j1) autour du chợ - marché
Nombreux furent-ils
à attribuer le calme revenu dans le quartier au départ de
l’inspecteur-enquêteur. Comme tout bon Vietnamien, on n’allait pas le crier sur
les toits mais cela alimenta les conversations dans les allées du marché.
Parler corruption chez les policiers, chez certains administrateurs de la chose
publique n’est pas le sujet principal, mais y faire allusion demeure présent et
porteur de sens. Dans une société qui, pendant longtemps, a reposé sur la
délation, le mouchardage, il ne faut pas se surprendre que l’histoire de la Main ramènerait des souvenirs encore
frais à la mémoire de plusieurs.
Les activités
organisées par le Comité populaire – beaucoup de gens les nommaient ‘’fêtes’’ -
accaparaient l’attention. La vieille méthode, celle qui consiste à lancer des on-dit
afin de jauger les réactions, fonctionnait à merveille; ‘’La Maison du
Peuple’’ serait mise en chantier dans les semaines à venir. Le local
actuel, classé bien patrimonial, allait donc se libérer; pas question de le
détruire. Quelle seconde vie allait-on lui donner?
C’est dans
cette ambiance que la mère de Tùm (le
trapu) clarifia sa position face à l’inspecteur-enquêteur :
- Je relève
directement du Président du Comité populaire, dit-elle sèchement au
sous-entendu que venait de lancer cette femme que l’on ne voyait presque plus
depuis un bon moment, la mère de Thần
Kinh (le nerveux).
Son mari et
elle s’étaient présenté au procès de la
Main, déçus de constater qu’ayant refusé l’ordonnance d’habeas corpus, il renonçait ainsi à cette liberté fondamentale pour s’en remettre à
l’arbitraire du tribunal qui le condamna ipso facto à la prison à
perpétuité. Ils ne purent ainsi le voir, lui dire face au juge à quel point il
avait détérioré leur vie familiale. Sortant peu de leur demeure afin d’éviter
l’opprobre, assiégés dans leur domicile, recevant régulièrement la visite du
policier qui se plaisait à tourner le poignard dans la plaie, ils en vinrent à
se résigner, se détacher de leur fils, souhaitant même qu’il puisse imiter le
geste du plus jeune qui avait choisi de fuir le quartier. Lorsque la vérité éclata,
sur demande de Thần Kinh (le nerveux), Dep les
rencontra dans le but de recoudre le tissu familial. Cette jeune fille vêtue
d’un áo
dài blanc entra chez eux,
leur expliqua les malversations de l’inspecteur-enquêteur, insistant
principalement sur les tourments du fils et achevant sa mission par ces mots de
Pearl Buck :
‘’ Le premier
amour au coeur d'un homme est l'amour de soi. Le ciel lui a donné cet amour en
premier, pour que l'homme ait le désir de vivre, malgré tous ses chagrins. Et,
quand cet amour est blessé, aucun autre ne peut survivre, car, si l'amour de
soi est trop entamé, on désire la mort.’’
- On a détruit
l’amour-propre de votre fils. Recevez-le comme un convalescent.
La mère du
nouveau gardien de sécurité, vieillie par cette épreuve, ne cherchait pas
querelle. Les mots de la distributrice des tracts du Parti clarifiaient les
choses, c’en était tout. Pour elle ainsi que pour ce petit groupe qui s’était
formé. On y reconnaissait la mère de Khuôn
Mặt (le visage ravagé), celle de Cây
(le grêle). Ces femmes, ces mères ne se fréquentaient pas aussi assidûment que
leurs fils, se croisaient souvent au marché, le matin, parfois à la pagode.
Puis s’ajouta la mère du plus jeune, Trẻ.
j2) autour du chợ - marché
Les femmes
vietnamiennes, on en a déjà parlé, sont résignées. On leur a appris cela dès le
jeune âge. Le célèbre poète thaïlandais Sunthron Phu (1786-1855) intéressé à
mieux comprendre la pensée féminine au sujet des relations de couple, en aurait
tiré quatorze (14) règles. Les voici, sans les explications qui accompagnent
chacune d’elles mais qui dépeignent assez bien le comportement de plusieurs
Vietnamiennes :
Ton homme est
ton Roi; Se lever
tôt le matin; Ne jamais le harceler; Souriez;
Soyez à la
maison pour lui; Préparez
le diner; Laissez-le sortir avec ses amis; Demandez d’abord; Renoncez
à la télécommande; Soyez docile; Soyez sauvage au lit; Intéressez-vous
un peu au sport; Restez en forme; Gardez les choses propres.
