mercredi 9 mai 2007

Le cent soixante-quatrième saut de crapaud (6)

Chapitre 16

C'est d'un pas accéléré qu'Annie et Joe arrivèrent finalement au centre d'achat. À chaque vitrine des boutiques, Annie s'arrêtait pour regarder un morceau de linge, ce qui tomba rapidement sur les nerfs de Joe:
- Les cartes... on est icitte pour les cartes, pas pour renifler les magasins.
- Regarde le bel ensemble!
- Reste si tu veux, moé j'm'en va aux cartes.
- Je te suis, Joe.

Dix pas plus loin, Annie s'arrêtait pour examiner autre chose. Joe s'approcha d'elle, l'accrocha par un bras et la fit presque virevolter, la replaçant sur le chemin du bureau de tourisme.

Le jeune dame qui y travaillait semblait avoir de la difficulté à bien comprendre la demande de Joe.
- Veux-tu des cartes du parc national ou une brochure sur les terrains de camping de la région des Laurentides? Il faudrait que tu sois un peu plus précis.
- Cé clair. J'veux des cartes du parc national, dit Joe en soupirant.
- Ça va pour cela. Mais je te fais remarquer que ce sont cartes topographiques.
- Ça veux-tu dire qu'un scout y é capable de lire ça? On sentait que Joe commençait à perdre patience.
- En effet, un bon scout qui a suivi des cours d'orientation est en mesure de repérer sur la carte les points cardinaux et ...
- Ça marche. Bob, c't'un bon scout, ça va être correct, coupa Joe. Maintenant, j'ai besoin d'une place pour camper proche de là. Tu sais un camping chromé!
- Pardon?
- Un camping familial, reprit Annie qui se retenait pour ne pas rire.
- Je peux vous offrir un dépliant sur l'ensemble des services récréo-touristiques de la région des Laurentides. Vous pourrez certainement découvrir de petits coins charmants où vous installer.
- Organisé avec tout cé qui faut pour avoir rien d'autre à faire que faire c'qui a à faire, s'emmêlait un Joe pour qui cette rencontre commençait à s'éterniser.
- Comme tu le dis si bien.

Annie était pliée en deux de le voir se démêler avec toutes les informations que la jeune dame ne cessait pas de lui fournir.
- Merci et salut, finalisa Joe.
- Pardon, jeune homme. Les documents vous coûteront 10$, enchaîna la dame.
- Comment 10 piasses, pour juste deux p'tits livres qu'on lira même pas jusqu'au boutte.

Annie pleurait. Son compagnon devenait rouge, bouillant de rage. Il s'apprêtait à tout remettre sur le comptoir du kiosque quand sa compagne tendit un billet de 10$ et le prit par le bras.
- Allons-y.
-Pas d'problème avec le cash?
- Même que je t'invite à dîner au restaurant. Il y en a un bon juste à côté du Zeller's.
- Non, cé pas vra que tu vas m'amener manger des fruits de mer. J'aime autant manger mes bas, ça sent pareil, répondit Joe qui se dégagea de la main d'Annie. De toute façon, j'n'ai assez mangé quand j'étais petit.
- McDonald's?
- Hé man! Là tu parles. Moé, j'ai pas une cenne, j'ai laissé mon cash dans ma chambre.

Les deux sortirent du centre d'achat par la même porte qu'ils avaient empruntée pour y venir et se dirigèrent vers le restaurant. La pluie semblait s'être un peu apaisée.



Chapitre 17


Les camelots venaient tout juste d'achever leur distribution et entraient chez Mario, dans cette maison vide située à côté de chez Rock. Celui-ci téléphona à sa mère pour lui indiquer qu'il dînait chez son ami. Il en profita pour appeler Bob afin de lui dire qu'ils verraient à trouver la tente qui manque:
- Les Villeneuve, avait dit Mario, vont nous prêter la leur, j'en suis certain. Tu sais, celle qu'ils montent sur la terrasse derrière chez eux et qui y reste tout l'été.

Alors que chacun des membres de la gang achevait son petit bout d'organisation, la journée passait et la pluie, doucement, s'arrêta. Joe, revenu chez lui, avait laissé à Annie les documents qu'elle remit à Bob. Il y découvrit un terrain de camping super bien organisé à 50 kilomètres de l'entrée du parc national. Le terrain portait un nom de prédilection: LE DOMAINE DU RÊVE. En partant de Rodon Pond vers 7 heures du matin, Bob prévoyait que les Six se pointeraient le nez au terrain à 10 heures.

