mercredi 23 novembre 2005

Le quarante-troisième saut de crapaud

...la suite...
Notre grand-père ne saurait dire avec précision qui, quand et comment on retrouva cette lettre enfouie dans le fond d’une bouteille de scotch, mais qu’elle ait été retrouvée sur la pierre tombale du père de Constant John, dans le cimetière de l’Anse-au-Griffon, cela lui revenait à la mémoire aussi clairement que la suite des choses.

La disparition du maréchal-ferrant remontait à plus d’une semaine, déjà. Émile se faisait une responsabilité personnelle d’envoyer son livreur tourner autour de la maison vide de Constant John. À chaque fois, il revenait bredouille. C’est à ce moment que le maire Léo prit une décision. Cela ne lui ressemblait pas beaucoup et encore aujourd’hui, dans le village, on croit dur comme fer que les ordres lui seraient parvenus de monsieur le curé. Il se rendit lui-même à Rivière-au-Renard, rencontra l’agent de police et lorsqu’il revint, on lui annonça qu’une lettre, sans doute écrite de la main du forgeron John, plongée dans un flacon de boisson, abandonnée au cimetière puis retrouvée par on ne sait trop qui, avait été déposée sur le balcon du presbytère.

Dire à quel niveau de passion cette histoire de lettre amena la collectivité relève de l’euphémisme. Les querelles entre le curé catholique de la paroisse et le pasteur Montgommerey, le vieux pasteur anglican d’origine écossaise, datent de si loin et risquèrent parfois de dégénérer en luttes ecclésiastiques si intenses qu’en maintes occasions il fallut l’intervention de l’évêque de Gaspé pour régler un contentieux que l’on croyait réglé mais qui au fond, et cela de part et d’autre, s’alimentait à l’arrivée d’un nouveau conflit, parfois banal.

Constant John, écossais de naissance et anglican de croyance, ne pratiquait pas. Tout à fait l’inverse de ses ancêtres qui furent à l’origine de l’implantation d’une communauté religieuse, d’abord mal reçue, s’intégrant tout doucement et finalement acceptée par les catholiques de l’endroit qui ne cessèrent de prétendre qu’en plus d’être les premiers arrivants, ils formaient un groupe majoritaire. Mais le débat le plus dévastateur fut sans aucun doute celui entourant l’érection d’une chapelle anglicane. On avait finalement, avec le temps et surtout à cause de la ténacité des Écossais, consenti à ce qu’elle soit érigée, en autant qu’elle soit située entre deux villages, ceux de l’Anse-au-Griffon et Cap-des-Rosiers. Pas question qu’une paroisse anglicane soit associée à un village. Par la suite, la question du cimetière déchira littéralement les gens de cette époque. C’est par esprit œcuménique et, c’est ce que l’on croit encore aujourd’hui, dû au fait que le pasteur anglican proposa de payer toutes les dépenses encourues pour l’entretien du cimetière, qu’une partie de celui-ci aurait été concédé aux anglicans.

Alors, pourquoi cette fameuse lettre se retrouva-t-elle au balcon catholique du curé et non sur le bureau anglican du pasteur? La curiosité des villageois se porta longtemps sur l’origine du porteur davantage que sur son contenu. Qu’allait faire monsieur le curé avec ce cadeau empoisonné? Certains dirent que cela alimenta la jasette encore plus que le troisième secret de Fatima.

Émile, mis au courant de ce qui assurément allait réenclencher les hostilités, fit les premiers pas. Il décida de rendre visite au curé, lui demander s’il avait déjà lu la missive, et lui suggérer une rencontre au sommet avec le pasteur écossais afin que tous les deux, seuls et sur un terrain neutre, prennent connaissance du message et agissent selon leur conscience. Dans sa grande sagesse, le marchand général insista sur le fait que toute cette histoire puisse demeurer secret de confessionnal, en autant que pour les anglicans cette pratique fut la même.

Les représentations du marchand général acceptées, les deux hommes d’église s’entendirent que la bouteille dans laquelle, croyait-on, se retrouvait la réponse au mystère entourant la disparition de Constant John, eh! bien cette fameuse bouteille serait brisée dans le cimetière commun, tout juste aux pieds du lot de la famille écossaise. Seulement eux participeraient à cette lecture. Ça ne se ferait pas un dimanche, le curé y tenait obstinément et cela lui fut accordé. Le rendez-vous aurait lieu, lundi matin, le lendemain de la fête des morts.

Notre grand-père ne saurait dire avec précision dans quelle atmosphère se tint la rencontre, mais il se rappelle que le temps était au vent et à la pluie. Que les deux prévôts prirent plusieurs instants à arpenter les allées du cimetière. Qu’ils ne se donnèrent pas la main. Que le curé de la paroisse catholique, ayant apporté ladite bouteille, ne jubilait pas de cette prérogative et, une fois arrivé au tombeau des John, dans un geste que si souvent il voulait théâtral, la remit au pasteur Montgommerey et prit une distance symbolique.

Celui-ci, un homme pragmatique et expéditif, cassa tout simplement le flacon, récupéra la feuille qui déjà exhalait une odeur de scotch, feuillet plus qu’autre chose qui avait pris la couleur rouille de l’alcool. Il se retira de quelques pas. Lut. Rien dans sa physionomie ne laissa transparaître une émotion ou quelque autre sentiment. Il remit la missive au curé. Qui la lut. Et quitta immédiatement l’endroit sans salutations, laissant choir le document aux pieds de l’anglican.

- Il existe des mystères dont il aurait mieux fallu qu’ils le demeurent, dit le pasteur, récupérant le papier, se signant et quitta le cimetière.

Au loin, se frayant difficilement un chemin entre les arbres, le cri lugubre d’un coyote glaça un homme qui courbait la tête à une stèle humide.

…à suivre…

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