Cela peut sembler
étrange aujourd’hui, à l’heure du numérique, de l’internet, des réseaux sociaux,
qu’on puisse imaginer ces règles convenir aux femmes du XXIième siècle. Les
usages et les coutumes ont tendance à se maintenir aisément à flot dans une société
où la famille et la tradition en sont les piliers. Cela mène parfois, pour ne
pas dire souvent, à des discussions comme celle que tient les mères des xấu xí… Autant sur le
non-engagement de leurs maris dans l’éducation des enfants, sur ce besoin de
faire paraître tout bien, tout propre, tout correct ainsi que la place qu’elles
occupent dans le système de décision familial. Pourtant, la mère de Tùm (le trapu) s’inquiète sur ce qui
semble être un profond problème d’identité chez son fils. Elle l’a pourtant
bien élevé, tout fait ce qu’une mère doit faire pour son fils. Où se situe le
problème? Est-elle responsable en partie de la situation? Si le père avait été
là…
La mère de Cây (le grêle), pour sa part, avoue en
avoir trop fait, trop longtemps gardé dans ses jupes. Pourquoi avoir été aussi
méchante vis-à-vis la jeune fille qui s’intéressait à son fils, au point de
l’éloigner définitivement? En était-elle jalouse? Craignait-elle davantage pour
elle que pour lui? Élever un enfant, surtout celui qui jamais ne devait venir,
seule… aurait-elle sans le vouloir tout écarter autour de lui afin de le garder
pour elle-même? Elle réalise maintenant que ce fils n’est plus le sien. Elle
l’a pourtant bien élevé, tout fait ce qu’on lui a enseigné de faire… pour en
arriver là… là où la sécheresse intérieure la rejoint.
Elles avaient
un avenir avant de se marier, maintenant n’en ont plus. Elles piétinent dans la
politesse qui, à la fin, les aura enfermées dans le silence, le repli sur soi.
Elles n’ont eu aucun choix, bien ou mal élever leurs enfants revenant au
même : un lamentable échec dont on ne se gêne pas de les culpabiliser, de
les accuser.
j3) autour
du chợ - marché
La mère de Khuôn Mặt (le visage ravagé) ne semblait pas tout à fait
d’accord avec les propos qu’elle venait d’entendre. Oui, la magie du mariage
n’avait pas opéré pour elle non plus. Oui, la maternité avait été comme une
commande à remplir. Oui, le fils qu’elle a eu, en peu de temps rejeté par tous
en raison de sa laideur, on s’en moquait déjà alors qu’elle le portait tous les
jours au marché. Mais elle l’aimait. Jamais elle ne permit à qui que ce soit,
devant elle, de lui adresser de mauvais mots. Elle fit avec la déception de son
mari un tremplin qu’elle installa sous les pieds de ce garçon qui devint,
rapidement et très jeune, à la fois indépendant et soucieux des autres. Qu’on
l’éloigne attisait chez lui une ferveur à se rapprocher. Finalement, beaucoup
comme elle l’avait souhaité, on finit par regarder au-dessus de lui, on finit
par lui laisser une place derrière les autres. Sa mère en était fière; ne lui
avait jamais dit craignant qu’il reçoive cela comme de la pitié, exactement ce
qu’elle voulait éviter.
La surprise de
revoir la mère de Thần
Kinh (le nerveux)
au marché, le visage découvert de ce déshonneur qu’elle et son mari exhibèrent trop
longtemps, en plus de ravir les autres suscitait une question chez la mère du
plus jeune Trẻ :
- Vous en
voulez encore à ce policier?
Elle mit un
instant avant de répondre.
– J’ai
tellement rêvé à sa sortie de prison que mon fils agisse comme le vôtre l'a
fait lorsque le suicide a bouleversé le quartier. Qu’il nous quitte... Qu’il
fuit… Qu’on n’entende plus parler de lui… Que jamais il ne revienne. Tous les
matins, il se levait, la haine au coeur. Moi qui ai porté cet enfant, qui fut
heureuse à sa naissance, mon mari également, je ne le reconnaissais plus. Ce
qu’on lui reprochait ne ressemblait tellement pas à l’image que nous avions de notre
fils. Tout jeune déjà, une seule chose l’intéressait,
le passionnait : la moto de son père. Je le revois encore, tout sourire,
rentrer à la maison couvert de cambouis. Lui, un mauvais garçon, je ne pouvais
le croire. Le policier a pourtant tout fait pour nous en convaincre. Puis, mon
mari et moi l’ayant finalement cru, l’avons répudié.
