jeudi 6 avril 2017

5 (CINQ) (CENT TRENTE) 30


     f1)      le fleuve a ses méandres, l’homme a ses périodes

Le Con rồng đỏ, on ne le reconnaissait plus depuis quelques semaines; davantage suite à la conclusion de la partie d’échecs ayant opposé Madame Quá Khứ à la Main. Planchers et murs brillamment refaits au bois de lim; deux nouvelles employées joviales et revêtues d’un magnifique áo dài noir et pantalon blanc, identiques à ceux de la propriétaire; tables réorganisées de façon à permettre plus d’intimité aux clients; la touche délicate de Dep dans la décoration mettant en valeur l’imposant et sévère frangipanier à l’entrée du café. Ne restait plus qu’à attendre le Bose*commandé et qui devait, dans les jours prochains, envelopper l’endroit de douce musique. Le nouvel agent de sécurité Thần Kinh (le nerveux), à ses premières heures de travail, arborait dignement un uniforme le rendant sérieux et crédible. Madame Quá Khứ ne souhaitait pas, par tous ces changements, éloigner ses habitués, plutôt manifester au grand jour l’importance qu’elle accorderait désormais à la qualité du service et de l’ambiance. La seule chose dont elle ne semblait pas disposée à modifier demeurait son menu. Elle avait toutefois quelques idées pour le diversifier, mais ça pouvait toujours attendre.

Daniel Bloch attendait Tùm (le trapu), debout à la terrasse de l’hôtel, admirant ce lac qu’il aime tant : Hô Tây, tel est son nom en vietnamien. Vu Thuy Anh, le chef du Service des recherches culturelles et sociales de l’Institut de la recherche pour le développement socio-économique de Hanoï, une connaissance que lui présenta son ancien étudiant employé à l’ambassade américaine, dit de ce lac qu’il « forme un espace patrimonial perçu comme une source d’inspiration des poètes et écrivains tout au long de l’histoire millénaire de Hanoï. » Cet ancien bras mort du fleuve Rouge, est devenu le lac le plus étendu de la capitale vietnamienne. Le bonheur de se retrouver face à ce magnifique paysage en plein cœur de la ville se répétait tous les jours. Là, il attendait le jeune musicien tardant à se pointer.

Une visible fébrilité régnait au café, le dîner de ce soir revêtait un caractère spécial. La journée qui débuta très tôt, amenait DepKhuôn Mặt (le visage ravagé) avait chargé le nouveau gardien de sécurité de la ramasser chez son ami la couturière May où elle avait passé la nuit – à partager ses réflexions entre le projet de bibliothèque et l’organisation des activités prévues par le Comité populaire afin d’offrir une sorte de convalescence à un quartier durement frappé par des catastrophes. Cela hypothéquait plusieurs heures de sa journée mais d’ici deux semaines, tout devait être prêt. Elle avait su distribuer différentes responsabilités, même aux enfants qu’elle accompagnait tous les jours dans leur démarche scolaire furent mis à contribution. Ça bougeait partout, une véritable ruche.

Impossible à manquer une telle physionomie qui se démarque en tout point du Vietnamien moyen : Tùm (le trapu) est obèse, ses formes courtes, lourdes et ramassées font de lui un être à part. Pour ajouter au portrait, il est petit, non pas anormalement, mais petit quand même. Il projette l’image de quelqu’un d’inconfortable dans son corps. Pas étonnant qu’au chantier où il travaillait, n’eut été de Cây (le grêle) qui toujours le protégeait allant même jusqu’à faire le travail pour lui, le contremaître l’eût congédié longtemps avant que le secteur chargé de remplir les trous de la bineuse russe ne soit fermé. Pas étonnant non plus que lors des marches quotidiennes des xấu xí… le même compagnon se soit chargé de l’attendre, lui qui fermait la marche plusieurs mètres derrière les autres. Lui-même ne s’en étonnait pas, il vivait un conflit majeur avec son apparence physique. Sa mère, à plusieurs occasions, question de le faire bouger un peu, lui proposa de l’accompagner lors de la distribution des tracts, mais il refusait systématiquement. Un jour, s’étant mis à la danse afin de faire un peu d’exercice physique, il s’arrêta prétextant que cela amputait ses heures de pratique de flûte. À l’intérieur de lui, il ne pouvait cesser d’être en désaccord avec les attributs de sa morphologie. Péniblement, il descendit de la moto.



     f2)      le fleuve a ses méandres, l’homme a ses périodes


Madame Quá Khứ voulait qu’un festin soit organisé dès le soir de sa victoire. Elle s’en ouvrit à Dep une fois revenue du poste de police afin d’y déposer ce qui allait faire disparaître un inspecteur-enquêteur, laver la réputation de Thần Kinh (le nerveux) qui accepta sur le champ de remplacer le cafard de la Main.

