p1) les didascalies
La population se mit à craindre pour la réussite des activités organisées
par le Comité populaire en raison des pluies abondantes qui se mirent à tomber
dès le départ de Daniel Bloch vers Sapa et le Nord du Vietnam. Pour leur
part les membres des xấu xí… furent surpris d’apprendre, de la part de Khuôn Mặt Xấu Xí (le visage ravagé), que l’étranger au
sac de cuir avait sensiblement modifié ses plans de voyage. Son guide avait appelé celui qu’on
doit maintenant surnommer l’ex-contremaître du chantier, lui annonçant que son
client avait choisi de demeurer toute la semaine à Sapa. Ne pas s’inquiéter,
monsieur Bloch serait de retour à Hanoï à temps pour les activités. Il
lui avait demandé de le laisser seul dans ce homestay et profiter de la voiture pour se rendre vers Ha Giang où
vivaient sa famille et sa fiancée. Il avait refusé mais devant l’insistance de
Daniel Bloch, il accepta, le remerciant mille fois. Ceci laissa perplexe Khuôn
Mặt Xấu Xí (le visage ravagé); il
n’en parla qu’à Đẹp.
Les pluies ne semblaient pas inquiéter la troupe des NAINS ainsi que son directeur, occupés à finaliser le scénario qui
prit la tangente insufflée par la dame plus âgée. Elle avait insisté sur le
fait que traiter de la transformation et du changement lui apparaissait une
tâche à la fois difficile et périlleuse. On voit quelque chose changer, se transformer,
mais chez les gens c’est une autre histoire.
Il avait chargé deux membres de la troupe pour dénicher l’endroit où on
allait monter la scène : celui qui comptait ses doigts ainsi que cet être
à la tête blanche, aux yeux rouges et la peau translucide. Ils revinrent
trempés jusqu’aux os, confiants que le lieu découvert conviendrait parfaitement
bien : la pinède.
Mập (le trapu) donnait l’impression d’avoir élu domicile au local du groupe
des NAINS. La décision de cesser les
cours privés de musique lui permettait de se consacrer entièrement aux
préparatifs de la pièce de théâtre. Surtout, participer à la vie communautaire
de ces gens hors norme. Toute sa vie, seul avec sa mère, seul avec son
professeur de musique, seul en groupe que ce soit au chantier ou en compagnie
des xấu
xí… tout cela l’avait mené à ne se centrer que sur lui-même, un lui-même
qu’il abhorrait au haut point. Maintenant, le virus du théâtre l’avait entièrement
envahi. Le directeur de la troupe lui demanda de bien vouloir préparer, à
partir de la musique de Mendelsshon proposée par Daniel Bloch, quelques
extraits qu’on allait piquer ici et là. Toutefois, il tenait absolument à ce
qu’il se concentre sur ces trois notes jouées à la flûte, celles dont parlait
la dame âgée.
Mập (le trapu) ne retournait à la maison que pour de furtives incursions. Sa
mère, attristée par la situation, se promettait qu’à la première occasion, elle
aurait un face à face, un tête-à-tête avec lui. Ce qui n’allait pas tarder
puisqu’elle entendit le bruit du moteur de la motocyclette de son fils
s’éteindre dans la cour.
– C’est toi?
– Qui veux-tu que ce soit d’autre? répondit Mập (le trapu).
– J’ai souvent l’impression que mon fils n’est pas celui que j’ai élevé.
– Si tu le souhaites, je peux te dire qui il est vraiment.
La mère du musicien se leva, alla faire bouillir de l’eau. Elle y
infusera le thé, celui des longues conversations.
p2) les didascalies
Daniel Bloch avait réussi, non
sans peine, à convaincre son chauffeur et guide de partir vers le Nord sans
lui. Sa décision de rester dans ce homestay
égaré dans les rizières de Sapa ne le surprit pas outre mesure. Saluant
Aï :
- À ton retour, j’aurai deux questions pour toi.
– Si je suis en mesure d’y répondre, cela me fera plaisir. D’ici là, si
quoi que ce soit survenait, que vous ayez besoin de moi, n’hésitez pas à
m’aviser, j’ai laissé mes coordonnées aux propriétaires. J’ai téléphoné à la
personne que vous vouliez aviser de votre décision. Elle m’est apparue un peu inquiète
mais je l’ai rassurée.