Les deux associés firent le tour de leurs bagages; Mario ne pu s'empêcher de demander à Rock pourquoi il apportait avec lui, une bouteille de parfum. Il n'eut pas de réponse car pour une cinquième fois la mère de Rock téléphona, vérifiant si tout allait bien et surtout pour annoncer à son fils que Brigitte venait à la maison passer la fin de semaine de la Saint Jean-Baptiste. Dans la voix de madame Béliveau, Rock sentit qu'elle aurait souhaité qu'il modifie ses plans, surtout que sa soeur ne venait pas souvent à Rodon Pond puisqu'elle étudiait dans une université américaine douze mois par année. Rock ne réagit pas.

Pendant ce temps-là, les deux soeurs Poulin bouclaient les sacs à dos avec l'aide de Bob. Ils en auront un chacun et le quatrième, que portera Joe, sera rempli du matériel essentiel au camp sauvage. Voyant les bagages, Bob demanda à son père un coup de main et ils installèrent la remorque à la camionnette. Après souper, le plus important était fait.

La gang aurait souhaité se réunir comme d'habitude, au parc. La pluie de la journée et surtout le fait qu'ils devaient partir tôt le lendemain matin, il fut convenu de ne pas s'y rendre et de se coucher tôt. À part Mario, le couche-tard, à 9 heures tout le monde était au lit... Sauf Joe, encore écrasé devant la télévision, les deux pieds sur son sac de vidange vert qui lui servira de sac à dos. Il ne lui restera qu'à y mettre son sac de couchage, celui de sa chambre, et le tour sera joué. Un instant, il songea à ce qu'il aura l'air avec son bel uniforme militaire... mais, ça sera pour demain.

Caro tremblait un peu tout en fixant la poignée de la porte de sa chambre. Elle s'endormira bien après Annie qui aurait aimé fumer une dernière cigarette avant de s'étendre.

Bob, le chef, se disait en lui-même que tout était prêt et que si tous et chacun avaient bien suivi ses ordres, rien ne devrait manquer. La météo annonçait des nuages pour le lendemain avec un dégagement en fin d'après-midi, du beau temps par la suite.

Ce fut, pour les Six, leur dernière nuit en ville, en toute tranquillité.


Chapitre 18

- C'est quoi l'idée, Joe, d'arriver juste avec un grand sac vert? demanda Mario.
- Un grand sac de poubelle, monsieur Ti-Cote, répondit Joe qui avait encore les yeux pochés.
- Tu vas me changer ça tout de suite.
- Tu changeras rien icitte mon Mario, continua Joe tenant son sac comme s'il s'agissait d'un trésor.
- Ça commence bien une semaine de vacances, coupa Bob en sortant de la maison les bras chargés.

Il faisait une journée plutôt moyenne. On sentait encore dans le vent que la pluie venait de partir sans être encore bien loin. Les nuages, à l'occasion, laissaient paraître de fragiles rayons de soleil mais ce n'était pas encore le temps pour se faire griller comme le dit Annie en courant de la camionnette à la maison, refaisant le même trrajet par l'allée centrale.

Ce jeudi matin, 7 heures, ce jeudi matin était tout à fait spécial surtout à cause du fait que Joe n'était pas en retard et Mario, de mauvaise humeur. Jeudi du départ. Monsieur et madame Poulin plaçaient le matériel sur le trottoir après avoir vérifié la remorque à la camionnette.

- Il me semble qu'il y a beaucoup de matériel pour une semaine, s'inquiéta madame Poulin qui ne cessait de surveiller du côté de Joe, «poqué» comme jamais. Elle l'examinait sous toutes ses coutures; ce n'est pas tellement son jean usé aux genoux et son t-shirt, jadis, blanc qui lui paraissaient suspects comme son grand sac vert qu'il reluquait continuellement comme s'il contenait on ne sait trop quoi de spécial. Se voyant épié, Joe lança son kangourou vers le sac et chercha quelque chose à faire sauf de faire réagir tout le monde. Il cherchait Caro mais ne le vit pas.

Monsieur Poulin acheva son tour de la camionnette et voulut commencer à placer les choses mais Bob l'arrêta:
- On attend Rock pour l'inspection. Nous placerons par la suite. Bob avait les yeux tournés vers le fond de la rue souhaitant y voir arriver le plus petit de la gang, certainement accompagné de sa mère.
- Sa mère a pas fini d'y dire tout c'qui faudra qui fasse asteurre qu'à sera pas là, rit Joe.
- Fallait qu'il s'arrête chez les Villeneuve, prendre la tente, expliqua Mario.