– Non pas fêter une victoire, encore moins manifester publiquement la fin d’une ère suspicieuse, je veux signaler que pour une fois, le bien l’emporte sur le mal.

Les deux femmes s’entendirent sur le fait qu’il était bien temps d’ouvrir la porte à l’air pur. Elles souhaitaient, avec les petits moyens que les circonstances mettaient dans leurs mains, décontaminer ce secteur du quartier des mauvais esprits, devenir les augures d’un temps nouveau. On balaierait la poussière, non pas en la poussant sous le tapis, mais à la rue pour qu’elle cesse de faire ciller les yeux et encombrer les esprits. Dire que Dep retrouvait chez cette vieille femme, un peu l’image de sa mère s’approcherait de la réalité. Tous les soirs, bien avant la nuit dernière qu’elle passa chez son amie couturière, elles s’assoyaient dans le petit salon à l’étage du café. Elles s’écoutaient. Se parlaient bibliothèque, événements du passé, ce maintenant où tout pourrait être pensable afin de déblayer l’avenir de ses mauvais présages. Les citations de Pearl Buck que la tenancière du café ne connaissait absolument pas, celles que Dep lui présentait, la ravissaient. Celle-ci surtout :
" Toute chose est possible tant qu’elle ne s’est pas avérée impossible – et même en ce cas, elle ne l’est peut-être que pour l’instant. "

Le fleuve a ses méandres, l’homme a ses périodes : ( Sông có khúc Người có lúc.). Le proverbe vietnamien trottait dans le cerveau de Daniel Bloch depuis assez longtemps pour qu’il soit en mesure de confronter Tùm (le trapu) dans ses repères les plus intimes. Il n’en pouvait plus de la superficialité de leurs rapports, leurs discussions stériles et décida qu’on crèverait l’abcès, aujourd’hui même. Le musicien devait cesser de louvoyer, de lancer des impromptus, jouer en contrepoint avec tous les sujets qu’ils abordaient. Maintenant, il allait être mis au pied du mur.
– Je veux qu’avant de nous rendre au dîner de ce soir, nous éclaircissions quelques questions.
– Certainement Daniel.


L’après-midi renvoyait une belle fraîcheur alors que tout doucement, sur le lac, le soleil envisageait d’y plonger. Daniel Bloch n’avait pas l’intention de passer par quatre chemins et lança :
– Tu n’es pas heureux avec toi-même, je le remarque depuis les premiers jours où nous lunchons ensemble. Cela m’apparaît plus profond que le seul fait de vouloir t’adonner au violon au lieu de la flûte. Plus sérieux.

Le musicien baissa la tête, aurait gratté ses cheveux si on ne lui avait pas appris, tout jeune, qu’il fallait l’éviter en présence d’une personne plus âgée que soi. On lui a tellement appris de choses à ne pas faire au nom de la politesse, que parfois il arrive à s’interroger sur ce qui est permis de faire. Il porta son regard directement dans les yeux de cet homme pour qui il vouait une entière admiration:
– J’ai entrepris des démarches pour changer de sexe.

Le coup porta. Davantage pour le jeune homme que chez son interlocuteur qui acheva son café.
– Depuis un certain temps?
– À la mort du plus âgé et au départ de Trẻ (le plus jeune).
– Cela t’est venu suite à ces événements?
– Le fait d’agir oui, mais j’y songeais bien avant.
– Sans être intrusif, cela me semble bien drastique comme choix. Saurais-tu me faire connaître ta motivation?

Leur échange dura quelques heures, au risque même de les mettre en retard au dîner, ce qui pouvait être perçu comme s’ils n’allaient pas venir. Daniel Bloch, empathique, l’écouta mais dut mettre fin à la conversation, afin qu’ils se rendent au café. Il proposa à Tùm (le trapu) de la reporter. Dans le taxi qui le menait en haut de la pente, après avoir demandé au chauffeur de couper la climatisation, il ouvrit la fenêtre sur ce début de soirée tout à fait idéale, se remémorant le témoignage du jeune musicien.


