vendredi 21 avril 2017

5 (CINQ) (CENT TRENTE-CINQ) 35





     k1) la mise en chantier

Elle s’annonçait chargée cette journée. Les femmes, mères des membres du groupe des xấu xí… retournèrent à la maison. N’en restaient plus que deux à la porte du marché; elles semblaient avoir un peu plus à dire ou à se dire.  

– Je sais que votre fils suit des cours de musique tout près du lac. Est-ce… 
- Il déteste la flûte, n’en a que pour le violon, répondit la responsable de la distribution des tracts à la mère du plus jeune qui acheva sa question.
- … que vous croyez ce qu’on dit autour du marché?
- Il se dit bien des choses mais je devine ce que vous souhaitez savoir. Non, mon fils ne m’a jamais dit ou fait entendre qu’il croisait le vôtre autour du lac.  
– Je croyais. Merci.

Elle quitta sans rien ajouter de plus. Une autre femme retenant au fond d’elle-même ce besoin que l’on revienne vers elle. Une autre femme se percevant comme distributrice de la vie, protectrice et puis, soudainement, alors que tout semble enfin se placer dans l’ordre requis, un drame ou un coup du destin trouble sa quiétude. Ce fils, son seul fils, celui qui gravite à des lunes de son père, celui qui cherchait un modèle dans la réalité ambiante et non pas dans la vengeance saupoudrée de haine, ce fils, son seul fils, lui manque atrocement. Elle avait quitté sans rien ajouter de plus.

La mère de Tùm (le trapu) la suivait du regard. La solidarité, vertu première que Hô Chi Minh invoqua afin de permettre au peuple vietnamien de sortir du colonialisme et des invasions, elle ne la sentait plus autour d’elle. Qu’individualisme empiétant sur le grand projet collectif que promouvaient ces patriotes d’une époque si peu lointaine. Elle s’en plaignait tout en s’accusant elle-même de faire bien peu de choses mise à part la distribution des tracts que personne ne lit plus, les utilisant comme votif, et encore. Devenue un avatar des temps antérieurs, on la saluait sans croire en son utilité. Elle se dit :" Je lis les tracts du Parti mais pas les messages de mon fils."


La route prise par les deux femmes fut la même que celle empruntée par les NAINS. Ils avaient rendez-vous au café Con rồng đỏ Dep et Tùm (le trapu) les y attendaient. On s’était entendu de convenir d’abord du scénario, se donner une autre journée de réflexion puis se revoir afin de finaliser les détails techniques. Une semaine suffirait pour les répétitions, achever les costumes, les décors et une mise en scène que cette troupe déposait sur les épaules de chacun de ses membres qui allaient l’improviser.

                               

     k2) la mise en chantier

Thần Kinh (le nerveux) avait développé une routine dans son travail. Gardien de sécurité devant un café, une banque, un restaurant ou quel que soit l’endroit, ce job n’est pas considéré comme le summum de la réalisation personnelle. La plupart du temps cela se résume à parquer des motos, voir à la propreté et la sécurité de l’entrée puis… rien d’autre qu’être là. Dès son arrivée, notre jeune homme avait éloigné la chaise en plastique qu’avait usée son prédécesseur; il n’allait pas l’utiliser. Il s’était également mis à nettoyer autour du café… principalement dans les buissons où les vomissures dégageaient encore certaines mauvaises odeurs. Le frangipanier que Dep affectionnait particulièrement, notre gardien de sécurité y accordait une attention toute spéciale. Mais le secret de sa popularité - depuis le départ de la Main on le saluait, non pas avec déférence mais comme si on cherchait à s’excuser d’être tombé dans la combine du policier – résidait dans son torchon. Il nettoyait les motos des clients. Ce petit geste, combien apprécié, le rendit aussi populaire que Dep alors qu’elle servait au café.

Ce fut Tùm (le trapu) qui se présenta le premier. Il laissa sa moto aux mains du gardien qui s’enquit de ses cours de musique. 
– Je n’ébruite pas mais je me suis inscrit à la faculté de musique de l’Université de Hanoï. Je commence en septembre prochain. 
– Faudrait bien que tu arrives à nous dire ce qui se passe avec Trẻ (le plus jeune).