Les larmes
l’empêchèrent de continuer.
– Nous sommes
toutes mères. Mères avant d’être épouses mais aussi avant d’être femmes. C’est
peut-être là notre erreur. Nous avons entretenu, sans nous en apercevoir,
l’image de celles qui nous ont précédées, réussit-elle à dire avant de se
retourner vers la mère du plus jeune.
Depuis le
départ volontaire de ce fils, le plus jeune du groupe des xấu xí… cette femme en
voulait fermement à son mari, l’ancien militaire qui jamais ne cessait de
revenir, et revenir encore, sur tous les dommages collatéraux liés à l'agent
orange.
– Ce qui me retient
à la maison n’est pas compliqué : je n’ai pas d’autre choix. Mon fils,
lui, a choisi de partir. Il a choisi de partir, au grand désespoir de toute la
famille qui m’a accusée d’être une mauvaise mère, de n’avoir pas su le retenir.
On n’a rien dit au sujet de celui qui vit perpétuellement dans le passé, de la
rancœur à la place du cœur. C’est un militaire… il a défendu notre peuple… son
courage a tissé notre indépendance… Moi, toujours levée avant le soleil, je
n’ai que tenu la maison, porté un enfant, nourri tout le monde… fidèle à mon
devoir et à mon mari qui lui… se battait pour l’honneur de la patrie. Parfois,
je souhaite qu’il eût été sous le napalm, qu’il revienne non pas défiguré mais
prêt à être enterré. J’ai rêvé être veuve. Comme je l’ai rêvé. Une veuve de
guerre lasse…
j4) autour
du chợ - marché
Ces voix de
femmes, enterrées par le brouhaha du marché, montaient vers nulle part.
Seulement elles les recevaient. Aucun écho n’allait les projeter plus loin que
les étals de ce marché où les odeurs s’entremêlaient. Cinq femmes… mariées
depuis belle lurette… mères depuis des lunes… vieillies par le travail
incessant… silencieuses… polies comme on le leur a enseigné.
Ce fut la mère
de Khuôn Mặt (le visage ravagé) qui reprit la parole :
- Je crois que
mon fils est amoureux. De cette jeune fille qui nous a tous surpris lors d’une réunion
du Comité populaire. Elle se nomme Dep.
Mon fils m’a montré je ne sais plus combien de photos qu’il a prises d’elle.
Alors qu’elle vendait des ballons au kiosque de son oncle puis au café où elle
a travaillé comme serveuse.
– Elle est
venue à la maison nous annoncer la machination diabolique du policier et nous
inviter à recevoir notre fils comme un convalescent.
– Elle est ici
depuis moins d’un an et il me semble que l’atmosphère dans le quartier a changé,
reprit la mère de Khuôn Mặt (le visage ravagé). J’ai hâte d’en savoir plus sur
le projet qu’elle a présenté au Comité populaire. Mon fils ne peut pas en
parler mais je crois comprendre qu’il s’agirait de réutiliser l’ancien local du
comité pour en faire un endroit public, ouvert à tous.
Les femmes
étaient en voix. Elle se permettaient de parler, de rire aussi – il leur aurait été difficile de le faire il
y encore quelques jours alors qu’un climat de suspicion planait sur le
quartier, alimenté par l’inspecteur-enquêteur. Une femme qui rit de bon cœur,
cela soulage son âme; il n’y a rien de plus beau autour d’un marché vietnamien…
… qui retint
son souffle quelques instants au passage d’une dizaine de personnes que l’on ne
connaissait pas. Des personnes de petite taille, surtout, accompagnées de
jeunes filles à l’allure différente, d’un bossu et d’un jeune homme dont la
tête était disproportionnée par rapport à son corps. Fermait la marche un être
sans âge, cheveux blancs et peau délicate, suivi d’un autre qui semblait
compter et recompter sans cesse ses doigts, regardant les flaques d’eau se
multiplier devant ses pas.
À suivre
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