     f3)      le fleuve a ses méandres, l’homme a ses périodes

Tùm (le trapu) n’avait aucun souvenir de la présence de son père à la maison, sa mère l’ayant toujours excusé en raison de son travail à Haïphong. Elle escomptait, aux dires du fils, qu’en cessant d’en parler cela déclencherait le processus de l’oubli. Il n’en fut rien. Très jeune déjà, il se mit à manger comme un ogre, il mangeait pour deux. Prit du poids. Personne ne s’en formalisait car il est coutumier chez les enfants vietnamiens d’afficher un surplus de poids jusqu’à l’adolescence. Il engraissa à un point tel qu’en raison de sa petite taille, cela devint catastrophique. Il eut droit à toutes les moqueries imaginables, celles que les camarades lancent parfois sans y penser mais combien blessantes. En arriver à détester son corps ne fut qu’une question de temps. Jamais il ne s’intéressait aux activités physiques et lorsqu’on l’admonestait à ce sujet, sa réaction fut de se replier sur lui-même. Sa mère jugea inutile d’en rajouter et lui découvrit un talent de musicien. Ses louanges, dépassant la commune mesure, se transformèrent rapidement en insistances : musique, pratique, répétition… sinon je ne sais pas que ce tu feras dans la vie. Tùm (le trapu) regardait ce qu’on lui disait affublé d’une paire de lunettes travestissant la réalité : qu’est-ce qui se cache derrière ces paroles, ces conseils, ces ordres? Me sont-ils adressés ou à celui qu’ils veulent que je sois? Il partit à sa propre recherche.

Être soi, c’est être reconnu par les autres pour qui nous sommes. Lui, il ne le savait pas. Plusieurs événements de sa vie juvénile devinrent des exemples qu’il analysait afin de bien se situer parmi les adolescents de son âge. Ils aimaient le volleyball : il détestait. Ils pratiquaient le football : il n’avait pas le physique de l’emploi. Ils aimaient chahuter en classe : il cachait son nez dans les livres. Ils parlaient des filles : pas concerné. Ils se moquaient de ses goûts pour la musique : il se voyait violoniste tout comme Paganini. Ils critiquaient leur père : il n’en avait pas. Tout l’éloignait des autres garçons sans pour autant le rapprocher des filles. Ils abordaient sans vergogne leurs pratiques de masturbation : jamais il n’osait toucher à son corps qui l’horrifiait.

Ne pouvant se définir, il était tiraillé par cette obsession : détestant le corps qu’on lui avait donné en partage, il devait s’en libérer. Comment? Sur internet, il vit que changer de sexe était réalisable. Cela exigeait beaucoup de courage et d’argent. Il fouilla les témoignages de ceux et celles qui avaient subi cette chirurgie complexe, longue et non garantie. Quelles questions existentielles les avaient menés à cette ultime option? Les mêmes que lui? Cela résoudrait-il ses angoisses ? La première question que le chirurgien lui posa lors du rendez-vous qu’il garda secret, fut la suivante : « êtes-vous homosexuel? » Jamais il ne se l’était adressée. Ce sujet, culturellement tabou, soulevait des préjugés intenables. Il avait participé, de loin faut-il l’admettre, à cette première démonstration vietnamienne tenue à Hanoï réunissant des gens qu’encore on appelait « ceux du troisième sexe ». Il n’osait penser à ce que sa mère aurait dit si elle eût su qu’il y assista? Les autres des xấu xí… ? Au chantier? Difficile d’envisager cette question mais l’éluder aurait entravé sa démarche.

Ce fut à la mort du plus âgé et au départ du plus jeune qu’un déclic se produisit. Tùm (le trapu) souffrit de ces deux pertes; la deuxième principalement. Savoir que plus jamais il n’allait revoir Trẻ (le plus jeune) le rendit atrocement malheureux. Cette constatation l’amena à regarder de plus près le type de sentiments et d’émotions qu’intérieurement il entretenait vis-à-vis lui. Il aimait sa présence, sa joie de vivre, son innocence. Son corps si différent du sien. Sa voix qui venait tout juste de muer. Il aimait le voir si attentif, si proche du plus âgé; jaloux en même temps, de le voir consacrer toute son affection à celui qui décida, par culpabilité ou par honte, de se donner la mort. Les petits gestes : lui offrir une cigarette, décapsuler sa bouteille de bière, se tenir à ses côtés lors des marches quotidiennes. Il aimait le voir l’aimer. Que le plus jeune coupa les liens en quittant le quartier, abandonnant tout suite à la mort de son frère, sachant que revenir relevait de l’impossible – l’histoire de l’enfant prodigue n’a rien de vietnamien – cela sonnait comme une preuve de fidélité à l’âme de Tùm (le trapu)! Ce qui liait le plus vieux et le plus jeune l’éloignait du même coup. Il aimait ce qui ne pouvait lui advenir.



     f4)      le fleuve a ses méandres, l’homme a ses périodes

Le taxi ne mit que quelques minutes pour arriver au café Con rồng đỏ Daniel Bloch irait de surprise en surprise. Accueilli par le nouvel agent de sécurité, l’étranger au sac de cuir n’en revenait tout simplement pas :

– Ton uniforme te va à merveille, dit-il, descendant de voiture.