Cela prit le musicien par surprise, peu habitué à recevoir de la part de Thần Kinh (le nerveux) autre chose que des balbutiements, des aigreurs ou des fâcheries. Il le fixa, vit dans ces yeux comme de la réconciliation. Cela lui arracha un sourire.  

– Tu es au courant du fait que je le rencontre régulièrement?  
- Lorsque tu as été pourchassé par un tigre, vécu comme une proie pendant longtemps, tu développes un sixième sens.  
– Ce sixième sens, il te dit quoi. Tùm (le trapu) devenait curieux.
– Que le plus jeune est en danger. Qu’il a besoin de notre aide.  
– Il ne peut revenir dans le quartier, tu le sais bien. 
– Se cacher indéfiniment non plus.


Leur conversation fut soudain interrompue par une salutation : 
- Bonjour, nous ne sommes pas en retard?

Les paroles venaient du directeur de la troupe se tenant derrière les deux membres des xấu xí… Dep, les ayant vus venir, s’était approché pour les accueillir. Elle les fit entrer, les installa à la table du fond où on avait préparé le petit déjeuner. Tous s’y dirigèrent sauf celui qui sans arrêt recomptait ses doigts. Il se posta devant les motos que le gardien de sécurité s’apprêtait à pomponner. 

– Tu veux m’aider? Prends le chiffon sur la chaise et donne-moi un coup de main.



k3) la mise en chantier

Aussi bien Dep que Tùm (le trapu) furent émerveillés par la capacité de travailler de ces gens, professionnels jusqu’au bout des ongles. Chacun et chacune de la troupe semblaient charpentés pour œuvrer ensemble. Une idée en alimentait une autre; allaient dans différentes directions pour finalement se retrouver au bout d’un chemin menés par une boussole commune. Fascinant de les voir aller. Aucune note ne se prenait. On allait et revenait afin de bien imprimer dans l’imaginaire ce trajet qui dessinait des images fortes. On travaillait avec des images fondues les unes aux autres, créant un nouvel espace. Les mots ne semblaient pas nécessaires pour le moment; en suspens, ils tomberaient dans la bonne voix et au bon moment.

Dep proposa une pause mais s’aperçut que c’était l’heure du lunch. Madame Quá Khứ  et ses deux acolytes déposèrent le riz sur la table qui était aussi propre qu’au début des discussions autour du scénario. Se dégageait de ce groupe une forme d’énergie sui generis. Jamais on n’élevait la voix… L’écoute entre eux relevait presque d’un culte… On se regardait sans préjugés… Une paix intérieure nettoyait leurs rapports… Manifestement, Tùm (le trapu) était tombé sous le charme. Parfois, ne pouvant retenir ses larmes, il se sentait transporter vers des horizons insoupçonnés. Il s’installa à la gauche du directeur de la troupe qui demanda à Dep :  
- Madame, la session de ce matin ne vous a pas trop éreintée?  
- Pas du tout, mais j’apprécierais que vous m’appeliez par mon nom. 
– Et vous? s’adressant au musicien qui, pour une bonne partie de l’avant-midi, n’avait que très peu parlé et beaucoup écouté.  
– Votre façon de travailler m’émerveille. C’est le mot qui vient à mon esprit. Je suis musicien; sans doute le savez-vous, pratiquer une pièce relève souvent du tour de force, exigeant une grande concentration. La vôtre est si intense, votre écoute mutuelle, tout cela m'ébahit. 


Le directeur de la troupe invita tout le monde à manger. Se retournant vers Tùm (le trapu), lui dit : 
- Tout est musique. Tout est théâtre. Tout est poésie. Une fois assuré de cela, se concentrer devient facile, ce n’est plus du travail. Cela exige beaucoup de confiance en soi et en ceux avec qui nous sommes. Mes compagnons, mes compagnes et moi marchons le pays du Nord au Sud depuis des années; rencontrons des gens qui nous nourrissent de qui ils sont. J’ai appris que les nourriciers sont ceux qui ont compris ce qu’était la faim et la soif. Que nous soyons riches ou pauvres, de petite taille ou non, la faim et la soif sont des éléments essentiels à la vie. Il y a aussi une autre faim, une autre soif : celles de l’âme. La musique, le théâtre, la poésie alimentent l’âme, nous rassasient.

