accroche-t-elle son regard lorsque ses yeux dessillés se promènent dans cette chambre cellulaire à l’image de celle où il vécut perclus de longs mois avant de traverser le pays pour la retrouver? Aura-t-elle un court instant d’éveil pour le reconnaître?

Le jeune homme avait distraitement suivi les propos de la tante lorsqu’elle résuma le diagnostic établi par le médecin; elle ne se souvenait plus s’il s’agissait du psychiatre ou du gynécologue qui l’avaient traitée à son arrivée du Nord. Ce qu’elle retint se résumait en deux mots qui n’avaient aucun sens pour elle : la catatonie et la dystonie. On la médicamentait de manière telle que l’exilée du Mékong s’assoupissait durant plusieurs heures.


Người Phm Ti (le délinquant) revint. Tous se tournèrent vers lui.

– Elle dort, dit-il avant de s’asseoir et demander qu’on lui serve une bière.

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