Thần Kinh (le nerveux), dans un geste inhabituel, lui tendit la main :
– Merci de m’avoir écouté, m’avoir cru. Jamais de ma vie j’aurais imaginé porter un tel habit.
– La vie nous réserve de belles choses lorsqu’on y croit.
– Attendez de voir les filles à l’intérieur du café.
– Ça bouge ici!

Daniel Bloch entra, ravi par les modifications qu’on y avait effectuées. À la vue de Dep et de Madame Quá Khứ, resplendissantes, celui-ci fut touché en plein cœur par une flèche d’amour comme longtemps il n’en avait reçue. Leur connivence sautait aux yeux. C’est la main dans la main qu’elles l’accueillirent.

– Que vous êtes belles, mesdames!

Toutes deux rougirent, l’invitant à prendre place à la table où déjà se retrouvaient Cây (le grêle), Khuôn Mặt (le visage ravagé), la couturière May qui ne cessait de zieuter vers le gardien de sécurité. Tùm (le trapu) sembla mal à l’aise lorsque l’étranger au sac de cuir lui tendit la main. S’adressant à une jeune fille qu’il rencontrait pour la première fois, Daniel Bloch lui adressa ces mots :
– Je n’ai pas encore eu le plaisir d’être présenté, mademoiselle.

Dep se chargea des civilités, indiquant à l’étranger au sac de cuir qu’elle allait lui être d’une aide importante dans l’organisation des fêtes que le Comité populaire avait mis de l’avant.

– Vous êtes donc couturière?
– Grâce à Dep, j’ai maintenant mon atelier situé à l’endroit même où elle vendait des ballons. Je couds et offre mes produits à la clientèle du quartier. Elle m’a demandé de confectionner les costumes pour la troupe de théâtre qui donnera le spectacle. On devrait en savoir plus demain puisque le responsable du Comité populaire nous informera.
– Au théâtre, il y a plus que le texte, les décors, les costumes et la mise en scène s’avèrent primordiaux.

Daniel Bloch s’assit près du jeune musicien.

Le repas fut digne de ceux que l’on sert lors des fêtes du Têt. Madame Quá Khứ avait prévu un remplaçant afin que Thần Kinh (le nerveux) puisse se joindre au groupe. Elle prit place tout à côté de Dep, elle-même assise à la gauche de l’étranger au sac de cuir. La compagnie s’échangeait des boutades, se lançait des défis à celui qui viderait son verre de bière d’une seule traite puis se serrait la main comme le veut la tradition vietnamienne. Trois femmes, cinq hommes, huit à la même tablée. Les serveuses n’en finissaient plus d’aller et venir, les mains chargées de plats, voyageant entre les convives et la cuisine où durant l’après-midi les cuisinières n’avaient cessé de s’affairer. Là aussi la tenancière n’avait pas lésiné engageant deux femmes pour donner un coup de main.

Au milieu du repas, Madame Quá Khứ se leva. D’un air solennel qu’on ne lui connaissait pas, un verre à la main, prit la parole :
– Je dois vous avouer quelque chose, si vous me le permettez. Merci, renchérit-t-elle une fois le silence revenu. Je suis heureuse de vous accueillir dans le café qui, vous l’avez remarqué, a pris des allures nouvelles. Je le dois à Thần Kinh (le nerveux) qui a si bien travaillé et qui maintenant s’occupera de l’ordre autour du Con rồng đỏ. Beaucoup à Dep que je tiens spécialement à remercier pour m’avoir convaincue que les changements devaient aller plus en profondeur. Sa présence à mes côtés me redonne une autre jeunesse, sans doute celle que je n’ai jamais eue.

Les invités se levèrent pour applaudir aux paroles de la vieille dame qui continua sur son élan :
– Nous avons vécu dernièrement, je dirais depuis quelques mois, des tensions, des tristesses et, aujourd’hui, des événements qui épureront le quartier. Sans la participation de Khuôn Mặt (le visage ravagé), nous n’en serions pas là. Sa force de caractère et son sang-froid sont tout à son honneur. Mais je ne veux pas passer sous silence, il ne voulait pas que j’en parle, il m’excusera si je le fais quand même, les judicieux conseils de Cây (le grêle). C’est lui qui m’a ouvert les yeux. Sa grande pertinence à analyser des situations complexes, ses connaissances étendues en stratégies militaires, la manière de mener des combats, de se positionner comme sur un jeu d’échecs, tout cela aura permis de calmer ma haine et me centrer sur des gestes précis à poser qui ont mené au résultat qu’indirectement nous soulignons ce soir. Cây (le grêle), ton intelligence mise à mon service sera d’un immense secours à Dep dans l’édification de la bibliothèque.

Tùm (le trapu) réalisa qu’à trop se centrer sur son ego, on se coupe des autres. Daniel Bloch remarqua sa tête baissée comme un geste agenouillé.



À suivre

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