Ce fut à ce moment-là que Caro sortit de la maison, un cabaret rempli de verres de jus d'orange dans les mains. Elle en offrit à chacun; Annie en prit un deuxième qu'elle tendit à Joe qui s'écrasa sur la pelouse mouillée s'allumant une cigarette sous le regard scandalisé de madame Poulin. Le grand se demandait si les parents Poulin étaeint au courant du fait qu'Annie fumait comme une cheminée mais pour ne pas envenimer les choses, il s'occupa à fumer sans déranger personne. Encore moins Caro dont le père venait tout juste de lui demander d'entrer avec lui dans la maison.

Caro, embarassée par son cabaret sur lequel trois verres suintaient, chercha un regard qui pourrait l'aider et s'arrêta sur les yeux de Joe. Yeux que l'on croirait sans vie, comme remplis de fumée ou de toute autre chose difficile à identifier.

Monsieur Poulin était déjà à l'intérieur quand sa fille le suivit. Joe remarqua le départ des deux Poulin et dans son cerveau, longtemps étouffé par de la fumée autre que celle de la cigarette, des images se collaient les unes aux autres: une fenêtre de sous-sol... une lueur écrasée sur la pelouse du soir provenant de la fenêtre ... des personnes presque collées l'une sur l'autre... Il se leva. Entrant dans la maison sans demander la permission, il se dirigea directement vers la cuisine où le père et la fille lui semblèrent en pleine discussion, en fait pour Joe ça ressemblait à un momologue...

- Je m'excuse mais y faudra que j'téléphone, dit Joe fixant Caro droit dans les yeux, comme pour vérifier le sens des images qui défilaient dans sa tête.
- Vas-y, dit monsieur Poulin qui quitta la cuisine pour retourner dehors, après un profond soupir.
- À qui dois-tu téléphoner, demanda Caro d'une voix soulagée.
- À Rock, y nous retarde, répondit Joe, la regardant comme jamais il ne le fit auparavant.
Caro lui renvoya son regard et se sauva dans sa chambre. Elle ramassa toutes ses choses et ressortit son journal intime toujours caché sous le matelas.

Alors que Joe revint, Rock était déjà là, sa mère lui donnant ses dernières recommandations. Les yeux du plus petit de la gang allaient de l'un à l'autre et tous remarquaient à quel point il n'était pas à l'aise. Le problème c'est qu'il n'était pas bien quand sa mère était là et pas bien non plus quand elle n'y était pas... C'était devenu comme une habitude; chacun de ses gestes, chacune de ses paroles, tout ce qu'il faisait passait par l'approbation de sa mère, l'opinion de sa mère. Une seconde nature!

Pauvre Rock, sa mère l'avait habillé en neuf pour son camping. Ce qu'il portait semblait faire mourir de rire un Joe qui s'efforçait de ne plus le regarder. Un pantalon de jogging, trop long et d'une couleur si voyante que Joe ne put s'empêcher de dire:
- Pas danger qu'on te parde avec des culottes vartes d'même.
- De la même couleur que ton sac, lui lança Mario à la défense de son associé.

Madame Béliveau embrassa son garçon sous les yeux gênés des autres puis remonta promptement dans sa petite voiture afin qu'on ne la vit pas pleurer.

- Inspection, cria Bob qui s'approchait du matériel, y jetant un coup d'oeil connaisseur.
- Oui, mon colonel. Moé, cé pas compliqué, dit Joe, toute est dans mon sac à poubelle. Pis toute est totodégradabe... à part le gars.

D'entendre Joe s'essayant de prononcer un mot aussi long et aussi compliqué...les autres se regardèrent, envahis par la surprise et le goût de pouffer de rire.

- Interdit de regarder dedans, au risque de mourir...