Le musicien en oubliait de manger. Il écoutait, dévorant les paroles de celui dont émanait une étrange aura.  

– J’aurais une question, on vous l’a certainement posée mille et une fois.  
– Je la devine. C’est la raison pour laquelle je l’ai abordée directement lors de notre première rencontre. Tous, au premier jet, ont la même réponse. Elle va dans le sens de l’acceptation inconditionnelle. Toutefois, et c’est parfaitement humain, au contact des personnes qui présentent une différence notable avec l’ensemble des gens, on ressent un malaise que l’on croit dissiper en répondant que cela ne nous dérange pas.  
– Vous croyez que nous vous avons menti, hier? 
– Pas du tout. Mais vous verrez. Nous serons assez proches les uns des autres au cours des deux semaines à venir. Vous saurez me dire lors de notre départ jusqu’où votre réponse correspond toujours à celle que vous avez donnée à notre arrivée.



     k4) la mise en chantier

Le jeune homme qui recompte continuellement ses doigts n’a pas participé à l’élaboration du scénario qui, en fin d’après-midi, s’achevait. Il était demeuré avec Thần Kinh (le nerveux), prenant un réel plaisir à bichonner les motos. Pas un seul mot ne fut échangé entre eux. La serveuse du café leur avait apporté le repas à cette table adossée près de l’entrée, tout à côté du frangipanier dont le squelette ne donnait pas d’ombre. Dans un silence convenu, ils dévoraient ces beignets que le gardien de sécurité aime tant. Au chantier, toujours le premier à reprendre le travail, cette habitude ne l’a pas abandonné. Ils revinrent tous les deux à leur chiffon avec, chez chacun, une façon de faire différente mais tout aussi efficiente. Alors que la troupe se mit en branle pour retourner vers le local où on leur avait assigné le lieu de campement, le jeune homme qui recompte continuellement ses doigts et à qui on venait de demander d’apporter les plats empaquetés pour le dîner, tendit la main à Thần Kinh (le nerveux) : 
- Ce fut une chance de vous rencontrer.


Dep dit à Tùm (le trapu) : 
- Quelle journée extraordinaire! J’ai savouré tous les moments. Merci d’avoir été avec moi.    
– Pour moi aussi, ce fut passionnant. Pas seulement le scénario mais ces aphorismes qu’envoyait le directeur de la troupe ou encore un de ses membres. 
- Tu penses à quoi précisément.  
-  "Nos ancêtres sont les mêmes…"  "La différence ne se mesure pas en centimètres mais en force de caractère et d’adaptation…"   "À deux, un grimpé sur les épaules de l’autre, on rejoint qui que ce soit…"  "Nous avons tous les pieds plantés dans le même sol…" "Le ciel est aussi haut pour une personne de petite taille que pour les autres, chacun de nous cherchons à le rejoindre à notre propre façon…" "Ne pas être nain dans sa tête…" "Les nains ne grandissent plus, ne peuvent transformer leur apparence physique…" 

Leur conversation fut interrompue par l’arrivée de Daniel Bloch. La fatigue se lisait sur son visage. Manifestement il avait besoin de changer d’air, se refaire un peu. Le projet de partir vers le Nord semblait le revigorer. 

– Je serai revenu à temps pour assister à votre pièce de théâtre, dit-il, s’assoyant pesamment. 
– Nous avons bien travaillé, n’est-ce pas Dep

La jeune fille répondit affirmativement alors qu’elle se dirigeait vers le comptoir préparer le café robusta pour l’étranger au sac de cuir. 

– Alors Tùm (le trapu), tu ne regrettes pas ton implication dans ce projet?  
- Que non! Ce groupe est tout simplement exceptionnel. Leur méthode de travail est expéditive car tous sont centrés vers un même but. Je crois que Dep a prévu vous en faire un résumé afin de connaître votre opinion.  
– Tu sais, la tienne et celle de l’organisatrice priment davantage. Commentaires et critiques, je me situerai là.

Dep arriva. Difficile de regretter une telle journée, installée à une table, apprendre à se familiariser avec des techniques de création, puis voir poindre le résultat comme une fleur s’ouvrant à la fraîcheur du matin. Elle allait présenter à Daniel Bloch le fruit de leur travail quand, au même moment, Cây (le grêle) entra dans le café.

À suivre

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