La voiture démarra. Daniel Bloch s’installa sous une tonnelle
donnant directement vers le Fansipan. Les nuages en ceinturaient la cime de
sorte qu’il lui fut impossible de le saluer, mais comptait bien se rendre à son
sommet dans les jours suivants. Une toute jeune fille, avait-elle quinze ans? …
difficile à dire, le rejoignit, une tasse de café à la main. Aï avait
certainement prévenu les hôtes de certaines habitudes du vieillard qui semblait
mort de fatigue. Ses traits hypertrophiés le trahissaient tout comme ce léger
tremblement secouant son corps en alternance avec de sévères respirations mal
rythmées. La toute jeune fille qui ne disait aucun mot d’anglais, lui sourit si
gentiment que l’étranger au sac de cuir, l’espace d’un court instant, sembla
reprendre vie, se resituer dans l’espace-temps. Remarquant qu’il cherchait
maladroitement à déballer le paquet de cigarettes que son guide lui avait
procuré avant son départ, elle apaisa délicatement sa main, l’ouvrit et lui
offrit une cigarette américaine. Il a toujours fumé des Marlboro. Celles-ci,
dans leur emballage blanc, sont de la catégorie des « légères ». Le jeune fille
craqua une allumette qui aussitôt s’éteignit en raison du vent. Daniel Bloch
s’en accapara et le temps de le dire, les volutes s’envolèrent vers le ciel.
– Merci. Tu es très gentille.
Combien d’heures demeura-t-il prostré dans cette chaise ressemblant à un
hamac? Comment le dire. Le soleil avait eu tout le temps de changer de
position, passant de l’est vers le sud. Personne ne vint le déranger. Les
vendeuses de l’ethnie H’Mong* furent invitées
à ne pas le perturber. À l’heure du lunch, la patronne des lieux déposa quelques
nem chua* sur la table
installée à ses côtés Il se dit qu’en plus du riz, on avait semé dans le
silence et la quiétude de Sapa, l’accueil le plus chaleureux qui soit. Il ne
bougea plus du reste de la journée, alternant entre courtes pauses de sommeil,
café et cigarettes. La catharsis était en marche. Il n’allait plus revivre une
nuit comme la précédente, c’était manifeste.
nem chua*. *Le nem chua est une préparation de porc
fermenté de la cuisine vietnamienne. Il est principalement composé d'un mélange
de viande de porc maigre et de fines lanières de couenne cuite, agrémentés
d'ail et de piment
H’Mong* ou
‘’les montagnards’’ forment une importante ethnie dans le Nord du Vietnam et au
Laos.
p3) les didascalies
- Je ne suis pas tout à fait convaincu que le choix de la pinède soit le
meilleur afin d’ériger la scène pour la pièce de théâtre.
- Voilà la raison pour laquelle je désirais en parler avec toi, Người Phạm Tội (le délinquant), dit le
directeur de la troupe des NAINS.
– Ce lieu a été le décor de bien des tragédies. Moi-même, je n’y suis
plus jamais allé. Sans doute la même chose pour beaucoup de gens.
– Je comprends parfaitement ce qui peut les empêcher d’y revenir.
Parmi les qualités professionnelles caractérisant le directeur de la
troupe, une des plus fortes réside dans celle de saisir rapidement l’embarras
des gens et leur lancer des occasions de les affronter.
– Tu sais Người Phạm Tội (le délinquant), chaque matin alors que je me réveille, je constate que
ma taille n’a pas changé. La manière de la regarder, elle, a évolué.
Leur conversation bifurqua vers la construction des décors. Ça allait
être fort simple. Dénudé. Il s’était rendu à la pinède et constata que ses deux
éclaireurs avaient parfaitement raison : la pièce devait se jouer à cet
endroit. Seule Đẹp pouvait prendre la décision finale; quelque
chose en lui l’incitait à croire que la jeune fille souscrirait à cette idée.
Il lui rendrait visite après s’être entretenu avec May au sujet des costumes.
La couturière fut surprise d’apprendre qu’elle n’aurait pas à
confectionner quelques jupes ou pantalons sur mesure en raison du physique des
acteurs mais plutôt de grands rideaux. Rideaux cousus dans du tissu très léger,
vaporeux même. Trois couleurs : du blanc, du rouge et du noir. Elle nota
les mesures, assurant le directeur de la troupe que tout serait prêt d’ici
trois jours.
De retour vers le café Con rồng
đỏ, -
l’agent de sécurité l’ayant informé un peu plus tôt que Đẹp et Khuôn Mặt Xấu Xí (le visage ravagé) y
prenaient régulièrement leur petit déjeuner - le directeur de la
troupe des NAINS jonglait à la
manière de s’y prendre pour vendre l’idée de la pinède à celle qui, en dernier
recours, trancherait.
– Bonjour vous deux. Il m’est toujours agréable de vous retrouver.
– Vous prendrez bien un café? La troupe ne s’est pas présenté au petit
déjeuner, ce matin? demanda Đẹp.
– Vous savez, ce groupe vit dans le plus total désordre au niveau des
horaires. La seule chose que l’on respecte ce sont les heures de travail,
autrement chacun est entièrement libre et n’a aucune justification à donner à
qui que ce soit.