Le chien du voisin hurla. Annie dit qu'elle était tannée de l'entendre, qu'on devrait faire une plainte à la ville mais passa à autre chose voyant qu'elle avait oublié son baladeur.
- Il faut que j'arrête au centre d'achat, dit-elle.
- Oh! non, pas encore. On é là pour la s'maine, reprit Joe qui venait de se rallumer une cigarette remarquant qu'Annie ne fumait pas en présence de ses parents.
- La cassettte de «La légende de Jimmy» vient juste de sortir et je veux me l'acheter.
- Moé, les chansons en frança, ça m'tombe su les nerfs, continua Joe qui semblait reprendre un peu de vigueur.
- Aimes-tu mieux l'opéra, demanda Rock avec le plus grand sérieux du monde.
- L'opéra? Oh! oui, cé ça. En plein ça.... l'opéra. Y a rien comme l'opéra pour pas m'tomber sur les nerfs. J'te l'dis tu suite Béliveau, mets une toune d'opéra pis tu manges ta tente.
- On mangera rien ici mon Belleau, comme tu dis, reprit Mario avec un sourire éclatant dans la figure.

Bob commença l'inspection avec un grand souci. Muni de son petit carnet dans lequel tout se retrouvait inscrit, il passa en revue, vérifia chacune des choses une après l'autre avec une précision quasi militaire.

Madame Poulin annonça qu'elle était prête, qu'une fois l'inspection terminée, on pouvait démarrer. Monsieur Poulin s'approcha de Bob et Annie, les embrassa en leur souhaitant un bon camp. Passant près de son père, Caru fut retenue par le bras. Elle reçut un baiser sur chaque joue. Derrière elle, Joe lança:
- Ça fa les mamours, on dégage. Il poussa Caro vers la camionnette. Elle s'assit devant, à côté de sa mère.

Il y avait de la place pour sept. Joe se précipita et s'installa dans le fond sans s'apercevoir que d'où il était, madame Poulin avait le privilège d'avoir sa figure dans le rétroviseur. Tout au long du voyage, elle ne le lâchera pas un instant du regard surtout qu'Annie avait bien manoeuvré afin de s'asseoir à côté de lui. Bob et Mario, l'un près de l'autre, s'entendirent pour profiter du trajet afin d'examiner leurs cartes, ce qu'ils n'avaient pu faire la veille. Rock, seul, se retrouva sur la deuxième banquette. Il espérait que l'on ne passerait pas devant chez lui...

Ils quittèrent rapidement Rodon Pond, une petite ville située à environ 50 kilomètres sur la rive sud de Montréal, reconnue pour ses espaces verts et ses terrains vagues. Certainement que cette réputation incita les Poulin à s'y installer, il y a presqu'un an maintenant. Le quartier où la gang provenait était, de plus, reconnu comme étant celui qui comptait le maximum de rues donnant sur le parc. Mais c'était vers un tout autre parc que les Six se dirigeaient.

Plus on roulait, plus madame Poulin dévisageait Joe. Plus on roulait, plus Annie se rapprochait de lui. Plus on roulait, plus les nuages semblaient quitter le ciel laissant poindre un soleil qui annonçait la chaleur.

- La piscine est-elle ouverte au Domaine du Rêve, s'enquit Annie.
- De l'ouverture à la fermeture de la saison, répondit rapidement Bob démontrant ainsi à sa mère qu'il était bien au courant du système en vigueur sur ce terrain.



Ils traversèrent le tunnel Hyppolite-Lafontaine, se retrouvèrent sur le boulevard Métropolitain puis ce fut l'autoroute des Laurentides. Joe, à travers la fenêtre, avait examiné cette grande ville de Montréal qui l'attirait tellement, l'envoûtait. Ses yeux n'étaient pas sassez grands pour tout voir.
- T'aimes ça les grandes villes? demanda Annie.
- Tu sé pas cé quoi mon rêve? Disant celà, Joe s'assura que madame Poulin l'écoute bien. Ça serait de pouvoir vivre l'heure de pointe de toutes les grandes villes du monde: Montréal, New York, Londres, Paris, San Francisco. Voir tout c'te monde en même temps qui essaye de traverser la rue, les autos qui foncent, les lumières qui s'allument, qui s'éteignent. Ça doit être capotant!
- En tout cas, Joe, c'est pas ce que tu vas voir cette semaine, dit Mario, le ramenant vite sans la réalité.
- On peut ben rêver.
- Tu rêves jamais toi, Ti-Cote? l'apostropha Annie encore sous le choc des paroles de Joe et avait tellement hâte d'arriver pour fumer.


Joe aussi et commençait à souhaiter un petit arrêt:
- T'as pas envie d'un p'tit pipi mon Rock?
- On s'arrêtera à Laval pour se dégourdir les jambes, dit madame Poulin.
- Excellente idée, dit Caro dont c'était les premières manifestations de sa présence depuis le départ de Rodon Pond.

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