– Vous faites revenir à mon esprit une citation de Pearl Buck :
« La liberté de chacun est limitée par la liberté de tous. Un seul être
humain n’a pas le droit d’utiliser sa liberté pour réduire la liberté et le
bonheur d’autrui. C’est la seule restriction apportée à l’indépendance
individuelle. »
- Je trouve intéressant, Đẹp, que vous citiez cette auteure
qui a beaucoup lutté pour les droits de la femme, elle qui fut sévèrement attaquée
aux USA pour ses idées progressistes par le sénateur McCarthy. Elle n’a jamais
cessé de travailler à franchir les barrières et d’unir les nations. On lui a
remis le Prix Nobel de Littérature en 1938.
La discussion allait bon train et le directeur de la troupe des NAINS aborda directement l’objet de sa
visite. Des deux, Khuôn Mặt Xấu Xí (le visage ravagé) apparut le plus surpris.
– Vous savez…
La jeune fille
n’eut pas le temps n’en dire davantage que le directeur ajouta :
- C’est parce
que je sais que je vous propose cet endroit.
– Il me faudra
en parler au Président du Comité populaire. Je vous reviens là-dessus.
La pluie
venait de cesser.
p4) les didascalies
La mère et le fils se toisaient.
Flottait encore dans l’air comme une cacophonie de mots… un air inachevé de
flûte … la vague impression d’avoir semé en terre stérile. La mère de Mập (le trapu) se rappela les mots du Bouddha :
« Dans la vie, nous ne pouvons échapper au changement ou à la perte. La
liberté et le bonheur sont à la mesure de la souplesse et de l’aisance avec
lesquelles nous accueillons le changement. »
- Je ne pas
combien de kilomètres j’ai marché pour distribuer les tracts du Parti. Combien
d’heures perdues à vouloir pour toi ce que tu ne voulais pas. Combien de temps
gaspillé à accuser ton père pour ses absences, ses trahisons, ses mensonges
afin de t’éviter ces pièges. Je n’ai pas pris une seule seconde pour te
connaître. Tu le sais, dans notre pays, les enfants sont rois jusqu’au moment
où un autre arrive prendre sa place ou qu’il quitte pour l’école. Tout ce
temps, il est dorloté, on l’écoute et rit de ces facéties. On le caresse, l’embrasse.
Ceci est perçu comme de l’amour, mais pourrait très bien être que de l’égoïsme
poussé à l’extrême. C’est mon enfant, mon fils, ma fille. Qu’à moi. Ma
possession, mon objet. Jamais on ne se demande qui il est, qui elle est. On a déjà
la réponse : notre usufruit. Sans trop le vouloir, cet objet devient un
esclave qui n’a rien d’autre à être que ce que nous exigeons qu’il soit. Tout
cela pour son bien, son bonheur. Comme semer du riz, exactement comme semer du riz.
On le pose dans la rizière, on voit à ce qu’il ne se détériore pas puis on le
récolte. Un point c’est tout. Un enfant n’est pas du riz. Un enfant peut
préférer le violon à la flûte. Un garçon qui est ton fils, qui a habité ton
corps, a le droit d’aimer qui il veut. Sa mère n’a pas à intervenir dans la
recherche du bonheur de son enfant. Elle n’a qu’à se souvenir du temps où on
lui a, elle aussi, imposé une manière d’être, une manière d’agir que dans le fond
de son âme elle récusait, mais à laquelle elle s’est plié. On cherche le
bonheur et on trouve le malheur, celui de n’être pas qui l’on est.
La mère de Mập (le trapu) se tut. Elle fixait son fils d’un regard nouveau, comme jamais
auparavant elle ne le fit. Elle reprit :
- J’ai l’impression de te parler comme si je lisais un tract. Pas comme
une mère. Le fond de mon âme veut te dire une seule chose : je respecterai
tes choix. Si tu le souhaites, je serai à tes côtés dans les démarches que tu
as entreprises. Tu seras éternellement mon enfant, que tu optes pour devenir
une femme ou que tu demeures celui que tu es. Sois en convaincu.
La pluie se remit à tomber. Fortement. Quelques coups de tonnerre
suivirent les éclairs foudroyant l’intérieur de la petite maison. Aucune larme
aux joues du fils et de la mère.
– Je retourne vers la troupe de théâtre, dit Mập (le trapu) qui caressait doucement la main tavelée de celle qui était
devant lui.
– Sois heureux. Je ne souhaite que ça.
Profitant d’un bref éclairci, le jeune musicien prit l’étui dans lequel
reposait sa flûte, l’ouvrit, porta le bec de l’instrument à sa bouche, respira
un moment avant d’en laisser sortir trois notes d’une profonde tristesse.
– Lors des deux représentations de la pièce théâtre, j’en jouerai pour
une dernière fois. Je veux que tu les reçoives comme un cadeau. Elles te seront
dédiées.
– Je vais inviter ton professeur afin qu’elle assiste à ta sortie de
scène. À ton entrée sur une autre.
Le fils s’en alla. Il décida de se rendre à pied vers le local où les
NAINS logeaient.
À suivre
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